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 Abbé Henri Brémond, s.j.

de l'Académie française.
 (1865-1933)

Histoire Littéraire du Sentiment Religieux en France depuis la Fin des Guerres de Religion jusqu'à nos Jours
Tome 8


tome 8 La Métaphysique des saints
 

 
 
 
 

1968

LIBRAIRIE ARMAND COLIN

103 boulevard Saint-Michel. Paris. Ve

 

La première édition de cet ouvrage a été publiée en 1928 par la Librairie Bloud et Gay

 
 
 
 

Nihil obstat :

Parisiis, die 2e julii 1928

Visitationis B. Mariæ Virginis Festivate

L. LABAUCHE

lmprimatur

Lutetiæ Parisiorum, die 8e julii 1928

V. DUPIN, vic. gen.

 
 

TROISIÈME PARTIE
LA GRANDE SYNTHÈSE. - CHARDON ET PINY

 
 
 

S'il faut en croire l'éminent historien des Maîtres généraux des Frères Prêcheurs, le R. P. Mortier, les spirituels dominicains du XVIIe siècle français, différents en cela des salésiens, des bérulliens, des jésuites, n'auraient eu « rien à créer ». Leur « mystique familiale datait de plus loin et son origine ancienne lui donnait un caractère si profondément personnel, si prenant pour les âmes, qu'elle n'avait qu'à continuer son oeuvre » (1). Qu'appelle-t-il donc créer? Pense-t-il que, dans l'ordre spéculatif, une création première se continue autrement que par de nouvelles créations. Tauler, Suso n'auraient-ils donc fait que répéter saint Thomas; Chardon et Piny que répéter Tauler et Suso, condamnés les uns et les autres à ne tirer de leur trésor que « l'ancien »? Pour moi, au contraire, plus royaliste que le roi, je ne connais pas, dans toute la littérature religieuse du XVIIe siècle, deux génies plus créateurs que ces deux derniers. Dans le détail de l'analyse morale et dans les technicités de la mystique, plusieurs les égalent ou les dépassent. Mais justement leur singularité à tous deux, leur excellence est de ne pas s'arrêter au détail, si beau soit-il, d'aller droit au fond des choses, aux principes premiers de toute la spiritualité chrétienne, Chardon s'arrêtant de préférence au ressort divin, Piny au ressort humain de la prière ; le premier, à la présence de Dieu en nous, le second, à la fine pointe de la volonté, par où l'âme s'approprie cette présence. Le texte original du chef-d'oeuvre de Chardon - La Croix

 

(1) Histoire des Maîtres généraux de l’Ordre des Frères Prêcheurs, Paris, 1914, VII, p. 285.

 

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de Jésus où les plus belles vérités de la Théologie mystique et de la grâce sanctifiante sont établies - publié en 1647, et aujourd'hui rarissime, ne s'est offert à mon avidité qu'il y a peu de mois, lorsque je rassemblais les matériaux du présent volume. Comme je me félicite d'avoir ignoré longtemps, ou négligé - je ne sais plus - l' « édition nouvelle revue», qu'en a donnée, en 1895, le R. P. Bourgeois (1). Aurais-je eu le flair de soupçonner, sous l'élégance conventionnelle de ce texte remanié, la splendeur native du sublime chardonien? Il ne parait pas d'ailleurs que cette publication, destinée aux personnes dévotes, ait beaucoup ému les connaisseurs, je veux dire les théologiens et les philosophes. En 1913, lorsque j'achevais d'arrêter le plan, fatalement provisoire, de cette Histoire littéraire, confus de n'avoir rencontré jusque-là, dans mes fouilles, qu'un très petit nombre de spirituels dominicains, j'allai confier ma peine à l'archiviste général des Frères Prêcheurs, qui se trouvait alors au collège Angélique de Rome : « Nos mystiques français, me répondit-il, presque à brûle-pourpoint? Eh ! tous nos théologiens! - Sans doute, sans doute, mais n'oubliez pas, je vous prie, que je suis brouillé avec le latin. Et puis, ne pensez-vous pas que théologie et spiritualité, cela fait deux?» Il sourit mystérieusement et, venant au fait, il me livra quelques noms : Piny, Billecocq, Massoulié, qui m'étaient déjà familiers. Chardon aussi, peut-être, mais assurément sans le moindre signe de ferveur, sans rien qui fût de nature à me faire venir, comme on dit, l'eau à la bouche ou le rouge au front. A sa place, j'aurais pris feu : « Comment vous

 

(1) La modernité de cette édition éclate, dès le titre, d'ailleurs très heureux: La Croix de Jésus, ou les divines affinités de la grâce et de la croix. A merveille, mais cela, c'est dans la préface qu'il fallait le dire. J'ai essayé de comparer les deux textes, et j'avoue ne pas comprendre la nécessité de la plupart des corrections. « Débonnaire », par exemple, est-il donc si peu intelligible, ou si laid, qu'il faille le remplacer par « bon » ? Ainsi, plus ou moins, presque à chaque phrase. Comment le Révérend père n'a-t-il pas compris que ces mille retouches de grammaire ou de style, ne rendraient pas accessible au premier venu la haute métaphysique du livre? C'est par l'intermédiaire des doctes, directeurs ou prédicateurs, que de telles oeuvres doivent être proposées aux simples fidèles.

 

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vous mêlez de raconter l'histoire spirituelle du XVIIe siècle, et vous ignorez Chardon ! - Non, rien de semblable, et pour la simple raison qu'il l'ignorait comme moi ; il avait bien dans ses fiches les deux petits volumes de la « nouvelle édition revue », mais comme un lettré a dans les siennes le nom d'Empis ou de Campenon. J'avais recueilli, en furetant parmi les nobles colonnes de Quétif, une douzaine de noms ; vieux livres dominicains de 16oo à 167o, dont les titres m'avaient paru prometteurs, et qu'il m'avait été impossible de trouver dans les bibliothèques de France. Rome abonde en livres dévots de l'ancien temps. Ces égarés, aurais-je la joie de les rencontrer au collège Angélique ou à la splendide Casanatensienne? L'aimable archiviste voulut bien se mettre de son côté en campagne, mais sans plus de succès que moi, tant qu'enfin je dus quitter Rome, aussi pauvre en Frères Prêcheurs que j'y étais venu, riche seulement d'un beau portrait du fameux général de l'Ordre, le P. Antonin Bremond, Provençal, de qui, sans rien affirmer, j'avais laissé croire à l'archiviste que j'étais l'arrière-neveu.

A quelque temps de là, le R. P. Mortier ayant publié le tome VII de son Histoire des Maîtres généraux de l’Ordre des Frères Prêcheurs, une nouvelle espérance vint me sourire, mais pour s'évanouir aussi vite. Il y a bien, en effet, dans ce volume, tout un chapitre sur la mystique dominicaine, ou, comme dit l'auteur, sur « l'ascétisme dominicain» du XVIIe siècle, mais bien décevant. Six noms en tout et pour tout, et il n'est parlé un peu longuement que de nies trois vieilles connaissances, Massoulié, Piny, Billecocq. Certes je ne pouvais m'attendre à trouver ma besogne toute préparée, dans un ouvrage qui embrasse l'histoire entière de l'Ordre depuis saint Dominique jusqu'à 19o4. Mais enfin j'étais déçu. Chose qui ne me frappait pas alors, mais qui aujourd'hui nie paraît invraisemblable, cet historien, vivant, chaleureux, spirituel au sens le moins pacifique de ce mot, et presque toujours passionné - ce qui, sous ma plume n'est pas un reproche - devient quasi de glace à la

 

 

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rencontre du P. Chardon. Quelques lignes indifférentes, et comme par manière d'acquit. Hier, l'archiviste général, maintenant l'historien de l'Ordre, les dominicains auraient-ils fait voeu de tenir sous le boisseau une telle gloire (1)? Et puis, quel renversement des valeurs, et, si j'ose dire, quelle injustice ! Six longues pages au P. Massoulié, trois au P. Piny, un court paragraphe au P. Chardon !

J'admire le P. Massoulié, mais enfin, de ce vulgarisateur éminent au P. Chardon, la distance est pour le moins aussi longue que de Bourdaloue à Bossuet. Piny est tout à fait grand, mais difficultueux, rustique, diffus. Ni les cornes de Moïse, ni le charbon ardent, ni l'incessu patuit. Chardon, au contraire ; vous pouvez l'ouvrir au hasard des pages, s'il ne vous fascine pas du coup, c'est que vous êtes brouillé de naissance avec les deux augustes jumelles, la Métaphysique et la Poésie.

Je le répète, le R. P. Mortier n'aurait jamais achevé son oeuvre grandiose - et, pour nous tous, quel dommage! - s'il ne s'était pas solidement cuirassé contre la tentation de lire Chardon, Piny et les autres. Mais alors, par quel miracle de divination, arrive-t-il à reconstituer une école dominicaine du XVIIe siècle, et à. opposer le bloc de ces différents maîtres aux autres écoles spirituelles de ce temps-là? Suffit-il à cette fin qu'ils aient tous robe blanche et manteau noir? Non, j'imagine, puisque à les regarder passer dans la rue, le P. Surin ne se distingue pas de tel autre jésuite, qui fronce les sourcils au seul nom de mystique. S'il arrive qu'on se querelle à la Maison professe, pourquoi s'embrasserait-on nécessairement, du matin au soir, dans le «Grand Couvent» de la rue Saint-Jacques? Mais non, répondrait le P. Mortier,

 

(1) Le P. Mortier nomme Lequieu, Chesnois, Chardon, Massoulié, Piny, Billecocq. Aux deux premiers, il ne semble pas attacher beaucoup d'importance. Pour moi, sur la foi de quelques titres, et de ce que nous apprend, d'ailleurs, l'histoire de la réforme dominicaine, je crois qu il y aurait à chercher de ce côté-là. Si je ne l'ai fait, c'est que je n'ai pu me procurer encore les textes originaux. Je ne sais pourquoi le P. Mortier ne mentionne même pas un spirituel de cette époque, pour qui j'ai beaucoup d'amitié, quoique de second rang, le P. Rousseau.

 

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cette école unique, ce bloc, c'est l'unanimité doctrinale de tous ces maîtres qui le forme, leur oeuvre spirituelle à tous reposant « sur les principes solidement établis de la doctrine thomiste » (1). Notre ascétisme, en effet, « est avant tout doctrinal (2). Il procède de la doctrine thomiste » (3). Chardon comme Piny, Massoulié comme Billecocq, ils veulent unanimement que « toute science mystique ait pour fondement la doctrine de saint Thomas » (4).

On reconnaît la réponse qui déjà m'avait suffoqué dans la cellule du Père archiviste. J'étais venu demander des mystiques ; on m'offrait des théologiens. Au lieu de m'ouvrir le jardin céleste, dont les échos sans nombre redisent tous un seul et même cantique, on me renvoyait à ces classes accablantes, qui avaient tant exaspéré ma peu subtile jeunesse. Sahara, dont les sables ardents me brûlaient encore la gorge . Prémotion physique ou science moyenne, Barrès ou Molina, au lieu de ce Chardon que je pressentais, que j'appelais avant de le connaître, mystique pur de qui j'étais sûr d'avance qu'il ne se battrait pas avec mes amis de l'école Lallemant ! N'avais-je donc fait qu'un beau rêve, quand je me proposais de raconter, dans mes gros volumes, l'histoire même de la communion des saints ici-bas (5) ?

 

(1) Histoire, VII, p. 263.

(2) Cette formule parait plus vive que limpide. Le moyen, en effet, d'imaginer un ascétisme - c'est-à-dire une doctrine spirituelle - qui ne soit pas doctrinal, qui ne suppose ou ne traduise une philosophie quelconque, ne serait-ce que la philosophie de l'Évangile ou de Cassien, ou de Grégoire, ou de François de Sales. Ah ! si « doctrinal », ici, voulait dire « spéculatif », si l'on se bornait à nous proposer comme un des traits distinctifs des spirituels dominicains une tendance plus immédiatement philosophique, plus de goût pour la contemplation des principes premiers que pour l'observation des cas individuels, rien de mieux. C'est par là qu'un Chardon m'enchante d'abord, comme, de leur côté, nombre de jésuites, meilleurs cliniciens que philosophes, nous enchantent d'abord par la pénétration de leurs analyses morales. On amorcerait ainsi entre les deux Ordres un parallèle intéressant.

(3) Histoire, VII, p. 234.

(4) Histoire, VII, p. 263.

(5) Sur la pensée que je prête au P. Mortier aucun doute n'est possible. Lisez plutôt les dernières lignes de ce chapitre : « Ce rapide coup d'oeil sur l'activité spirituelle des Frères Prêcheurs à cette époque... suffit à établir que la mystique dominicaine resta traditionnelle, et continua, malgré les clameurs des adversaires du thomisme, à être étroitement liée à cette doctrine. Cette union fait, du reste, sou originalité et sa force. » Ib., p. 268. Jamais de « clameurs » que je sache, contre la doctrine de saint Thomas sur la grâce sanctifiante, Ies dons, etc..., etc..., doctrine qui me paraît être le vrai fondement de la mystique dominicaine.

 

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Par bonheur, il n'y a là, me semble-t-il, qu'une confusion, et facile à dissiper. Quelle est, en effet, dans la pensée du R. P. Mortier, cette « doctrine de saint Thomas », sur quoi se fonderait « toute science mystique »? C'est bonnement le thomisme, au sens restreint de ce mot, à savoir, comme on ne nous le laisse pas deviner, « la doctrine de la prémotion physique, tant dans l'ordre naturel que dans l'ordre surnaturel » (1). Or, s'il est bien certain que les trois grands spirituels dominicains du XVII° siècle, Chardon, Piny, Massoulié, professent le thomisme ainsi défini, on ne voit pas du tout qu'ils fassent de cette théologie particulière la pierre de voûte de leur enseignement mystique. Le plus entêté des molinistes peut s'approprier presque sans remords, -j'entends sans remords intellectuel - comme firent jadis les Hébreux les dépouilles de l'Égypte, s'approprier, dis-je, non pas certes les deux in-folio de Massoulié « A la louange de la grâce de Dieu », mais son Traité de la véritable oraison, ses Méditations, son Traité de l'amour de Dieu. Cela est encore plus vrai, s'il est possible, du P. Chardon.

Comment, tout un gros livre dominicain, de plus de six cents pages, sur les mystères de la vie intérieure, et pas une ligne contre les molinistes ! - Eh! répond le P. Chardon, si je laisse de côté nos chères disputes, c'est tout bonnement qu'elles ne touchent que de fort loin à l'unique sujet qui m'occupe, la métaphysique de la prière. Que je remonte dans ma chaire de dogme, et la science moyenne passera de rudes moments. Ici, que viendrait-elle faire, sinon tout confondre, sinon diviser ce que la nature même des choses a uni, la doctrine mystique de saint Thomas et celle de saint François de Sales ? - Neutralité chimérique, répond le P. Mortier. Vous oubliez, en effet, que, « dans la doctrine

 

(1) Histoire, p. 261.

 

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thomiste, c'est le culte de la grâce de Dieu qui domine tout ; c'est la grâce de Dieu qui est le plus glorifiée »(1). - Moi, Chardon, oublier la grâce! Mes six cents pages ne parlent que d'elle. Quand je disais que vous brouillez tout! Faut-il donc que je vous rappelle que ce mot « grâce » a deux sens, qu'il désigne deux réalités assez différentes ; d'un côté, le concours divin qui, d'une manière ou d'une autre, préside à la mise en marche de tous nos actes, et qu'on appelle en certains pays « prémotion physique » ; de l'autre, l'habitation de Dieu au plus intime de l'âme? D'un côté, la grâce actuelle, qui malheureusement nous divise, les molinistes et nous ; de l'autre, la grâce habituelle qui, bienheureusement, nous réconcilie. Entre les diverses théologies de la grâce actuelle, un théoricien de la mystique n'a pas à choisir. Le sujet même de ses recherches l'emprisonne, pour ainsi parler, dans la grâce habituelle, et c'est là, du reste, ce qu'affirme en deux mots le titre même de mon livre : La Croix de Jésus où les plus belles vérités de la Théologie mystique et de la grâce sanctifiante sont établies (2) ».

 

(1) Histoire, p. 261.

(2) Ai-je besoin d'ajouter qu'on n'entend pas insinuer par là qu'un mystique puisse se passer de la grâce actuelle, n'ait pas à la demander. Il s'agit ici uniquement de poursuivre une analyse métaphysique, de dégager les éléments essentiels de la prière. Pour que s'entretienne en nous la vie de la grâce - j'entends, après l'âge de raison-il est bien évident que des actes particuliers doivent intervenir; non moins évident qu'à chacun de ces actes le concours divin est nécessaire. Je dis simplement que ces activités préalables, objet formel de la théologie de la grâce actuelle, ne sont pas l'objet formel de la théologie mystique, celle-ci dardant sa curiosité sur l'union que toute prière noue, renouvelle, resserre entre Dieu et nous - et sur les modalités diverses de cette union. D'où il suit que la philosophie de la prière n'a pas à prendre parti, au moins directement, dans la controverse de Auxiliis. Il n'est pas question non plus de refuser à une théologie, quelle qu'elle soit, de la grâce actuelle, un caractère proprement religieux ; ou de les ranger toutes parmi les sciences de pure curiosité. Que, de lui-même, le système de la prénotion physique donne une couleur, un accent particulier à la vie religieuse de ceux qui le professent, cela encore me paraît évident. Cf. à ce sujet un beau chapitre du P. Clérissac : Les doctrines dominicaines de la grâce dans leur application pratique. (L'esprit de saint Dominique, Saint-Maximin, 1924, pp. 149-167.) Mais de ces particularités, si intéressantes qu'elles soient pour l'historien, le directeur, ou l'amateur d'âmes, la philosophie de la prière se désintéresse, puisqu'elles ne changent rien à l'essence même du fait religieux. Il est d'ailleurs remarquable que, dans les pages que je viens de rappeler, le P. Clérissac renvoie à la fin du chapitre, ce qu'il appelle un « troisième aspect » de la doctrine de la grâce, à savoir la théologie de la grâce actuelle.

 

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Avec cela, est-il vrai qu'à les considérer du seul point de vue qui intéresse l'histoire des écoles spirituelles, tous les thomistes du XVII° siècle se ressemblent comme des frères? Non, pas plus que les thomistes du siècle précédent - parmi lesquels un Melchior Cano, adversaire très décidé du mystique Louis de Grenade; pas plus que ne se ressemblent tous les spirituels molinistes : Bourdaloue, par exemple, et Guilloré. Entre celui-ci et celui-là, un fossé, plus ou moins large, que la science moyenne, qu'ils admettent l'un et l'autre, ne suffit pas à combler. Si vite oublié, le P. Chardon, qui publie son chef-d'oeuvre en 1647, a-t-il été approuvé sans réserves par l'ensemble de ses frères? Son livre, très impersonnel, nous renseigne mal sur ce point. Voici néanmoins de lui une page saisissante, qui entr'ouvre la porte des conjectures. Tout conspire, aujourd'hui, écrit-il, à « l'entière désolation » du mystique.

 

Cette tragédie ne finira point que les hommes les plus savants, les plus religieux et les plus dévots.... ne fassent de grands mépris de sa condition désastreuse. Elle passe pour fable dedans les meilleurs compagnies,

 

et même, peut-être, au grand couvent de la rue Saint-Jacques;

 

les Assemblées plus discrètes font des censures pleines de sévérité de son état. Les écoles de doctrine ne voient rien de semblable d'abord parmi leur théologie, où ils veulent, avec trop de raison,

 

c'est-à-dire, je crois, avec une pointe de rationalisme, antimystique,

 

que l'on prenne la règle des opérations mystiques et des passions anagogiques.

 

Il est difficile de croire que cette critique ne vise que les molinistes.

 

Les juges de conscience, et les arbitres de la religion trouvent assez de présomptions pour la citer (cette personne soupçonnée de mysticisme) devant leurs tribunaux, pour ordonner des

 

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informations, des enquêtes et des examens de sa vie. On la contraint de prêter interrogatoire sur des faits qu'elle n'entend pas. Les prélats n'en veulent pas ouïr parler ; les plus spirituels la quittent; on lui change ses directeurs, on lui ôte sou confesseur... ; on lui donne des mouchards, qui observent exactement tous ses mouvements, et quelquefois on la jette dedans des prisons obscures.

 

Quel que soit le nom des personnages qu'il évoque, c'est là un document capital pour l'histoire de la mystique. 1647, on n'a donc pas attendu la fin du siècle, pour donner la chasse au « petit troupeau » ; on n'a pas attendu davantage l'apologiste de Fénelon, pour s'indigner des iniquités que boivent comme de l'eau les ennemis des mystiques.

 

Alors, la calomnie, suivie de ses assistantes pernicieuses, se sert de l'occasion présente. Car, rencontrant des esprits disposés à ses impostures, elle glisse quantité de faux bruits, dans lesquels la conscience des plus dévots se trouve surprise. On la fait passer pour personne adonnée aux excès de boire et de manger, ou abandonnée aux insolences des lubricités et des voluptés charnelles. Les visites du Ciel sont prises pour des conversations suspectes et scandaleuses, et sa familiarité avec les saints, pour un commerce avec l'enfer. Tout ce que l'esprit humain ne peut comprendre est censuré de sorcellerie et de magie (1).

L'on croit que ses austérités extérieures sont autant de prétextes propres à couvrir les actions débordées qu'elle fait en secret : ses jeûnes et ses mortifications, des subtilités adrettes pour prévenir dedans l'esprit des hommes, le soupçon de ses ordures en cachette. Ceux-là paraissent d'être les plus modérés, qui se contentent d'en faire des risées, et les plus sages se contenteront d'attribuer à une mélancolie plus que noire, la cause de tous les accidents qui la tourmentent, et en un mot que tout son jeu n'est que folie.

De manière qu'étant harassée et lassée de tous côtés, elle ne sait bonnement si elle a perdu le jugement, ou si elle est encore raisonnable. Vous diriez qu'elle est comme cet oiseau qui n'a de lieu ni d'élément auquel il puisse appartenir, ni où il ait moyen de prendre du repos. S'il se jette dedans la mer, les poissons le persécutent.... ; s'il gagne la terre, tous les animaux le veulent

 

(1) Peut-être fait-il ici allusion à la recrudescence d'anti-mysticisme que déchaîna l'aventure des Illuminés - vrais ou prétendus - de Picardie en 1634.

 

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étrangler; si, pour éviter leur rage, il prend l'essor, il n'y a point d'oiseau qui le veuille souffrir. Ainsi banni de tous les lieux et de toutes les compagnies, il est la butte de la fureur de toutes les créatures. N'est-ce pas ici le tableau naïf et au naturel de l'extrémité où est réduite cette pauvre et triste désolée ? (1)

 

J'ai prolongé la citation plus qu'il ne convenait à mon présent propos. I1 va de soi, en effet, que, si tel ou tel des dominicains de ce temps-là put se reconnaître dans ce tableau, ç'aura été uniquement parmi ces personnes « modérées » et « sages », qui, sans torturer les mystiques, se contentent de les croire fous. Mais l'occasion était belle de prendre un premier contact avec le P. Chardon. Son intelligence, qui bientôt va nous ravir, est si ferme qu'on serait tenté d'y voir sa qualité maîtresse. Non, pourtant, semble-t-il. C'est peut-être plus encore un très bon coeur, infiniment tendre et pitoyable. Sa métaphysique est, si j'ose dire, toute faite de compassion. En quoi du reste, il ressemble au P. Piny, mais avec une je ne sais quelle vibration, où la chair et le sang résonnent davantage. Je n'ose dire qu'il est plus humain, mais il l'est avec plus de poésie. Quoi qu'il en soit, cette seule page nous le montre assez isolé de la foule, même savante, même pieuse. Au moins par le désir, il est du petit troupeau.

Pour le P. Piny, de beaucoup postérieur, j'incline à croire - on verra plus loin à quelles enseignes - que, très soutenu par quelques-uns de ses frères, il s'est heurté à la résistance invincible de plusieurs autres. Billecocq, plus timide, et d'ailleurs moins considérable, est encore avec Chardon et Piny, je veux dire, fidèle à la vraie tradition dominicaine, celle des Tauler et des Suso. Mais que cette tradition semble fléchir quelque peu, dans l'oeuvre de Massoulié, pour moi cela ne fait aucun doute. Directe ou indirecte, l'influence de Nicole a passé par là, l'esprit du XVII° siècle vieillissant, et de plus en plus réfractaire aux choses de la mystique. Non

 

(1) La Croix de Jésus, pp. 398-399.

 

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que je classe parmi les anti-mystiques un théologien aussi éminent, aussi maître de sa plume. Bien plutôt, parmi les mystiques honteux, craintifs, minimistes, ceux pour qui la

contemplation est quelque chose de plus ou moins extraordinaire, de presque toujours un peu inquiétant. Nicole le gêne, et d'autres puissances. Il parlemente, il marchande, il biaise. On peut le tirer dans les deux sens. Il flaire du quiétisme partout. Il en aurait déniché, sans beaucoup de peine, sinon chez le P. Chardon, à tout le moins chez le P. Piny.

Nous le retrouverons plus tard. Pour l'instant, absorbés que nous allons être par Chardon et par Piny, Massoulié serait de trop. Nous ne savons rien de l'histoire du P. Chardon, presque rien de sa vie intérieure. A en juger par l'accent de ses oeuvres, il n'aura d'abord connu la haute contemplation que par l'expérience d'autrui. Les livres l'auront formé, notamment le pseudo-Denis, qu'il a étudié à fond, et Tauler, qu'il a traduit. Les livres et le confessionnal. C'est par là surtout, si je ne me trompe, qu'il se distinguerait du P. Piny. Celui-ci est allé de la pratique à la spéculation, coepit facere, de la mystique vécue à une mystique doctrinale. Piny ne doit pas à Tauler, qu'il tient lui aussi pour son maître, la révélation d'un inonde inconnu ; simplement, des clartés nouvelles, qui l'auront expliqué lui-même à lui-même. Chardon commence par la spéculation, que, d'ailleurs, il entend bien tourner à aimer.

 

Je cherche, dans mes entretiens, dit-il, la connaissance de Dieu et des choses de son ordre. C'est pour les aimer et pour m'efforcer, en les aimant, de m'unir et de me transformer en elles. Les raisonnements que j'emploie, les questions que je traite, les difficultés où je donne de la lumière, les vérités que j'établis..., ne sont que pour exciter les désirs, perfectionner l'oraison, embraser le coeur, mortifier les sens et l'esprit, et pour provoquer aux sacrées pratiques des actes de religion.

 

Philosophe d'abord, bien que savoir et comprendre ne soient pas sa fin dernière ; plus saintement curieux de sainteté

 

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que déjà saint au sens héroïque du mot. Il nous frappe par l'excellence de ses dons naturels. Une splendide intelligence, une âme parfaitement équilibrée, saine et sereine, une noblesse heureuse de pensées et de sentiments ; riche nature épanouie, que rien ne menace de rétrécir, qui se meut dans la lumière. Bref, un humaniste dévot de grande allure, un autre Yves de Paris. Piny, au contraire : philosophe certes, ruais sans allégresse. La science, loin de le combler, ajouterait plutôt aux scrupules, aux angoisses qui semblent l'avoir torturé depuis sa jeunesse. De là vient, pour qui sait lire, le pathétique douloureux de tous ses livres. Quand, pour nous aider à réaliser la détresse des grands éprouvés, il écrit : « Je connais une âme... », c'est de lui-même souvent qu'il parle. D'où une tendance presque maussade à l'idée fixe ; d'où ce je ne sais quoi d'étroit, et cette pointe d'exagération qu'on ne peut s'empêcher de noter chez lui, mais qu'on a honte de critiquer. Il vit dans un tunnel, le regard tendu vers l'ultime clarté, à peine perceptible, qui promet la délivrance. Sublime autant que Chardon, mais uniquement dans l'ordre de la charité, et de la plus nue.

Si différents, si originaux, la merveille est qu'ils aient creusé exactement le même sillon, alors, du reste, que rien ne prouve que Piny se soit inspiré de Chardon. Tout se ramène, pour l'un et pour l'autre, à expliquer un même phénomène, les épreuves de la vie intérieure. Un centre unique de perspective : le jardin des Oliviers, le Calvaire plus près, et médité sans cesse avec une vivacité singulière, le mystère de l'agonie et de la suprême déréliction, qui se renouvelle chaque jour dans le monde spirituel; le drame de tant de cellules quotidiennement désolées, le paradoxe de la prière impossible. Une seule fin : consoler ces âmes ; et pour cela, une seule méthode dégager du fait de la croix la bienheureuse philosophie qu'il recèle. De la part du P. Piny, une telle préoccupation est toute naturelle : victime lui-même de la dure loi, il voudrait en distraire sa pensée qu'il ne le pourrait pas. Pour le

 

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robuste et heureux Chardon, la pitié, mêlée de stupeur, que lui inspirent les peines d'autrui, est si profonde, si tendre, qu'elle équivaut à une expérience personnelle. Quoi qu'il en soit, voici comme ils raisonnent l'un et l'autre :

C'est un fait constant que, pendant des heures, des journées, parfois des années entières, certaines âmes, persuadées que Dieu se refuse à leur appel, ne peuvent plus que s'approprier, et avec une conviction navrante, la plainte du Christ mourant : Deus, Deus meus, quare me dereliquisti? D'un autre côté, comment ne pas voir que ce fait, si réel qu'il paraisse, contrarie les principes, les plus évidents, n'étant pas concevable, a priori, que Dieu abandonne une âme qui ne veut que lui. D'où il suit que cette cruelle certitude ne saurait traduire la vérité entière de ces âmes. Il n'y a là manifestement qu'une apparence, qu'un mirage d'abandon. Et comme, néanmoins, tout ce qu'elles éprouvent leur impose cette plainte; comme, tendues vers le ciel, leur intelligence et leur sensibilité n'étreignent manifestement que le vide, n'entendent que le silence, il faut, de toute nécessité, admettre que l'union véritable et vraiment sanctifiante entre Dieu et nous, échappe à la prise de nos facultés conscientes, ou, en d'autres termes, que, pour aimer Dieu, pas n'est besoin de sentir qu'on l'aime. D'où enfin la nécessité d'admettre la psychologie des mystiques : la distinction entre nos activités de surface et ces activités plus profondes, grâce auxquelles nous pouvons rester les amis de Dieu, nous pouvons prier vraiment et même, en quelque manière, toujours, au plus noir des ténèbres intérieures. C'est ainsi que, partant du fait des épreuves, Chardon et Piny descendent logiquement, métaphysiquement, jusqu'au dogme fondamental de la théologie mystique, et par là, plus profondément encore, jusqu'à la réalité essentielle de toute prière. Non contents, en effet, de reconstruire ainsi la mystique, le progrès même de leurs déductions veut qu'ils la dépassent, qu'ils la transcendent, si l'on peut ainsi parler. Retenus d'abord et comme interdits par le spectacle des grandes

 

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épreuves, c'est bientôt la souffrance quotidienne d'âmes moins sublimes, c'est toute prière difficile et douloureuse qui leur parait comme un scandale ; la moindre distraction involontaire, une absurdité métaphysique, si l'on tient que ne serait-ce que pendant un quart d'heure, elle nous sépare vraiment de Dieu, nous rendant incapable de prier.

Ils ont, avec la plupart des maîtres qui nous ont dicté le présent volume, cette singularité de ne pas s'hypnotiser, pour ainsi dire, sur la haute expérience mystique, ou, pour parler moins brutalement, de ne pas s'attarder aux phénomènes plus éclatants, qui distinguent cette expérience de l'expérience religieuse commune. Fidèles en cela, me semble-t-il, à la tradition, non pas seulement de leur Ordre, mais de tous les vieux Ordres, de tout le passé...

Venant à parler de la Theologia Mystica du P. Valgornera, ce travail, dit le P. Mortier, « est une date à retenir (1662) ; car il fait époque pour la mystique dominicaine. Ce genre didactique sur cette question, a eu peu d'imitateurs clans l'Ordre, où l'on a pratiqué le plus souvent la mystique, sans trop en rechercher ou en écrire les principes constitutifs (1) ». L'explication paraît courte. Pour avoir reçu avec ferveur les sacrements de l'Eglise, les dominicains ont-ils jugé inutile d'approfondir la théologie des sacrements? Avec cela, le P. Mortier estime-t-il que saint Thomas ait négligé d'établir les « principes constitutifs » de la mystique? Massoulié n'était pas de cet avis. Pour moi, l'innovation de Valgornera serait plutôt d'avoir isolé, à l'exemple des modernes, ce que les phénomènes de la vie intérieure présentent de plus extraordinaire, d'avoir dressé une sorte de muraille de la Chine entre l'extase et la prière de tout le monde, bref d'avoir fait de la mystique une science séparée, ce à quoi saint Bernard ni saint Thomas n'avaient jamais pensé, bien que favorisés l'un et l'autre des grâces les plus hautes. Ils n'auraient trouvé de curieux dans la Theologia Mystica de

 

(1) Histoire, p. 257.

 

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Valgornera que cette différence d'accent. Cet ouvrage n'aurait rien appris au P. Chardon, qui aurait pu l'écrire tout aussi bien, mieux peut-être, et qui, de propos délibéré, n'a pas voulu l'écrire.

 

Je ne m'attache pas trop, dit-il, aux ordres ni aux termes des mystiques, quoique j'en déclare les principales vérités. Si j'ai moins de secret qu'eux, ce n'est pas pour en profaner les maximes, c'est pour leur gagner plus d'amour.

 

Paroles vraiment mémorables, et qui auraient expliqué au P. Mortier le peu de goût dont témoignent les anciens docteurs dominicains pour les technicités de la mystique. C'est comme un défi discret donné à cette spécialisation de plus en plus subtile, que les progrès de la vie intérieure avaient sans doute rendue nécessaire, mais qui devait conduire à de fâcheux excès, comme nous le montrerons dans l'un des prochains volumes. C'est ainsi du moins que je comprends ces précieuses lignes. Laissant de côté, non pas seulement le vocabulaire épineux, mais les « ordres » des mystiques, c'est-à-dire les divers degrés qu'ils assignent à la contemplation, ou, en un mot, leurs technicités, ces obscures descriptions où ne peuvent se reconnaître que des âmes exceptionnelles, Chardon enseignera les « principales vérités », à savoir la doctrine de la grâce sanctifiante ; doctrine fondamentale, clef métaphysique de toute prière imaginable ; doctrine, qui n'a rien d'ésotérique, et que l'on peut exposer parfaitement, au moins dans ses grandes lignes, sans toucher aux derniers « secrets » des contemplatifs. Ce faisant, son intention n'est pas de « profaner » ces maximes, c'est-à-dire, si je comprends bien, de présenter sous une forme accessible à tous, de vulgariser, le plus secret de ces secrets, mais uniquement de rendre familière et aimable à tous le dogme essentiel de la vie divine en nous, sur lequel dogme se fondent également, et la contemplation la plus mystérieuse, et la prière la plus simple. Nous verrons, du reste, plus loin que, sur ce point capital, Piny pense exactement

 

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comme Chardon. Ses humbles petits livres n'ont rien que le premier chrétien venu ne puisse entendre et s'approprier. Tous mystiques néanmoins - je voudrais risquer : supra mystiques - ils nous aident à saisir, et à vivre les « principales vérités », la doctrine fondamentale, la théologie de la prière. Une seule différence, de ce chef, entre Chardon et Piny, mais très intéressante, et que nous avons déjà touchée. Ils se partagent, pour ainsi parler, la grâce sanctifiante, Chardon l'étudiant surtout du côté de Dieu, Piny, du côté de l'homme. Elle est un don, elle est l'activité divine au fonds de nous-même ; mais ce don, il nous faut l'accepter, le faire nôtre, l'exploiter ; mais à cette activité, il faut que la nôtre s'ouvre, se prête, s'adapte, collabore. Soit deux aspects : d'une part, la métaphysique de la grâce, et c'est tout notre Chardon ; d'autre part, la psychologie de la grâce, ou plutôt la psychologie que nous révèle le dogme de la grâce, et c'est tout notre Piny. En voilà assez, je crois, pour justifier l'importance que j'attache à ces deux maîtres oubliés (1), et l'effort d'attention qu'ils vont exiger de nous. A eux deux, ils ont construit, solide et splendide, lumineuse et pratique, la vraie philosophie de la prière chrétienne.

 

(1) Bien qu'il n'ait lu, je crois, que l'édition « revue », le B. P. Garrigou-Lagrange e su reconnaître l'excellence de Chardon, « un vrai mystique, dit-il, peu connu en dehors de l'Ordre de Saint-Dominique », et « d'une pénétration parfois comparable à celle de saint Jean de la Croix. » Voilà comme il faut parler de Chardon! Cf. Vie spirituelle, novembre 1923, p. 23.

 
 
 

CHAPITRE PREMIER : LA CROIX DE JÉSUS

 
 
 
 

§ 1. « La présence de Dieu naturelle en toutes choses par Immensité. »

§ 2. « L'inclination à la Croix - pondus - produite par la grâce en l'âme de Jésus-Christ. » - Le poids de la gloire et le poids de la souffrance. - L'excès de confusion préféré à l'excès de gloire. - Chardon styliste. « Huile pour la gloire..., Huile pour la Croix. »

3. L'état de grâce et l'inclination à la Croix. - Pour que le corps mystique ne paraisse point quelque chose de « monstrueux » il faut que « la grâce fasse » chez tous « la même pente » vers la Croix.

§ 4. Présence active des trois Personnes divines dans l'âme du juste. - Les deux « Processions » et la « boucle » de l'amour.

§ 5. Le « poids » crucifiant des « Missions divines ». - Critique des consolations. - Désolation et Pur amour.

§ 6. La catharsis « déiformante » . - Vers la contemplation pure. - Mort progressive des activités de surface.

7. L'ancien Testament et la mystique de la Croix. - Elie et Jacob.

 
§ 1. – De la Présence de Dieu naturelle en toutes choses par Immensité

 

La Croix de Jésus n'est en somme qu'un traité de la présence de Dieu dans nos âmes. Quoi de moins imprévu, dira-t-on, et quoi de proprement mystique? N'est-ce pas là un des thèmes habituels de la littérature ascétique ? Pour n'en rappeler qu'un seul exemple, mais assez fameux, dans son grand ouvrage de Perfectione vitæ spiritualis, un des chefs-d'oeuvre de cette littérature, le jésuite Le Gaudier ne fait-il pas une large place à l'exercice de la présence de Dieu, le huitième des « instruments de perfection » qu'il nous présente? De octavo perfectionis instrumento, quod est exercitium praesentiæ Dei. Oui, mais quelle différence entre ce traité et la Croix de Jésus ! différence que déjà ces mots,

 

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exercice, instrument, font toucher du doigt. Le Gaudier se cantonne sur le terrain propre de l'ascèse. Ce n'est certes pas là un terrain dangereux, ni méprisable, mais c'en est un, où la métaphysique se trouve réduite à la portion congrue, et plus encore la mystique. Non que cet insigne spirituel, philosophe lui aussi, évite constamment l'occasion que ce traité lui offrait de remonter aux derniers principes. D'ici de là, vous trouverez chez lui des éclairs dignes de Chardon.

 

Nec enim, dit-il par exemple, modo quodam mortuo Deus et creatura sibi mutuam praesentiam exhibent, sed cum ingenti in se invicem pondere inclinationis, ut unus alterum se loto complectatur.

 

Présence agissante, présence comblante, dit-il encore magnifiquement; Dieu

 

per suas operationes, seipsum suasque omnes perfectiones iisdem immergens, communicans, et veluti mancipans et sic eas perficiens (2).

 

Chardon ne dirait pas mieux; mais Le Gaudier semble avoir hâte de quitter ces profondeurs - et pourtant c'est la vie même - pour remonter jusqu'à l'officine laborieuse où se forgent les instruments de perfection; il court, il court à la pratique immédiate, actuelle : aux actes, précis, distincts, généreux, crépitants, en un mot à l'exercice. Ce faisant, je ne dis pas du tout qu'il s'égare, mais simplement qu'il laisse de côté le problème où Chardon s'absorbera tout entier, à savoir la présence de Dieu en nous, considérée comme le dogme fondamental de la vie spirituelle.

 

(1) « Il ne faut pas se représenter cette présence mutuelle comme la juxtaposition inerte de deux choses mortes. C'est au contraire le poids souverain d'une inclination réciproque, c'est le désir de l'étreinte la plus complète, qui entraîne l'un vers l'autre Dieu et la créature. » De perfectione, Paris, 1837, II, p. 331.

(2) «Par cette présence, Dieu nous envahit, nous submerge (comme une marée que n'arrêterait aucune barrière), il fait passer en nous, il met, en quelque manière, à notre service, tout son être, toutes ses perfections, et par là nous rend parfaits. » ib., p. 331.

 

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Autre différence, et qui achève de définir la Croix de Jésus. Quand ils s'occupent de ce mystère, nombre d'écrivains spirituels s'en tiennent au fait même de la présence ; quelques-uns, plus rares, insistent sur le caractère actif de cette présence. Chardon va beaucoup plus loin : il veut déterminer le mode habituel et la fin suprême de cette présence agissante. Puisqu'elle travaille constamment les âmes, qu'y opère-t-elle ? Il répond - et c'est tout son livre - que Dieu en nous travaille à nous dépouiller de plus en plus de nous-mêmes, présent, agissant, crucifiant, et nous revoici en

pleine mystique. « Pondere inclinationis ut unus alterum se toto complectatur », disait Le Gaudier. Formule assez vague et qui risque d'évoquer d'abord les délices de l'étreinte. « Inclination », reprend Chardon, mais d'abord «à la Croix » ; poids, mais « inclinant à la croix ». A toutes les étapes du progrès mystique, « c'est à la croix que l'âme est amoureusement forcée par le propre poids que lui donne la grâce sanctifiante (1) ».

Cette présence et le don surnaturel de la grâce sanctifiante, pour le P Chardon, bien entendu, cela ne fait qu'un. Mais s'il entend « parler... en chrétien », il ne se

refuse pas le droit de parler aussi « en Platon ». Jolie manière d'écrire qui, je crois, lui appartient. Aussi commence-t-il le plus sublime de ses trois « entretiens » par

un long chapitre De la Présence de Dieu naturelle en toutes choses par Immensité (2).

 

(Dieu) ne possède aucune grandeur en lui-même qu'il ne rende présente au moins considérable de tous ses ouvrages. Cette présence tire sans cesse la créature de l'abîme de son néant, au-dessus duquel sa toute-puissance la tient suspendue, de crainte que, par son propre poids, elle n'y retombe ; et en même temps que, par un épanchement continuel, elle lui est cause d'être, de

 

(1) Avertissement, passim.

(2) Ainsi procède le R. P. Joret dans son livre sur La contemplation mystique, très beau livre aussi profond que limpide (2° id., Lille, 1922). Cf. le premier chapitre : L'Hôte divin.

 

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vie et d'opération, non par une vertu qui s'éloigne de son principe, mais toujours unie à sa source, elle lui sert comme de ciment, et de milieu de liaison, afin que tout ce qu'elle a de son créateur ne se dissipe et ne s'écoule, comme l'eau qui n'est pas restreinte en son canal.

 

Bien qu'il n'entre pas (comme partie) dans la composition de mon être,

 

et qu'il ne soit ni moi-même, ni ma personne, si est-ce que la relation de dépendance que ma vie, mes puissances et mes opérations ont de sa présence, est plus absolue, plus essentielle et plus intime que la relation que je puis avoir avec les principes naturels sans lesquels je ne saurais être... Je puise ma vie dans sa vie vivante... ; je suis, j'entends, je veux, j'agis, j'imagine, je flaire, je savoure, je touche, je vois, je marche et j'aime dans l'être infini de Dieu, dedans l'essence et la substance divine...

Dieu, dans le ciel, est plus mon ciel que le ciel même ; dans le soleil, il est plus ma lumière que le soleil; dedans l'air, il est plus mon air que celui que je respire sensiblement... Il opère en moi tout ce que je suis (ce que), je vis, ce que je puis, ce que j'agis comme très intime, très présent, très inexistant (sic) (1) en moi, comme l'auteur suressentiel et premier de mes oeuvres, sans lequel nous nous évanouirions à nous-mêmes et à nos opérations.

 

Ceci, ne l'oublions pas, en 1647 : le français philosophique sort à peine du berceau. Déjà néanmoins, quelle clarté, quelle majesté, quelle splendeur! Et qu'on ne dise pas qu'il paraphrase Augustin. Il va le citer bientôt. Mais qui ne voit qu'il le repense, et à la française !

 

O Dieu, où sont nos yeux, nos pensées et nos amours, qui se réfléchissent sans cesse sur ce qui est de moins principal en nous et dedans le reste de l'univers, sans y contempler, y adorer et y aimer celui qui, étant plénitude d'être, et abondance souveraine de suffisance en toutes choses, s'y rend lui seul, à l'exclusion de tout, l'unique objet de notre occupation ? Si personne ne saurait haïr sa chair, dit saint Paul, comment n'aimerai-je point plus que ma chair, celui qui, dans ma chair, est principe d'être à ma

 

(1) On sait bien que l'usage a humilié ce mot, mais les philosophes peuvent lui garder leur amitié.

 

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chair, l'être louable et suressentiel de ma chair et de mon âme, pour parler aussi bien en chrétien qu'en Platon ; et qui a, dedans le rétrécissement de mon être, une infinité et une immensité d'être, qui mérite autant d'attention, d'amour par dessus mon être, qu'il le surpasse en réalité, en vérité et en présence (1).

 

Qu'on me permette de le répéter : ce ne sont pas là des vues nouvelles, ni même proprement chrétiennes. Pas de saine philosophie qui ne doive les admettre et qui, pour les défendre, ait besoin de recourir aux certitudes révélées. Dans ses petits livrets presque tous pratiques, Piny, thomiste éminent lui aussi, en appelle d'abord, comme Chardon, à cette métaphysique. Avec eux, nombre de maîtres, également de tout repos, saint Ignace, par exemple, dans la fameuse Contemplatio ad Amorem, par où s'achèvent les Exercices, contemplation que l'on pourrait proposer à un incroyant, et qui n'en est pas moins une première initiation, un entraînement à la vie « contemplative ». Un des effets de l'union, sur lequel sainte Thérèse insiste le plus, est la certitude que Dieu est en tous les êtres « par présence, par puissance, et par essence ». On lui avait assuré que Dieu n'est présent que par la grâce, mais elle ne put le croire (2). Dans la pensée de Chardon, il se dégage déjà de cette philosophie naturelle, comme une confuse ébauche de la théologie mystique, ou si l'on préfère, comme une lointaine invitation à la vie et à l'ascèse mystique. Si Dieu m'est plus présent, et donc plus précieux, que ma chair et que mon âme, je ne saurais jamais trop m'approprier cette présence et la faire régner en moi. D'où une consigne de dépouillement, d'anéantissement, toute souffrance m'aidant à donner à Dieu une « attention d'amour par dessus mon être ». Le don surnaturel que cette philosophie ne soupçonne pas, ne change rien à la nature première des choses, je veux dire, à cette « relation de dépendance que ma vie, mes puissances,

 

(1) La croix, pp. 422, 423.

(2) Cf. R. P. F. Cayré, Principes de la spiritualité de saint Augustin dans La Vie spirituelle, novembre 1926, p. 177.

 

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et mes opérations ont de » la présence divine. La grâce sanctifiante ne dissout pas le « ciment » qu'est pour moi cette présence, et faute duquel je n'existerais plus. Même si le Christ n'était pas venu nous racheter, le poids de la présence divine, dont parlent Le Gaudier et Chardon, rentrerait nécessairement dans la définition de l'homme. La Rédemption ajoute à la pesanteur de ce poids, comme aux libres énergies qui doivent s'y prêter; elle crée, entre Dieu et nous, une amitié, dont la philosophie naturelle n'eût jamais conçu l'idée, mais enfin, en quelque état que l'on nous prenne - nature pure, déchirée, réparée, - nous sommes « capacité de Dieu ». François de Sales n'est pas, que l'on sache, suspect de « naturalisme » (1). Qui cependant a plus insisté que lui sur « l'inclination naturelle d'aimer Dieu sur toutes choses », qui se trouve à la racine même de notre être (2) : « secret avertissement que nous appartenons à la divine bonté » (3) ? Il y a, disait-il, une « correspondance nonpareille entre Dieu et l'homme pour leur réciproque perfection » (4), car « nous ne pouvons être vrais hommes sans avoir inclination d'aimer Dieu plus que nous-mêmes » (5), si navrante que soit, d'ailleurs, notre impuissance « à naturellement exécuter cette si juste inclination »

Autant dire, poursuit Chardon, que « cette sorte de demeure, de résidence et de présence de Dieu, en tous ses ouvrages », bien qu'elle soit le fondement philosophique de toute morale et de toute religion, « ne constitue aucune différence entre l'impie et le juste », l'infidèle et le chrétien. La seule présence de Dieu, qui fonde vraiment la mystique, est celle « qui se fait en l'esprit des justes par la grâce et par les

 

(1) Saint Paul non plus, qui pourtant ne dédaigne pas de recourir à cette métaphysique naturelle et au témoignage d'un poète païen, dans son discours à l'Aréopage.

(2) Oeuvres de Francois de Sales, IV, p. 77.

(3) Ib., IV, p. 84.

(4) Ib., IV, P. 74.

(5) Ib.. V, p. 2o3.

(6) Ib., IV, p. 77.

 

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dons surnaturels, de laquelle nous avons assurance en la parole de Jésus : Nous viendrons à lui et nous ferons notre demeure en lui» (1).

 
§ 2.- L'inclination à la croix - pondus - produite par la grâce en l'âme de Jésus-Christ.

 

Laissant donc de côté cette première présence de Dieu en nous, qui, bien que réelle, bien que « puissant motif d'exercice aux hommes pour demeurer continuellement dedans la modestie de leur dépendance »; bien que « motif efficace de mettre en pratique toutes les vertus capables de conduire promptement une âme au sommet de la perfection »; en un mot, bien qu'invitation formelle au pur amour, ne donne néanmoins « aucun avantage d'ennoblissement aux uns plus qu'aux autres, quant à l'être surnaturel » (2), le P. Chardon traitera uniquement de cette présence d'élection, qui seule nous établit dans l'ordre de la vraie charité, et qui, par elle-même, travaille, plus immédiatement, plus activement, à nous rendre saints ; présence proprement mystique, principe d'une vie proprement mystique, seule raison et suffisante de toute expérience mystique, fondement suprême de la théologie mystique. Deux présences plutôt : d'une part, celle du Christ en nous : gratia, ou ce qui revient au même dans le lexique du P. Chardon, præsentia capitis, la vigne, le chef : d'autre part, celle des trois Personnes divines : « Nous ferons en lui notre demeure. » A celle-ci le P. Chardon consacre son troisième et dernier entretien; à celle-là, le premier. Entre les deux une étude plus détaillée de la consolation et de la désolation spirituelle. J'utiliserai peu ce deuxième entretien, moins sublime que les deux autres, et qui interrompt assez fâcheusement, me semble-t-il, ou pour des raisons qui m'échappent, la progression régulière et grandiose du

 

(1) La Croix, p. 426.

(2) Ib., pp. 425, 426.

 

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système (1). Car c'est un système, une construction de l'esprit, une cathédrale. J'ai déjà dit le ferment imaginatif et passionné qui anime tout l'ouvrage : cette immense pitié pour les grands éprouvés, pour tant d'âmes innocentes que désole incessamment le silence de Dieu. A cette détresse, un seul remède, héroïque, d'ailleurs, mais infaillible. Au lieu que, pour ces âmes, silence de Dieu est synonyme d'absence de Dieu, Chardon les façonnera savamment à identifier silence et présence. Dieu n'est jamais plus présent, il ne vous enveloppe, ne vous possède jamais plus intimement que lorsqu'il se tait. idée géniale, familière, je le sais bien, à une foule de spirituels, à Pascal entre autres - Tu ne me chercherais pas... - mais que nul, à ma connaissance, n'a pénétrée si profondément, n'a développée avec autant de poésie.

Il s'agit donc dans le premier entretien, de montrer d'abord, que « par la subsistance mystique, les âmes saintes sont une seule personne mystique avec Jésus », ensuite, que Jésus, ciment de cette subsistance et par là « source de grâce, est à même temps principe de croix » (2).

 

Jacob, à la vérité, était revêtu de la robe de sou aîné Esaü, sans en prendre pourtant les moeurs, ni la condition, ni la personne. C'est pourquoi Isaac lui demande : Qui es-tu? Il n'est point ainsi de nous, qui. ayant dépouillé la robe du vieil Adam, nous nous sommes revêtus, non des habits, mais de la personne de Jésus même, au sacrement de baptême. C'est 1à où la malheureuse condition de notre esclavage a été noyée, abîmée et perdue, pour passer, ainsi que dit l'Apôtre divin, en celle d'enfant; de manière qu'il y a maintenant de l'accord entre notre habit et notre parole. Ainsi le Père vivant ne demande point qui nous sommes, car si nous avons l'honneur d'être vêtus de Jésus-Christ, c'est son esprit qui crie en nous : Père, Père (3).

 

 

(1) Non pas du tout que, pris en soi, ce deuxième entretien me paraisse négligeable. J'y reconnais, au contraire, à chaque page la griffe d'un observateur, d'un moraliste éminent. Il y a là notamment une critique originale des faux dévots, qui nous servira plus tard, mais qui, pour l'instant, nous distrairait de Chardon métaphysicien.

(2) La Croix, p. 164.

(3) Ib., p. 16.

 

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Nous confessons tous des lèvres cette présence mystérieuse, inouïe, mais pour l'extérioriser aussitôt, pressés de rétablir les distances, aussi réfractaires à l'idée de grâce habituelle que prompts à saisir l'idée de grâce actuelle. Dieu dans le ciel et nous sur terre. In excelsis... in terra. Lever les yeux, battre des ailes : levavi oculos... quis dabit... pennas ? est le mouvement primo-primus de la prière. Nous attendons une rencontre, une aumône. Nous campons instinctivement sur le plan des actes, bien plus difficilement des états. Même quand il la porte sur ses épaules, le bon Pasteur et la brebis, pour la plupart des imaginations pieuses, cela fait encore deux êtres distants, un groupe. Même quand nous le touchons, il semble encore si loin! Et

 

cependant, nous ne faisons point en la grâce avec Jésus un simple corps politique, ainsi que plusieurs citoyens d'une république légitimement organisée sous l'autorité d'un seul chef, avec lequel ils n'ont qu'une liaison externe, qui consiste en une correspondance mutuelle de jugement et de volonté, à conspirer au bien publie. Mais nous faisons un corps sur le modèle d'un corps vivant, naturel, parce que Jésus, comme chef, nous vivifie en qualité de membres, par des liaisons spirituelles et secrètes; et par les conjonctures intimes. et ineffables de sa grâce de plénitude qu'il répand dans nos âmes, il communique sa subsistance mystique à tout le composé (1).

 

C'est la doctrine « ravissante » de saint Paul « en tout autre sujet incomparable », mais,

 

en celui-ci, se surpassant soi-même, pour avoir employé à son établissement et à son éclaircissement plus d'étude, plus de pensées et plus de temps (2).

 

D'où cette « égalité »,

 

et cette unité, qui ne peut souffrir de différence..., entre le sujet et le roi, entre le maître. et. le serviteur. Mon Dieu ! les

 

(1) La Croix, p. 22-33.

(2) Ib., p. 28.

 

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pratiques de cette vérité n'ouvriront-ils point les yeux aux grands de la terre (1) !

Ici, une parenthèse, que je n'ai ni le droit ni l'envie d'omettre, parce qu'elle justifie délicieusement ce que j'ai dit plus haut sur le caractère vraiment salésien du P. Chardon.

 

Les supérieurs et les directeurs des âmes saintes prendront ici part, s'il leur plaît, afin qu'ils considèrent (en elles)... l'état par lequel elles appartiennent à Jésus, et se souviendront qu'on traite autrement la plaie d'un prince et celle d'un pauvre homme. On ne s'approche de celle-là qu'avec révérence, on ne la touche qu'avec respect, et on y apporte des remèdes, ménagés avec une circonspection extraordinaire. Il ne se peut penser quelle dévotion amoureuse la Sainte Vierge... apportait, quand elle osait toucher les membres de son cher enfant, lorsqu'il lui fallait l'agencer dans son maillot, le vêtir, lui remuer les bras et les jambes (2). Et voudrait-on se persuader que les membres de son corps mystique fussent de si basse considération, tandis qu'il les tient plus chers que ceux de son corps naturel, qu'il abandonne pour l'amour d'eux aux rigueurs de la mort, pour être gouvernés avec une rudesse d'humeur, qui n'a point de conformité à ce principe de foi qu'il a établi en sa grâce personnelle (3).

 

Quant aux mauvais bergers ecclésiastiques, un court paragraphe, mais digne de Savonarole, leur appliquera cette même doctrine :

 

Il n'appartient qu'à ceux que la rage et l'envie de Satan avait armés de félonie, contre le Fils unique du Père vivant, de l'approcher, en sa chair, avec des mépris, qui jettent dans les bonnes âmes autant d'horreur comme de pitié, Aussi,

 

(1) La Croix, p. 27.

(2) Qu'y a-t-il donc là de troublant? N'aime-t-on pas, au contraire, ces humbles détails, aussi humains que dévots, qui détendent la rigueur philosophique de l'argumentation chardonnienne ? Mais le nouvel éditeur n'est pas fait comme nous. A la seule vue de ces bras et de ces jambes, il se cabre. Puis, d'un trait de plume, il supprime tout ce concret. « Alors, traduit-il, qu'elle rendait à sa première enfance tous les devoirs... » I, p. 54. C'est la règle maussade de Buffon, dans son Discours sur le style. Ce n'est pas celle de saint François de Sales.

(3) La Croix, p. 29.

 

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admirez le soudain et l'imprévu de cet « aussi », et la comparaison en coup de foudre qu'il amorce,

 

Aussi se peut-il faire quelquefois que certains supérieurs, sans considérer le rang que ceux qui se sont soumis à leurs directions occupent sous leur adorable Chef, et sans faire réflexion sur la fin de leurs directions, qui sont pour produire, accroître et perfectionner le Jésus mystique, tiennent toujours les yeux arrêtés sur leur autorité. Ils ne se prennent garde qu'ils ne sont point supérieurs, pour confondre les autres et pour les abattre, mais qu'ils ont été honorés de la prééminence au-dessus de leurs inférieurs, afin de les exalter, et pour les élever à une condition au-dessus de la nature, qui appartient à un ordre divin. Par quoi ils étudieront cette leçon importante, que la puissance dans l'Eglise n'est point armée de glaive, oui bien de charité, laquelle elle doit exercer dans son autorité, déjà toute transformée en charité ; afin qu'elle n'ait d'application que par l'inclination que lui donnera la charité (1).

 

C'est ainsi que ce haut métaphysicien aurait pu déduire de ses principes toute une morale. Je regrette fort qu'il ne l'ait pas fait. Un traité de la perfection, composé par lui, eût été une belle chose : une sorte de Rodriguez, uniquement théologique, mais non moins humain ni « pratique ». Car il a tous les dons de l'observateur : une vive pénétration, l'oubli de soi, l'indépendance, enfin la bonté. Mais, comme les philosophes de la vie spirituelle sont beaucoup plus rares que les moralistes, mieux vaut que notre Chardon ne perde jamais de vue le thème principal de son

livre, « les divines affinités de la grâce sanctifiante et de la

Croix ».

La grâce du Christ est un merveilleux système de forces

 

(1) La Croix, p. 29-4o. Je venais à peine de transcrire ces lignes, cette définition chrétienne de « l'autorité », que je tombe sur ces deux mots, non moins admirables du P. Gonzalès Davila, fameux jésuite du XVIe siècle. Le général Borgia lui ayant confié la visite des provinces d'Aragon et de Castille, Davila, sachant bien que ces tournées d'inspection ne vont pas sans provoquer chez les intéressés une sorte de terreur, commençait « sa visite avec cette devise « On ne doit pas s'effrayer du nom du visiteur, car il ne signifie rien d'autre chose que consolateur ». Cité par le P. Bernard, Essai historique sur les Exercices spirituels de saint Ignace, Louvain, 1926, P. 197.

 

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contraires : deux poids qui le tirent, si j'ose ainsi parler, en sens inverse : le poids de la gloire et le poids de la souffrance. Or, il se trouve que, par un second miracle, chez lui « l'inclination à la croix fait un effort » toujours triomphant, « sur le poids de la gloire ». Au Thabor,

 

abîmé dans l'essence divine, et absorbé en la plénitude du bonheur éternel, qui fait en toutes ses facultés, tant inférieures que supérieures, un déluge de joies,... au lieu de retenir son esprit arrêté à tant de biens qui portent leurs effets jusque dessus ses vêtements, au contraire il l'en retire et divertit sa pensée, pour envisager de loin les fouets, les épines, les clous et la mort honteuse... Il fait un effort, non sur des dons et des consolations ordinaires, non sur des contentements qu'expérimentent tous les jours (les âmes pieuses), mais sur des plaisirs émanés de la gloire essentielle, selon toute l'étendue de sa perfection créée... Et, au travers de tant de lumières béatifiques,... parmi des voluptés si déifiantes et si déiformes, il regarde la Croix, il soupire après les horreurs de sa passion. Les rassasiements de la gloire éternelle ne peuvent étancher la soif qu'il a de souffrir (1).

 

C'est le thème. Il va l'orchestrer avec une maîtrise étonnante.

 

Deux excès se présentent à son esprit : l'un de gloire, l'autre de confusion; un comble de vie bienheureuse, et un comble de mort honteuse... La condition de vie heureuse est présente ; celle de déshonneur est absente. Et néanmoins le poids que la grâce fait dans son âme, pour l'accomplissement du prix de notre rançon, arrête les effets du premier excès. Il ne se contente point de bannir toute sorte de motifs de joie... de la partie où il s'est fait tyran, et d'y appeler en leur place tout ce qui peut être capable de produire des douleurs épouvantables. Il est cause encore que le poids éternel de la gloire, avec la perfection universelle de sa vertu toute-puissante, demeure suspendu, quant à la production de ses effets, et de ses épanchements déiformes sur la partie animale. Et lors même que, comme en passant, par un certain rejaillissement ou redondance ménagé par la divine Providence, elle fut faite participante de cette gloire, tandis que dura le mystère de la Transfiguration, il (le pondus crucis) ne peut être

 

(1) Formule si pleine et parfaite,  que le P. Bourgeois lui-même a dû renoncer à la corriger.

 

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ni tout à fait éteint en sa force, ni tant soit peu émoussé en sa vivacité, puisque, au milieu de joies si excédantes l'intelligence de la créature, il gagne que le coeur, l'amour, l'esprit et l'attention de Jésus soient moins sur le Thabor que sur le Calvaire. Etrange poids, qui ne peut être fléchi par les épanchements de la gloire éternelle (1) !

 

L'idée n'est pas neuve. Saint Paul l'a déjà fixée en deux mots : Proposito sibi gaudio, sustinuit crucem. Mais le nouveau est ici de dégager, de nous rendre sensible, jusqu'à l'obsession, beaucoup moins le choix lui-même que son mécanisme vivant : l'opposition de ces deux forces, la victoire de l'une sur l'autre. Deus erat in Christo, et il est en nous, puisque nous sommes revêtus du Christ; c'est là un fait que nous acceptons comme une vérité de foi. Chardon ne s'en tient pas là; en poète plus qu'en philosophe, et grâce à une métaphore lumineuse, il nous fait. saisir, au plus intime de l'âme en état de grâce, la réalité puissante, massive, active, accablante, crucifiante de cette présence ; de ces deux poids dont l'un est si léger, l'autre si lourd.

Poète n'est pas assez dire, quoique ce don dispense de la plupart des autres. Nous tenons ici un véritable artiste, conscient, appliqué, rompu aux secrets et même aux recettes du métier. Écrivain né, inspiré, comme il paraît assez à de certaines fulgurations qui ne doivent rien au travail, il s'est manifestement exercé à cotte amplification savante, cicéronienne, dont on enseignait alors la méthode. Émule, à peine rustique, d'un Balzac, d'un Patru, demain d'un Fléchier, après-demain d'un Massillon. Si, du reste, il ne cache pas son art autant que nous le voudrions, c'est qu'il s'impose un vrai tour de force : le mariage difficultueux de la scolastique et de la rhétorique, du latin de saint Thomas et du français de Balzac. Combien plus facile la tâche d'un Bouhours, d'un Rapin, qui n'ont qu'à donner un joli tour à des lieux communs académiques ou à des truismes pieux!

 

(1) La Croix, p. 4o, 41.

 

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La profondeur, la subtilité, l'exactitude minutieuse d'un saint Thomas, traduites en une langue vraiment littéraire et que puissent goûter les honnêtes gens, cela ne se rencontre pas tous les jours, même en l'an de grâce 1928. Avec cela un peu de fracas, des gaucheries, des fautes de goût, des redoublements inutiles, trop d'antithèses, si tant est qu'il puisse y en avoir trop dans une littérature dont, bon gré mal gré, saint Paul et saint Augustin restent les souverains maîtres. En 1647, Bossuet n'a que vingt ans, mais enfin, qu'un Chardon annonce, prépare, promette cet incomparable, cela me paraît l'évidence même. Quoi qu'il en soit, le premier entretien de la Croix de Jésus n'est qu'une longue amplification oratoire, à la mode de ce temps-là. J'en ai déjà dit l'élan passionné, le ressort unique, cet ardent besoin de faire comprendre et surtout sentir la réalité active de la grâce sanctifiante : une présence, un poids ; une présence pesante, qui tire les prédestinés, au rebours des joies sensibles, vers les pires désolations.

 

Représentons-nous un jeune homme possédé d'une passion violente d'amour ; auquel toute sorte de divertissement, de déférence d'honneur, d'offre d'emploi,... et tout autre objet que celui qui s'est rendu maître de son esprit, servent de sujet d'accroître ses peines. Si vous croyez l'amadouer par la musique et les entretiens charmants des beaux esprits,... ou que, par la diversion des jeux, par la montre de richesses, par les promesses des grandeurs, vous pensiez apporter de l'adoucissement à la tyrannie qu'il est contraint de souffrir;

 

Proposito sibi gaudio;

 

tandis qu'il ne mettra point en exécution ce que la ferveur de sa passion lui fait souhaiter, il s'estimera misérable parmi l'abondance, et méprisé dans les honneurs... Et encore bien que le bonheur le flatte de ses plus mignardes caresses, il jurera pourtant qu'il est né pour être le plus malheureux garçon de l'univers. Et toutes les grandeurs de la terre, au lieu de contribuer à l'étouffement de ses feux, serviront de matière pour le rendre désespéré, parmi les flammes qui le consument.

 

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Ainsi du Christ, bien que cette comparaison soit « indigne d'être employée en un sujet si saint ».

 

Les torrents mêmes de la gloire éternelle animant son âme sainte, et noyant ses puissances, n'éteindront point cette inclination (à souffrir)... Ce poids n'a jamais pu être diminué par aucun autre motif de joie, soit intérieur soit extérieur; soit naturel, soit surnaturel ; soit humain, soit angélique, soit divin, ainsi que nous verrons de plus en plus au cours de cet entretien (1).

 

On est sûr de le réjouir, quand on lui rappelle sa passion imminente, comme a fait Madeleine avec ses parfums ; sûr de l'irriter, quand on se refuse, avec saint Pierre, à croire possible une telle humiliation.

 

Cruelle disposition, qui le contraint d'être inexorable à ses meilleurs amis, tandis qu'il ne peut, ce semble, refuser les plus douces faveurs de sa bonté aux méchants résolus à le perdre.

 

«  Il va au-devant des bourreaux », avec tant « d'honnêteté » et de douceur, « qu'ils tombent étourdis à la renverse ».

 

Ils fussent sans doute demeurés dans cette pâmoison, si, pressé par ce même poids..., il n'en eût suspendu le cours par sa toute-puissance (2).

 

Ici, perce déjà et se gonfle cette dangereuse tentation à laquelle peu d'amplificateurs savent résister : la fascination du climax, de la surenchère et du faux sublime. Pascal, jamais; Bossuet, plus que rarement ; Lacordaire, quelque-

fois ; Hello, soupent ; Léon Bloy, toujours. Grâce pour Chardon. Même dans ses erreurs, que j'exagère peut-être, il reste prestigieux.

 

Et parce que Judas met entre les mains des Juifs les moyens d'exécuter leur détestable dessein..., il se résout de lui donner à l'abord la plus chère faveur que puisse recevoir une créature... C'est beaucoup d'honneur pour les anges qu'on leur commande

 

(1) La Croix, pp. 43, 44.

(2) Ib., p. 70.

 

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de l'adorer; les saints apôtres diront, pleins de gloire, qu'ils ont eu l'honneur de le voir de leurs yeux, de l'ouïr de leurs oreilles et de le toucher de leurs propres mains; Thomas, par avantage, dira qu'entre tous les autres, il a mis la main à l'ouverture de son coeur; Jean, le disciple, se vantera souvent qu'il a, par privilège, reposé doucement en son sein ; l'autre, son précurseur, avouera, quoique avec trémeur, que Jésus a fléchi sous sa droite,... lorsqu'il l'a baptisé ; et Madeleine assurera qu'elle est en possession de ses pieds : mais Judas aura sa bouche.

 

C'est le faux brillant dans toute sa splendeur métallique. Du simili. Rien ne prouve que Judas ait eu ce doux monopole. Tout nous incline et à désirer et à croire le contraire. Si tel n'avait pas été l'accueil ordinaire de Jésus, si on ne l'avait jamais vu embrasser personne, comment Judas aurait-il eu l'idée de se promettre ce baiser, et de le donner pour signe ? Malgré tout, quelle somptueuse rhétorique; et quelle sûreté de rythme ! Qui lui a dit qu'il fallait finir sa période par la cadence parfaite des cinq derniers mots : « Mais Judas aura la bouche » ? « L'amante sainte, présumant des caresses passées de son cher aimé, la confiance d'en espérer de plus grandes,...

dit, avec moins de respect que d'amour,... « Qu'il me baise d'un baiser de sa bouche » ; nous n'apprenons point cependant

 

qu'elle ait reçu du contentement en ceci, ni toute autre créature... Marie, mère de Jésus, n'a point même de part en ce dernier baiser, lequel il réserve à Judas, qui seul peut se vanter hardiment qu'il a collé ses lèvres sur ses lèvres,... et que, l'embrassant et se mesurant corps à corps, il a emporté en cette faveur... celles de tous les autres, avec un excès de singularité qui n'a jamais été communiqué à aucune créature.

 

« Quoi! l'enfer se rira-t-il du ciel? » Non, mais Jésus n'aime rien tant que « le bien de mourir, que Judas lui procure ». Aussi appelle-t-il Judas

 

son ami, et saint Pierre satan. Il chasse celui-ci de devant ses yeux,... et souffre que l'autre, aussi bien que Lucifer (sur la

 

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colline de la tentation) l'étreigne entre ses bras, et, par-dessus ce malheureux séraphin, qu'il le baise (1).

 

Tout est perdu sauf l'honneur de la rhétorique et du nombre. Qui lui a dit qu'au lieu des cinq mots de tout à l'heure, maintenant trois suffiraient : « qu'il le baise » ? Trois syllabes consternées et consternantes. Car ne doutez pas qu'il ait voulu cet effet, et qu'il l'ait cherché à coups de lime. Le maître souverain des « clausules » françaises, Bossuet n'eût pas mieux trouvé.

Cette pente vers la Croix est si puissante qu'elle déchire, qu'elle épuise, qu'elle atrophie, en quelque manière, une des propriétés naturelles de la « présence », qui est d'ouvrir en nous les sources de la joie, et de les faire déborder, pour ainsi dire, jusque sur nos « facultés animales » : Cor meum et caro mea exultaverunt in Deum vivum. Vivant et présent. Le « panhédonisme » spirituel de Port-Royal, de Malebranche, de Bossuet, - de saint Pierre aussi, lorsque l'annonce de la Passion le scandalise - cette doctrine, qui associe l'idée de plaisir à l'idée de grâce, ou, ce qui revient au même, qui résiste invinciblement au pur amour des mystiques, n'est pas sans excuse. Comment la Charité ne serait-elle pas « source heureuse de joie au sujet où elle est infuse », puisqu' « elle y rend présent Dieu vivant uniquement aimé »?

 

Auparavant que l'âme sainte produise aucun acte d'amour de Dieu, elle possède déjà, par l'habitude de la charité, l'objet de son amour, par une manière de présence très intime et secrète... (Puis) elle en prend jouissance par les actes de dilection qui la transportent réciproquement dedans le sein, où elle se voit liée avec tant de bonheur. La joie spirituelle est (normalement) une des grandes richesses que produit la présence très heureuse du glorieux Saint-Esprit en l'âme sainte. Il est partout, et en Dieu et dedans les créatures qu'il honore de sa bonté, source de plaisir, parce qu'il est amour.

 

(1) La Croix, pp. 71-73.

 

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Il est vrai, poursuit Chardon, « qu'en la terre,

 

la charité ne remplissant point tout le vide, ni toute la capacité de l'esprit, elle se trouve dedans un sujet susceptible d'altération et capable de vicissitude, avec le mélange de l'amour-propre, avec la lie des recherches de soi-même et avec la vase des intérêts particuliers, ce qui est cause que son contraire, qui est le péché, s'y glissant,... elle abandonne l'âme... Elle n'est ici-bas que comme en maillot, avec plus de tendresse que de force, avec plus de délicatesse que de vertu... Plus semblable au lait qu'à la viande solide. Elle est encore petite. C'est pourquoi elle a encore besoin d'être fortifiée par les boulevards de la crainte, d'être environnée des bastions de la sollicitude continuelle,... d'être ceinte des douves et des fossés d'une très profonde humilité.

 

D'un côté, ces défaillances morales qui tendent à ruiner la charité en nous; de l'autre l'ennui et les fatigues du combat spirituel, autant de pris sur le « divin plaisir », que serait naturellement la grâce.

 

Si est-ce pourtant que la charité des saints est à leur esprit dès cette vie, une source vivante de joie. Et quoiqu'ils fussent saisis de craintes, pressés de sollicitudes, fatigués de combats,... la Charité nonobstant portait l'accroissement de leurs plaisirs et de leurs ravissements, jusqu'à un tel excès, que leurs coeurs... confessaient de n'avoir point assez de force pour soutenir les épanchements violents des voluptés charmantes de la divine présence.

 

Suivez bien, je vous prie, son raisonnement. Il y va de toute la mystique. Chardon confesse donc avec saint Pierre et avec les panhédonistes du XVIIe siècle, que la désolation chronique d'une âme pieuse est, pour trancher le mot, une sorte de monstruosité métaphysique, la présence de Dieu - autrement dit la grâce sanctifiante, la charité - étant par elle-même « principe de joie », comme, d'ailleurs, suffirait à l'attester l'expérience même d'une foule de saints. Nous faire « surabonder de joie », c'est le propre de la grâce, comme le propre du feu est de brûler. On sait bien que celui qui « voudra vivre pieusement dans le Christ Jésus » doit se préparer à « souffrir la persécution ». Mais celle-ci

 

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lui viendra de sa propre faiblesse, du monde, du démon, non pas, semble-t-il, de cette présence, qui le rafraîchit, le rajeunit, le réjouit, et, grâce à laquelle, on trouve d'ineffables délices jusqu'au milieu des pires épreuves. C'est bien ainsi qu'a priori les choses devraient se passer, et d'ailleurs, se passent en effet souvent. En toute vie chrétienne, devrait se renouveler le miracle des enfants dans la fournaise : d'un côté, d'impurs foyers d'où jaillissent de cruelles flammes; de l'autre, la rosée de la grâce divine; d'un côté, la croix, de l'autre, un amour jouissant plus fort que la croix. Ubi amatur non laboratur. Rien, non seulement de moins chimérique, de plus réel, mais encore de plus naturel, et philosophiquement de plus nécessaire, que cette victoire du plaisir sur la souffrance. Rien de plus paradoxal que d'établir une « affinité », entre le feu et le froid, entre un « principe de joie » et un principe de tristesse, entre la grâce et la croix, entre la présence béatifiante de Dieu et la désolation, la déréliction prolongée de ceux qu'habite cette présence.

Eh ! sans doute, continue le P. Chardon, mais c'est là proprement le paradoxe même du Christ, si l'on peut ainsi parler, et le paradoxe fondamental de la mystique : une présence, dont les effets naturels se trouvent suspendus pendant plus de trente ans ; une source jaillissante de joie, provisoirement aveuglée.

 

Voici ce qui est plein de merveille, que l'onction qui est source de joie dans l'âme de Jésus, n'a point son effet en toute son étendue, puisqu'elle n'est pas exempte des peines cruelles, sans quoi elle n'a jamais été durant un seul moment ; et que cette liqueur d'huile, contre son naturel d'être communicative et pénétrante, est suspendue en la partie supérieure, parce qu'il a de l'amour pour la justice, et parce qu'il s'est déclaré l'ennemi de l'iniquité. Car autrement, elle devait avoir son effet sur les facultés animales, qui en ont été privées pendant un si long temps.

 

Le rhéteur un peu novice, un peu déclamateur, de tantôt

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a disparu. Reste une philosophie sublime, et qui, pour nous saisir, n'a besoin que de sa propre lumière. Ici, je ne crains plus, pour notre Chardon, la concurrence ni de Bossuet ni de Pascal.

 

L'amour de Jésus est un amour de plénitude, digne du Fils unique du Dieu vivant. Cet amour devait remplir toutes les facultés et tous les sentiments, tant intérieurs qu'extérieurs de sa personne, d'une joie qui lui fût proportionnée. Mais parce que, d'ailleurs, il voulait satisfaire pour nos péchés, par le seul amour qu'il portait à la justice,

 

prenez garde, ces deux mots balaient le panhédonisme comme un fétu,

 

il a... établi le comble de sa joie, non pas à se satisfaire, par la jouissance des voluptés les plus délicieuses du saint amour, mais dans les épreuves les plus rigoureuses des tourments capables de ruiner le royaume de l'iniquité, et de bâtir l'Empire de la Justice, pour la dilection de laquelle il s'est rendu misérable ;

 

et comme, à ces hauteurs, métaphysique et poésie, ou ne se distinguent plus ou s'appellent l'une l'autre :

 

Les anciens se servaient autrefois de deux sortes d'huile : les unes étaient appliquées pour l'usage de ceux qui étaient invités aux festins, et les autres étaient réservées pour la sépulture des morts. L'âme sainte et adorable de Jésus a été remplie de deux sortes d'huile : de la conviviale, en l'amour béatifique ; et de la mortuaire, en l'amour qu'il a eu pour la justice. Disons plus clairement que la même onction est en lui en une façon, l'origine fontale de plaisir et de joie, et, en une autre manière, principe de mort. Et si, d'un côté, elle dispose son esprit à la perfection du bonheur éternel, d'une autre part elle répand en ses puissances les cruautés des dernières douleurs. Il est oint pour être immortel ; il est oint pour être mortel. Il a l'onction qui le rend impassible, il a l'onction qui le fait susceptible de souffrance. Il reçoit l'huile pour la gloire, et il reçoit l'huile pour la croix (1).

 

A ce balancement magnifique, on voit bien que l'artiste

 

(1) La Croix, pp. 73-8o.

 

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n'a pas disparu. Mais le moderne bourreau de ce grand style, n'a pu se tenir de saccager les divins octosyllabes par où s'achève ce grand couplet lyrique : « Il reçoit », corrige le P. Bourgeois, « il reçoit la première pour la gloire, la seconde pour la croix » ; et pour que rien ne manque à la dépoétisation, si je puis dire, de Chardon, le traducteur ajoute de son cru : « Et ainsi se vérifie ce que nous disions au début de ce chapitre : que la charité, au lieu d'être un principe de joie pour l'âme de Jésus, lui a été une source de peine » (1). C'est ainsi que ses propres frères jettent ce nouveau Joseph au fond d'un puits. Somniator ille... Ce poète!

 

Il reçoit l'huile pour la gloire.

Il reçoit l'huile pour la Croix !

 

 
§ 3. - L'état de grâce et l'inclination à la Croix.

 

D'où il suit nécessairement que « l'inclination que l'âme de Jésus a pour la Croix, a son exercice dans les âmes saintes ». La grâce qui nous revêt de lui, nous revêt de lui tel qu'il est, c'est-à-dire entraîné vers la Croix par le poids de la divine présence. La grâce du chef se renouvelle, se continue dans les membres : source vivante de délices qui, d'elle-même, voudrait ne pas jaillir ici-bas; principe de joie, vidé en quelque sorte de son contenu et devenant principe de tristesse ; grâce provisoirement mutilée, découronnée, paralysée et qui nous aimante, non vers le plaisir, mais vers la souffrance.

 

Après l'établissement du corps mystique de Jésus,... après avoir... admiré les inclinations violentes et insatiables de son esprit vers la Croix, nous aurons beaucoup de jour, pour concevoir comment il en ménage la distribution aux âmes qui lui appartiennent par les liens de la grâce... Nous entendrons pareillement comment est-ce que tant plus que ces âmes ont d'élévation en l'union qu'elles ont à son esprit, elles contractent plus d'obligations à souffrir.

 

(1) La Croix..., nouvelle édition revue, I, pp. 1.4o-141.

 

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En attendant la béatitude céleste,

 

les douleurs, les peines, et la mort servent à sa gloire par l'exercice qu'elles donnent aux âmes... Aussi serait-ce un désordre dedans la grâce, et parmi les maximes du saint amour, si des membres nourris de délicatesse étaient liés à un chef percé d'épines.

 

« Un désordre », moins moral que métaphysique, autrement dit une sorte d'impossibilité. La vie surnaturelle de nos âmes, c'est la vie du Christ, et, de celle-ci, Chardon a donné la définition : un poids vers la croix.

 

Ils sont sanctifiés par la même grâce, laquelle est en lui comme en sa source universelle. Or, cette grâce de Chef est communiquée à Jésus pour la fin de son office, à ce qu'il satisfasse, pour les péchés des membres, à la justice rigoureuse de Dieu. En suite (par suite), il contracte l'obligation amoureuse de souffrir, qui était cause à son esprit d'un poids violent, lequel le transportait continuellement à la Croix. Il faut donc de nécessité que cette grâce fasse la même  pente, et exerce la même rigueur dans les âmes prédestinées, afin que le corps mystique ne paraisse point un tout entièrement monstrueux en l'ordre de la grâce, où l'esprit de Jésus serait contraire à soi-même , tout autre dedans les membres que dedans le chef; et afin que toutes les parties se ressentent des dispositions et des affections de la tête, par les influences et les épanchements continuels qui en découlent, avec ce département inégal qui fait l'ordre, la distinction et la beauté.

 

Cette dernière réserve est ici insinuée, très habilement, pour rassurer tant de bonnes âmes, chez qui cette pente se fait beaucoup moins sentir. L'harmonie du monde spirituel veut que des fleurs s'épanouissent au pied de la croix, et que le cantique des enfants se marie au silence accablé des grands éprouvés.

 

Et comme les eaux des fontaines, qui ont passé par certains minéraux, en retiennent encore les qualités et les propriétés en leurs sources, et produisent des effets semblables dedans les personnes qui les boivent ou qui les touchent; ainsi, parce que la grâce découle de l'âme de Jésus, comme de sa source originaire, où elle produit un poids qui regarde la fin pour laquelle

 

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il s'est fait homme, c'est une nécessité qu'elle se ressente de cette disposition en ceux qui sont faits dignes d'y participer. C'est ce que le divin Apôtre appelle charité pressante, amour forçant et contraignant les coeurs... Que si la grâce du Chef a obligé Jésus à la mort, et lui a donné une pente si puissante vers la croix, c'est une suite nécessaire qu'elle forme le même  amour forçant en l'âme fidèle (1).

 

C'est ainsi que, par son activité même , ex opere operato, et de toute nécessité, la grâce du baptême attire sur nous la persécution. Omnes... persecutionem patientur.

 

Ce qu'il faut entendre en un sens très général,.., soit manifestement ou secrètement., soit par afflictions du corps, soit par angoisses et délaissements de l'âme... ; persécutions encore, ou qui ont les hommes pour instruments, non seulement les impies, voire même aucunes fois les fidèles, qui, par ignorance ou par imbécilité, se donnent de la peine les uns aux autres,... ou bien... (celles) qui ont Dieu même pour cause immédiate et applicante.

 

Ces dernières sont comme inévitables. « Celles du dehors » peuvent d'aventure cesser, elles peuvent même nous être épargnées, mais

 

Dieu y supplée, en suscitant des causes internes et quelquefois spirituelles et surnaturelles, prises même dans la condition et dedans la nature de la grâce,... mais en la grâce en sa plus haute éminence. Et parce que cette sorte de grâce ne peut être oisive dedans une âme, sans avoir des matières de son entretien - autrement elle contracterait une langueur périlleuse, qui la conduirait bientôt à la mort ; - elle est avide de croître, et ne pouvant recevoir d'agrandissement considérable sans l'aide des croix,... Dieu ne manque point d'abandonner l'âme à sa propre faiblesse, dedans la nudité de la grâce dont il suspend les effets sensibles. C'est à dessein de l'apprendre à se connaître et à se déprendre d'elle-même, et d'avoir... de l'adhérence à lui seul.

 

Auprès de ce martyre intérieur, les autres paraissent insignifiants.

 

Et puis la toute bonne Providence... a coutume d'amadouer

 

 

(1) La Croix, pp. 119-121.

 

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avec des milliers de consolations charmantes, l'esprit de ceux dont les corps sont exposés à l'épreuve des plus violentes rigueurs... Au lieu que, quand l'esprit pâtit, toutes sortes de joies s'enfuient de l'homme. Il ne saurait admettre d'adoucissement à son mal, tandis que la principale maîtresse qui est en lui est abandonnée au déplaisir, lequel n'a point d'autre garantie de sa durée que la volonté de Dieu, ni d'autre raison de l'extrémité de sa violence que le conseil inscrutable de son amour (1).

 

Il n'est plus impitoyable bourreau que la grâce.

 

L'amour, étant un mouvement de la volonté envers ce que l'on aime, il est nécessaire que ceux qui en sont touchés ne soient plus à eux-mêmes, mais à l'objet qui les ravit (2).

 

Il est donc : « principe de séparation », « cause de mort en celui qui aime » (3). Il est grand,

 

à mesure qu'il forme et qu'il dispose une union plus étroite. Et l'union se trouve plus serrée et plus intime, quand il y a plus de séparation de toute autre chose. D'où vient que le même  amour est tout à la fois principe de vie et principe de mort... ; unissant et séparant ; recueillant et séquestrant; approchant et éloignant; détachant et causant l'adhérence; déprenant et rendant intimement présent. Et la sainteté de Dieu communiquée à ses créatures.., produit une privation générale de tout ce qui est incompatible avec sa pureté immaculée (4).

 

Et comme la sainteté de Dieu

 

le sépare de toute autre chose, pour ne vivre et n'avoir d'opération qu'en lui seul et par lui seul, ainsi veut-il que les âmes que le saint amour dispose à la participation de sa sainteté, en deviennent dignes, et qu'elles en contractent les véritables teintures par cette mort générale des choses, dont la vie est contraire à celle que Dieu veut produire admirablement en leur sein (5).

 

« Amour séparant » ou « pur amour », mort et vie tout

 

(1) La Croix, pp. 125-128.

(2) Ib., p. 131.

(3) Ib., PP. 139, 14o.

(4) Ib., p. 143.

(5) Ib., p. 146.

 

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ensemble. « Vous êtes morts, dit l'Apôtre, et votre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu. »

 

Glorieuse mort, où l'âme expire amoureusement et dit le dernier adieu à la créature!... Riche d'une fécondité divine, puisqu'elle est la source d'une vie qui devient semblable, et s'unit à celle de Jésus, pour être, conjointement avec lui, portée dedans la vie souveraine de Dieu. Mort enfin, qui a plus de présence que d'absence ; plus d'union que de séparation... Mort pourtant plus cruelle que celle qui est le devoir commun de la nature, et insupportable en quelque manière, comme celle que la Justice vengeresse exerce dedans les enfers. Elle ne jette qu'horreurs, elle n'imprime que des effrois et elle ne laisse que des tristes désolations dedans les âmes! Néanmoins, étant bien instruites des propriétés de l'Amour sacré, et de la fin que prétend la Sainteté de Dieu en toutes ces épreuves, elles ne voudraient point avoir changé pour un temps leur martyre rigoureux aux délices enivrants du Paradis, ni les cruelles atteintes de leur mort à la vie heureuse de la gloire (1).

 

Quel philosophe, même incroyant, n'admirerait celte dialectique, subtile certes et passionnée, mais encore plus vigoureuse, et quelle âme désolée n'en sentirait l'immense bienfait? Jamais peut-être, l'activité séparante, simplifiante,

dépouillante de la grâce n'aura été analysée avec plus de pénétration. Encore n'est-ce là que le premier pas de cette sublime course (2).

 
§ 4. - Présence active des trois Personnes divines dans l'âme du juste.

 

Avec le Christ, en lui, et par lui, Les trois Personnes divines demeurent en nous. Présence qui est, elle aussi, principe de croix; principe, non pas plus ou moins inerte et figé, comme on se le représente souvent, mais actif, au sens le plus énergique du mot. Ne jamais perdre de vue, réaliser constamment et avec intensité ce caractère de la présence

 

(1) La Croix, pp. 146, 147.

(2) Je suis bien loin d'avoir épuisé, en ce peu de pages, les beautés du premier entretien. Cf. l'excellent résumé qu'en donne le P. Bourgeois, dans la préface de sa traduction.

 

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divine en nous, est un des plus hauts mérites du P. Chardon.

 

De vrai, puisque, par la grâce, Dieu se communique à l'âme raisonnable, selon le suprême degré dont elle est capable, et que l'opération est sa dernière perfection, et qu'entre toutes les opérations, celles de la connaissance et de l'amour sont les plus éminentes, et que dedans cette ravissante éminence, elle est élevée au-dessus de tout ce qui est moindre que Dieu, pour, par l'exercice de sa connaissance et de son amour, atteindre, toucher, embrasser et posséder Dieu, selon la meilleure façon qu'il se peut, comme un bien duquel elle est rendue propriétaire, par le don qui lui en est fait surnaturellement; il est aisé de conclure que la grâce ne rend pas en nous les Personnes incréées présentes en la manière de simples habitudes oisives, semblables à l'homme qui dort, lequel quoique raisonnable, ne produit aucun acte de raison. Elles ne sont pas encore présentes, seulement comme des charmes puissants ou des objets ravissants de nos opérations; mais elles y sont comme actuantes, comme efficientes, comme appliquantes et comme dirigeantes nos opérations, à l'imitation de ce que Jésus a dit : Mon Père opère toujours, et moi avec lui (1).

 

J'abrège, autant que je le puis, bien que très à contre-coeur, mais je n'ai vraiment pas le droit de supprimer tout à fait ces préludes, que plus d'un trouvera d'abord un peu difficiles (2). Il est si important et si bienfaisant d'exorciser l'illusion néfaste qui fait de la théologie mystique une je ne sais quelle protes sine matre creusa, une science séparée, de luxe, comme l'héraldisme, alors qu'elle est l'épanouissement normal, rigoureusement logique, de la théologie proprement

dite. Le mihi vivere Christus n'exprimerait-il donc l'idéal et la vérité que d'un petit nombre d'extatiques? Le baptême n'établirait-il la présence de la Sainte Trinité, que chez quelques contemplatifs du plus haut degré? Pour peu qu'on y réfléchisse, quoi de plus inconcevable que l'animosité sourde, parfois tapageuse, qui, depuis l'époque moderne divise trop souvent les théologiens et les mystiques, pour le plus grand mal des uns et des autres ! quoi de plus absurde

 

(1) La Croix, p. 447.

(2) Cf. aussi La Croix, p. 441

 

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que ce chien et chat, si l'on ose parler ainsi! Divisus est Christus ? Quel dommage enfin que le chef-d'oeuvre de Chardon, magnifique traité de paix entre les deux camps, soit resté si longtemps comme étouffé? Où s'arrête chez lui la part du théologien et du philosophe, où commence la part du mystique? Il vous répondra quand vous aurez dessiné cette même ligne de partage des eaux dans les écrits de saint Jean ou de saint Paul. Ou plutôt il a répondu, et dès sa préface : « Je ne partage pas la théologie scolastique d'avec la mystique », c'est-à-dire, l’Ecriture, les Pères et

saint Thomas, d'avec le pseudo-Denis, Suse et Tauler. Qu'on me permette donc de citer encore de lui une de ces « théologies » grandioses, de l'intelligence desquelles «  dépend» comme il le rappelle en termes exprès, « toute la connaissance des opérations mystiques (1) ».

 

Il y a deux Processions ou Productions des Personnes divines; l'une est éternelle, l'autre est temporelle ; celle-ci a un commencement, celle-là n'en a point ; l'une est immanente, l'autre se fait au dehors... L'une est appelée simplement génération ou production ; l'autre est appelée envoi ou mission. Et l'une et l'autre perfectionnent l'entendement et la volonté, la première de Dieu, la seconde de l'Homme. Celle-là est la raison éternelle de la production des créatures, et de leur sortie hors de leur cause ; mais celle-ci est le modèle de leur retour. En l'une, nous adorons Dieu comme le principe de notre être; en l'autre nous l'envisageons comme sa fin. La première a ses effets dedans les dons de la nature, elle fait une présence qui est commune à toutes choses bonnes et mauvaises ; et la seconde ne se communique jamais qu'avec les dons et les grâces surnaturelles avec quoi elle clôt le cercle de l'amour de l'adorable Providence, que l'autre avait commencé en Dieu, pour venir en nous; tandis que celle-ci commence en nous et se termine en Dieu.

 

Ce cercle, cette boucle de l'Amour, y a-t-il rien d'aussi beau dans les Pensées de Pascal?

 

La Production éternelle est l'origine de la seconde, ou plutôt la seconde n'est qu'une extension de la première. Je dis mieux :

 

(1) La Croix, p.441.

 

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la Production éternelle et temporelle n'est qu'une même production; la condition du temps n'ajoute rien de nouveau en Dieu, qui est immuable et plénitude de toute perfection. C'est seulement en la créature, qui est rendue participante, par un nouveau changement qui se fait en elle, de ce que Dieu est depuis l'éternité. C'est-à-dire que Dieu commence à produire en l'âme sainte les Personnes qui sont procédantes dans son sein auparavant toute éternité.

 

Les anti-mystiques sont en vérité de plaisants chrétiens, quand ils s'effarouchent de ce que présentent « d'extraordinaires » - c'est leur mot chéri - certaines confidences des saints. Eh! juste ciel! le dogme de la grâce sanctifiante ne

nous plonge-t-il pas dans un «extraordinaire» infiniment plus étrange, aussi vrai néanmoins que les dogmes des géomètres, sinon davantage; cette application de l'activité et de la fécondité éternelles à des créatures, le mystère de la Trinité se reproduisant en chacun de nous?

 

O puissance de la grâce ! 0 excès d'amour d'un Dieu, qui n'a point de bornes aux effets qu'il produit dans l'esprit de sa créature, à laquelle il ne cache et il ne réserve, de tous ses biens, quoi que ce soit qui puisse empêcher l'égalité qui doit être entre les véritables amants. Ceux qui s'aiment parmi les hommes, auraient bien la volonté, dit l'Ange de l'Ecole, de deux personnes n'en faire qu'une ; à quoi ne pouvant réussir sans la corruption de l'une ou de l'autre, ou de tous les deux, ils tâchent de s'unir ensemble, par quelque manière qui ait de la bienséance. Les forces de l'amour humain sont trop raccourcies, en comparaison de celles de la divine Charité, qui transforme la créature en Dieu de telle manière qu'elle l'abîme, en la déifiant, dedans la profondeur des perfections divines, où, ne délaissant point d'être créature, elle y perd pourtant son non-être, et, comme une goutte d'eau se confondant avec la mer où elle est engloutie, elle perd la crainte de devenir moindre.

 

« Perdre son non-être », perdre « la crainte de devenir moindre », c'est là tout le panthéisme, si ridiculement reproché à nos mystiques. Mais quelles formules !

 

Elle prend un être divin dans l'être de Dieu, en l'abîme duquel

 

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elle est submergée par la grâce, afin que, tout ainsi que Dieu est celui qui est..., elle dise : je suis par la grâce de Dieu tout ce que Dieu est par nature. Et que, par conséquent, par l'union qu'elle a aux Termes admirables des opérations éternelles, à savoir le Fils et le Saint-Esprit, qui sont envoyés pour être, non seulement comme les objets, mais encore comme les principes de ses connaissances et de ses amours, elle puisse dire avec l'incomparable Apôtre : « Je puis tout avec celui qui me fortifie », l'essence de son âme, ses puissances et leurs opérations, étant au milieu de l'essence et de la Trinité des Personnes divines, ainsi qu'une éponge pleine et remplie d'eau en toute sa capacité, flottant dans le sein d'une mer, dont toutes les dimensions de hauteur, de profondeur, de largeur et de longueur sont infinies.

 

Les initiés admireront l'insistance libératrice avec laquelle il répète cette distinction essentielle entre la présence divine objet et principe de nos actes surnaturels. Dieu n'habite pas en nous comme une statue sur un autel : il est l'autel aussi bien que la statue ; il ne s'offre pas seulement à notre connaissance et à notre amour : il est notre connaissance elle-même et notre amour. En nous, par nous, avec nous, il se contemple et il s'aime. Ce ne sont pas seulement les puissances de notre âme, ce sont nos opérations qui flottent dans le sein de cette mer. Qui a entrevu ce miracle de pénétration activante, si l'on peut dire, a la clef de toute la mystique. La passivité ne lui est plus un scandale, pas davantage une prime à la paresse. Vie passive certes, puisque Dieu agit en nous plus que nous ; active néanmoins, suractive même, puisque l'activité divine s'ajoute, se mêle en quelque façon à la nôtre.

 

Quel ravissement d'avoir Dieu au dedans de nous-mêmes, dans le plus profond de notre intimité, ruisselant en abondance et se répandant, si je l'ose dire, dans toute l'étendue de l'âme, jusques dedans ses puissances et ses facultés, sans rien détruire, afin qu'elle soit participante de la Société divine, afin qu'elle entre par imitation en la condition naturelle de Dieu tout-puissant, et afin qu'elle soit étreinte et embrassée de la plénitude de la Divinité. Et comme si ce n'était pas assez, pour être tout ensemble perfectionnée et secourue, ennoblie et fortifiée, en son entendement

 

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et en sa volonté, à produire des effets généreux, qui aient une élévation conforme à sa nouvelle condition, et proportionnée à la grandeur du mérite de celui que la grâce rend présent.

 

C'est ainsi que les « Missions invisibles des Personnes divines, par conformité aux deux visibles » - L'Incarnation et la Pentecôte, -

 

font que Dieu est à nous et que nous sommes à lui, qu'il nous tient et que nous le tenons ; qu'il nous embrasse et que nous l'embrassons... Mais, par dessus tout, qu'étant principes d'opérations en nous, il faut ensuite qu'elles fassent que nous nous avancions continuellement et que nous changions d'état, dedans les plus éminents degrés de la perfection.

 

Par où est maintenue la prééminence des hauts contemplatifs sur les « imparfaits » ; et, tout ensemble, démolie cette sorte de fossé que certains imaginent entre les cieux états.

 

Car il faut savoir que ces admirables Missions, comme principes d'opérations surnaturelles,... font que la Grâce ne demeure point oisive, mais qu'elle prend de l'agrandissement, qui vient quelquefois à croître jusqu'à un tel degré, que l'âme est dite changer d'état, se faisant en elle une sorte de nouveauté de la Grâce, dedans une éminence qui l'élève, sans comparaison, au-dessus de sa première sanctification... A mesure qu'elle fait du progrès en l'augmentation de la Grâce et de la divine Charité, les mêmes Personnes divines y sont de nouveau produites, elles commencent de lui appartenir, avec des droits et des prérogatifs singuliers qu'elle n'avait pas auparavant.

 

Des changements d'état, des prérogatives singulières, « une sorte de nouveauté en la Grâce »; mais toujours les mêmes « Missions ». D'où il suit que cette sublime doctrine, dernière raison des expériences mystiques, au sens le plus

étroit du mot, l'est aussi de toute expérience religieuse et de toute vie chrétienne.

 

Cette vérité des Missions divines est un des plus puissants motifs d'avancement spirituel, entre tous ceux que l'on a coutume de proposer, pour exciter les commençants, encourager les profitants et confirmer les parfaits ; parce qu'il tient toujours

 

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l'âme soigneuse de son progrès, éveillée à produire sans cesse des actes plus forts et plus fervents de toutes les vertus, afin que, croissant en la grâce, ce nouvel accroissement amène Dieu de nouveau en elle, pour une demeure qui a plus de présence, pour une union qui a plus d'adhérence, et qui a d'autant plus d'élévation qu'elle a plus d'intimité, plus de pureté et plus de vigueur (1).

 

Cette union vient quelquefois à croître en certains esprits, à se resserrer si fort

 

que l'on n'y discerne presque plus rien d'humain... Ils meurent à toute l'affection et l'opération humaine, ils sont si parfaitement possédés de l'esprit de Dieu, liquéfiés, résouds, unis et déifiés en lui, que l'adorable Trinité est plus vivante, plus opérante, et plus agissante dans eux qu'eux-mêmes dans eux-mêmes.

 

 

Mystère deux fois « inexplicable », « compris », néanmoins « dans les secrets des propriétés de la Grâce (2) ».

 
§ 5. - Le « poids » crucifiant des « Missions divines ».

 

Ces principes posés, Chardon n'aura plus d'autre objet dans les derniers chapitres de son livre, que « l'application des Missions invisibles des Personnes divines aux Croix spirituelles ».

 

Après des vérités si chrétiennes, il est assez facile de conclure que les Croix spirituelles, étant des effets de la grâce, ne séparent pas de Dieu... La grâce ne prenant de l'accroissement dans l'âme sainte qu'à mesure qu'elle acquiert plus de pureté, (et) les Personnes divines ne faisant leur demeure en elle qu'en proportion que la grâce y a plus de radication et de possession, il est aisé de voir que les croix spirituelles, étant des moyens si puissants pour purifier l'esprit, elles seront aussi des aides pour attirer avec d'autant plus de perfection les Missions des Personnes divines, et de leur faire prendre une demeure d'autant plus intime que les croix seront plus affligeantes, et auront causé plus de séparation. Ce qui fait qu'elles sont des moyens bien plus

 

(1) La Croix, pp. 45o-457.

(2) Ib., pp. 464-465.

 

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propres que les consolations, pour insinuer Dieu dans la plus secrète et profonde capacité de l'esprit.

 

On parle donc « avec beaucoup d'impropriété », quand « on appelle les croix spirituelles des absences de Dieu ». Elles ne nous séparent que de ce qui n'est pas lui, à savoir des « grâces et des lumières sensibles ». « Tous les excès d'ardeurs, qui, de la volonté, s'étaient comme débordés, à guise d'un fleuve qui sort de son lit avec  insolence, sur la partie inférieure, par inflammations, élancements, douceurs

et autres ferveurs expérimentales », sont ramenés, par les désolations intérieures, et « recueillis dans leur centre, afin de n'avoir plus d'action que pour le Créateur ». Le fleuve rentre dans son lit; la tendresse de la dévotion se trouve « transformée toute en force d'amour ».

 

Puisque l'amitié parfaite se dépouille du propre intérêt et que les douceurs qui naissent de l'exercice de la tendresse, ont leur expérience dedans la chair, par un effort digne de la noblesse de sa source, (l'âme) ramasse toutes les flammes dispersées en toutes les puissances animales, pour les rallier en la partie supérieure,... où est la volonté, et va convertissant les tendresses en forces, les douceurs en rigueurs, les affections sensibles en impressions déiformes (1).

 

Mais non, ce ralliement, elle le subit plus qu'elle ne le commande, se laissant dépouiller par Dieu, qui ne veut pas que « son affection s'attache à quoi que ce soit qui ne soit point lui ».

 

De crainte que l'usage trop fréquent... de ses consolations n'arrête son inclination,... il lui suspend le ruisseau, pour la faire soupirer avec plus d'ardeur à la source. Il cache le rayon, pour lui donner plus d'adhérence au soleil, dedans la roue duquel, sans qu'elle en fasse expérience, il la tient cachée. Il lui soustrait ses grâces, pour se donner lui-même.... Cependant, il s'insinue doucement, en se faisant maître de toutes les attentions de ses puissances, afin de la rendre jouissante du Bien unique et

 

(1) La Croix, pp. 471-476.

 

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nécessaire, que l'on ne doit aimer qu'avec la même  solitude, qui sépare de toutes choses la souveraineté de son être (1).

 

Forcé de me réduire à ce qui me paraît l'essentiel de la doctrine chardonienne, je dois laisser de côté, dans l'analyse du IIIe entretien, des chapitres entiers où le métaphysicien passe la plume au directeur spirituel ou au moraliste. Voici néanmoins, sur les contre-coups physiologiques du mystique travail que poursuivent en nous les « Missions » du Verbe et du Saint-Esprit, quelques observations fort curieuses, qui ne nous écarteront pas trop de notre sujet. Il s'agit de ces tentations impures qui obsèdent souvent les contemplatifs.

 

Après que Dieu a retiré les aides sensibles de ses grâces des âmes qui lui sont fidèles, il permet qu'elles demeurent ainsi nues dans leur propre vide.

 

Au lieu de ces ferveurs délicieuses, par où il les avait d'abord « ravisamment touchées » et gagnées, il ferme « la porte de ses caresses » et, « qui plus est, il les expose honteusement à toutes les injures des tentations ».

 

Pauvres âmes faméliques, qui sont assises entre deux tables servies de toutes sortes de viandes, sans oser pourtant s'avancer d'y toucher. Car, pour les délectations sensuelles, elles y ont renoncé,

 

pendant ce noviciat de consolations, qui les a dégoûtées des voluptés de la terre;

 

et, pour ce qui regarde les délectations spirituelles, elles n'ont garde d'y porter la main, puisque le Souverain, qui en est l'adorable et le très sage dispensateur, les tient suspendues au-dessus de tout leur pouvoir.

 

Mais voici que, par un automatisme presque fatal, la nature « abandonnée seule » leur fait sentir

 

quelques effets des dérèglements, que la ferveur passée tenait comme liés et mortifiés, (allumant) en la partie concupiscible des

 

(1) La Croix, p. 149.

 

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ardeurs de chercher au dehors, parmi le divertissement des créatures, quelque lénitif au tourment plein d'angoisses qu'elles ressentent.

 

Revanche, d'ailleurs, impossible, leur volonté profonde ne pouvant plus se déprendre de son unique objet, lequel cependant

se cache et se réserve, de manière qu'elles sont contraintes d'endurer tout à la fois.... et la peine de désirer ce que leur acquiescement refuse d'un côté et ce que la volonté de Dieu suspend de l'autre, et le tourment de souffrir le sévèrement de tous les deux.

 

N'admirez-vous pas, non seulement la profondeur et la sûreté de ces analyses, mais aussi les chastes délicatesses de la plume qui les conduit? Piny, qui a traité le même sujet, comme nous le verrons bientôt, paraît bien maladroit, bien rude auprès du P. Chardon, qui pourtant le devance de près de trente ans. La souffrance de « désirer ce que leur acquiescement refuse », comme c'est bien dit ! Ce qui suit est plus curieux et va très loin.

 

Le Ciel pourtant, qui, en ces épreuves, ménage le bien de sa créature, fait que, pendant que l'âme est pressée de disettes, la chair reprenne ses forces, que la dévotion sensible avait beaucoup affaiblies, principalement quand les influences de l'esprit et les regorgements de la grâce se sont déchargés avec véhémence. Car alors la nature s'est affaiblie, les forces se sont diminuées, les esprits se sont consumés et les humeurs en sont demeurées altérées aussi bien que le coeur, où l'impétuosité chaleureuse des désirs a fait comme bouillir le sang vital. C'est pourquoi le Saint-Esprit, maître de la discrétion, tempère l'ardeur de ses effusions, il modère les feux de ses ferveurs, il jette de l'eau sur les brasiers du zèle, il arrête le cours au flux des grâces sensibles, il intercepte les rayons de ses divines lumières. C'est à dessein que tout l'homme reprenne des forces, pour être, par après, plus disposé aux opérations suréminentes, auxquelles cet état de suspension sert d'acheminement (1).

 

(1) La Croix, pp. 521-522.

 

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Les théoriciens profanes de l'expérience religieuse, tous ceux qui flairent sous toute prière un je ne sais quoi de vaguement voluptueux, sinon de morbide, ne sauraient trop méditer ce grand passage : le philosophe de l'impérialisme encre autres, M. le baron Seillière, pour qui mysticisme est synonyme de luxure. Ainsi, la désolation spirituelle nous serait deux fois bienfaisante; d'abord et directement, parce qu'en nous mortifiant, elle ouvre aux ruisseaux de la grâce les profondes retraites de l'âme; ensuite, et indirectement, parce qu'elle empêche nos facultés « animales » de gêner, par une surexcitation trop absorbante et débilitante, le travail tout spirituel des «Missions divines». La désolation « acheminement » aux hauts états spirituels, et, en même temps, régime tonique, cure de montagne, qui donne au corps la force de porter ces hauts états. Qu'il se rencontre des malades parmi les contemplatifs les plus authentiques, nous ne songeons pas à le contester. Chardon veut dire simplement que les « opérations » divines, loin d'altérer nos organes, s'accommodent mieux de leur équilibre normal. Mens mystica in corpore sano. Prise en elle-même, la contemplation, comme aussi bien toute expérience religieuse dans ce qu'elle présente de proprement religieux, ne relève aucunement de la médecine; ou plutôt elle n'en relèverait qu'à titre de remède si l'on trouvait jamais la recette de l'initiation mystique. C'est ainsi que, dans l'ordre naturel, le Stagirique a entrevu la valeur thérapeutique et purgative - catharsis - de la poésie. Rien de moins frénétique et de moins fiévreux, rien de moins voluptueusement sensible, de plus sain, de plus bracing, comme disent les Anglais, que le pur enthousiasme des poètes. Un des maîtres de l'esthétique, John Keble, n'a-t-il pas donné pour titre à ses prélections d'Oxford sur la poésie : De Poeseos vi medica? (1).

Cure de montagne, en effet, où l'on se façonne à se mépriser et à ne plus respirer que Dieu.

 

(1) Cf. Prière et poésie. Paris, 1926, pp. 177-207.

 

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Tout état lui est séant, toute condition sortable. Tout traitement, pour si rude qu'il puisse être, lui semble agréable. Elle vient à faire si peu d'estime de sa personne, que les plus grands abaissements où la Providence l'a réduite, ne sont point arrivés à la profondeur du mépris qu'elle croit avoir trop justement mérité (1).

 

Sa « droite intention » se purifie et se déifie. Elle s'établit sans partage dans un amour dont les racines ne plongent plus dans la nature.

 

Je veux que l'amour naturel ait quelque convenance avec le surnaturel, quant aux effets qu'il produit en la portion animale, et que, de ce côté-là, on ait de la peine à faire le discernement de l'un avec l'autre (2); ils sont pourtant fort dissemblables quant à l'intention. Parce que l'amour de Dieu a trop de pureté et d'élévation pour s'arrêter dans la nature,... au lieu que l'autre y est inséparablement attaché. Cette nature est le centre sur lequel roulent, se tournent et se réfléchissent tous ses mouvements, afin de la satisfaire aux exercices de l'oraison, en l'usage fréquent des sacrements et aux pratiques de vertu, par les douceurs spirituelles. Ce qui se manifeste avec trop d'évidence, lorsqu'elles viennent à manquer : parce que l'esprit, qui se cherche soi-même, se tue de tristesses, et se mine par les inquiétudes ennemies de la constance, qu'expérimentent les coeurs remplis d'une charité désintéressée. C'est ici où l'intention est rendue droite, pure et parfaite, parce que ce sévrement purifie l'oeil intérieur des bonnes âmes, (et) le rend très simple, pour ne pouvoir plus regarder en toutes leurs oeuvres, leurs emplois, pensées, lumières, attraits, impressions ou privations surnaturelles, que la plus grande gloire de Dieu, avec un divertissement absolu et une maîtresse suspension d'application à tout autre objet qui les puisse distraire. De manière que, par un regard très simple, elles ordonnent et dressent toutes choses à Dieu et pour Dieu (3).

 

(1) La Croix, p. 523.

(2) Pour mesurer le progrès constant qu'a fait la philosophie de la prière, pendant la magnifique période où no us sommes, que l'on compare ces quatre lignes aux règles de saint Ignace sur le discernement des esprits.

(3) Chardon ne veut pas dire que le pur amour soit incompatible avec les douceurs sensibles, mais seulement que celles-ci tendent d'elles-mêmes à occuper, sinon à absorber, l'attention et le souci de qui les éprouve. Il y a là des nuances que le P. Piny précisera plus mieux.

 

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La désolation, chemin royal vers le pur amour et l'union mystique :

 

Pendant qu'elle se sent accabler, sous le pesant fardeau de la main de Dieu, elle réveille toutes les puissances sur lesquelles elle a pouvoir de commander; elle ramasse toutes ses pensées, tous ses désirs, tous ses desseins, tous ses amours, et toute sa vertu, pour les transmettre et tout son être par un très simple écoulement affectif, au delà de toute distraction, à l'abri de toute inquiétude, dans le sein de celui, en la présence duquel, elle perd le souvenir, l'attention et le respect de tout ce qui n'est pas lui.

 

On voudrait souligner au passage toutes ces formules plus heureuses, souvent plus neuves, les unes que les autres. Jamais ces deux sciences ennemies, la métaphysique et l'éloquence, ne furent attelées à un même joug avec une pareille maîtrise. Et quel joug magnifique, la description du pur amour!

 

 

L'intention en cet état... devient divine, et non tant divine que déiforme, déifiée et transformée en Dieu, et opérante cette transformation en toutes les choses qu'elle touche ; - comme ferait la poudre de projection, sur les sujets qu'elle convertit en or - en toutes les puissances qu'elle applique, en toutes les actions qu'elle règle, et en tous les sujets où elle est unie, qu'elle rend insensibles à tout attrait, excepté celui qui fait désirer l'amour du Souverain Bien, avec la séparation de tout ce qui retient encore quelque mélange de qualités et de conditions ennemies de la Pureté souveraine.

 

Au milieu d' « un millier de détresses », on se repose dans la volonté de Dieu, tenant doucement la pensée arrêtée, non tant encore sur ses décrets comme sur elle seule ». On n'aspire plus « après les douceurs des consolations », mais après « le Dieu des douceurs des consolations ». L'étape de la résignation proprement dite est dépassée, car se résigner c'est encore s'occuper de soi.

 

On ne reçoit plus les croix, comme des sources d'afflictions, mais (comme) la présence du Dieu vivant, d'autant plus intime,

 

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plus pénétrante, plus unissante et plus transformante qu'elle a moins de mélange et plus de pureté.

 

« Evanouissement de toutes choses », hors la divine présence.

 

Les exercices ne contentent que parce qu'ils cherchent Dieu et cette recherche dérobe à la droiture de l'intention ses propres exercices, avec leurs circonstances de douceur et d'amertume, de plaisir et d'ennui.

 

Tous nos maîtres du XVII° siècle parlent ainsi, On dirait vraiment d'une ligue contre La Rochefoucauld.

 

L'on demeure de telle sorte privé de sa propre volonté, que le divin plaisir prend sa place, par une maîtrise et autorité générale, à laquelle elle se laisse ravir, sans lui permettre de se posséder et de jouir pour un moment seulement, ni de soi-même, ni de quoi que ce soit qui la touche, qui l'environne et qui la regarde. Toutes choses s'évanouissent en la présence de Dieu, devant lequel les créatures les plus pures et les plus élevées n'ont point d'être, de considération, de poids, d'attraits, de vertu ni de charmes. Les objets des sens font aussi peu d'impression sur l'esprit, comme s'il était privé de puissances qui en fussent capables. Ce qui fait que, durant les plus violents assauts avec lesquels on est sévèrement secoué, l'on a tout autant de constance en l'union de Dieu, comme si toutes choses étaient réduites au néant, et que Dieu seul avec l'âme sainte seule demeurassent en être.

Et, par ainsi, quand l'on oit, l'on n'entend pas; quand l'on voit, l'on ne voit pas. Toutes les formes et les images n'excitent ni l'attention ni la considération.

 

 

Recueillement très simple, où l'on trouve en Dieu, « et soi-même et toutes choses »,

 

non dans cette diversité et multiplicité qu'elles ont en leur être particulier et limité, qui cause la distraction, la dissipation et l'épanchement; mais en la simplicité, unité et pureté, qui fait que tout est uni à Dieu par sa propre raison et par sa propre forme, qui le rend infiniment éloigné, distant et séparé de tout, et très recueilli et très intime en soi-même.

C'est ainsi que l'on devient divin et déiforme, pour n'avoir plus

 

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de vie que celle de Dieu; de connaissance et d'amour que de lui. C'est ici où l'on tonnait le néant de toutes choses.

 

Eh! quoi! n'est-ce que cela! Nul besoin, dira-t-on, des lumières mystiques pour reconnaître le néant de tout? Mais non, il ne s'agit plus de cela

 

A proprement parler, ce n'est pas tant une connaissance de cet anéantissement, comme l'ignorance entière de l'être de tout ce qui est créé. L'on contracte ce non-savoir, dedans une lumière surnaturelle très pure, qui surpasse tous les sens, avec lesquels elle ne peut avoir d'alliance ou de proportion, et par-dessus la raison même.

 

« Dans ce vide de tout ce qui est sensible et de ce que saurait atteindre la raison..., l'âme apprend que Dieu est tout, et par conséquent que tout le reste n'est rien »;

 

Cette vérité est la principale... de toute la vie suréminente, et le haut étage de la contemplation, que l'on apprend à ses dépens,

 

c'est-à-dire dans la désolation,

 

parce que, quand l'âme sainte vient à ne faire plus d'épreuve de la présence de Dieu, ni de ses grâces, ni de ses aides, en elle-même, et, se voyant si débilitée et affaiblie qu'elle ne peut rien faire ni produire pour Dieu, elle commence de connaître comme Dieu est tout.... et qu'universellement hors de lui il n'y a rien. Le seul souvenir ou vue de ce tout (1), dans lequel elle ne fait plus d'expérience d'elle-même ni de ses puissances, ni des dons, des aides et des faveurs, dont, jusqu'à présent, on l'a rendue jouissante, fait en elle cette suréminente oisiveté, et ce très haut et très profond silence, que le grand saint Denis veut que nous adorions en Dieu; pour la réduire à la parfaite pauvreté d'esprit, à l'état de pure dépendance et de simple capacité, dedans le vide et dedans le dernier épuisement de tout ce qui est humain.

 

Il est bien évident que nous pénétrons ici dans le Saint des saints. La grâce baptismale, la Présence active et pesante de Dieu, les « Missions » du Verbe et du Saint-Esprit ne

 

(1) Vue amoureuse; acte et état du pur amour, comme Piny l'expliquera mieux tantôt.

 

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conduisent que rarement à de tels sommets; l'essentiel est qu'elles y tendent, et par la voie des croix intérieures. Dans la plus humble prière, s'ébauche « l'expiration mystique »,

 

la mort générale, de laquelle dépend la pleine et entière victoire qu'emporte le pur et parfait amour, où l'on rend l'esprit à Dieu, afin qu'il soit transformé en son esprit, qui sera désormais le principe de sa vie et de ses opérations, ou plutôt, qui sera lui-même sa vie ou son opération, pour parler en termes des maîtres de la Théologie Mystique. Cette expiration de l'âme la met en une très haute abstraction d'esprit, elle l'élève non seulement au-dessus des sens, et au delà de l'entendement,... mais en l'effort qu'elle lui fait faire de surpasser par le vol, c'est-à-dire par le transport de son amour, tout ce que la créature peut comprendre dans son ordre, elle la met reposer dans le bien - dont la circonférence ne se peut mesurer - avec autant de tranquillité qu'un enfant en a, sommeillant dans le sein de sa mère, au soin de laquelle gît toute sa Providence (1).

 

Lu dans le texte même, et non plus rétréci et défiguré par nos analyses, je crois que ce chapitre émerveillera les savants, comme aussi bien la fin de l'ouvrage. Car nous voici en plein mystère. Pour moi, à qui ces régions sont peu familières, j'admire surtout, et l'humaine pitié et la prestigieuse souplesse avec lesquelles Chardon adapte au besoin des âmes les plus chétives ce que le mysticisme spéculatif présente de plus ésotérique. A travers les obscurités de cette orchestration métaphysique, on discerne toujours, comme une mélodie lumineuse et apaisante, la certitude fondamentale : la grâce est principe de croix; le vrai lieu de la contemplation ici-bas, ce n'est pas le Thabor, c'est le Calvaire.

 

On voit assez que cet état de désolation conspire pour faire l'intention droite, pure, déifiée et déiforme... Elle est d'autant plus séparée du mélange des créatures, que l'amour-propre en est entièrement détaché, que la recherche de l'intérêt particulier en est bannie plus absolument. Elle contient d'autant plus de douceur qu'il ne se fait rien sentir en elle qui ne soit divin,

 

(1) La Croix, pp. 525-53o.

 

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et donc rien qui reste accessible à nos puissances de sentir; tous les désirs « se trouvent unis au centre du bon plaisir de Dieu; c'est là où ils viennent se fondre, se résoudre, s'écouler, et puis après se transformer », comme « les métaux

fondus prennent la forme des moules où ils sont jetés..., la totalité de l'affection humaine s'écartant de soi et se transmettant entièrement en la volonté souveraine de son Créateur ».

 

Il leur suffit qu'elles aient Dieu pour elles, et qu'il occupe lui seul le vide,... que ses consolations, ses lumières... remplissaient auparavant. Elles s'estiment d'autant plus heureuses, au milieu de leur disette, que, dedans cet épuisement, ce leur semble, des effets de Dieu, il y a plus de Dieu même.

 

La désolation, plus elle les appauvrit et simplifie, plus elle les remplit de Dieu.

 

Nous appelons une chose simple, qui ne saurait admettre rien d'étranger en soi, qui ne sait que c'est de mélange et de composition.

 

Les joies de la dévotion sensible sont encore quelque chose d'étranger à l'âme profonde, et de là vient que « Dieu, qui est très simple, se transmet facilement dans les pauvres d'esprit; et la simplicité d'esprit donne à l'homme sa prochaine et dernière disposition pour s'écouler et se transformer en Dieu (1) ».

 
§ 6. - La catharsis « déiformante ».

 

Chardon nous l'a déjà dit : tout ou tard, il faut bien que la philosophie abdique ses curiosités, s'incline, se taise devant le mystère de la grâce habituelle. « Quoique la scolastique soit la gouvernante de la mystique, elle ne laisse pas enfin de se complaire en son aveuglement », c'est-à-dire de suspendre ses recherches, pour accepter, les yeux

 

(1) La Croix, pp. 531, 532.

 

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fermés, des certitudes qui la dépassent et que lui imposent, d'une part le dogme révélé, d'autre part l'expérience constante des saints. Mais cette heureuse capitulation, notre incomparable métaphysicien - la métaphysique même -

est bien décidé à la retarder le plus possible, bien décidé à épuiser, pour ainsi dire, jusqu'à la dernière goutte, ce que la théologie mystique renferme d'intelligible, d'explicable. C'est ainsi que, pour ne rien laisser au mystère de ce qu'il peut lui enlever, il consacre les derniers chapitres - et les plus sublimes peut-être de son livre - à suivre jusqu'au seuil extrême de la Grande Ténèbre, l'action dépouillante des Missions divines sur nos facultés spirituelles. Il est assez facile, dit-il au commencement - et ce « facile » a déjà pour nous quelque chose d'étourdissant -,

 

il est assez facile de voir comment toutes les puissances intellectuelles et animales demeurent comme englouties et absorbées par le dessein secret que Dieu prétend dans la conduite que nous avons considérée aux chapitres précédents;

 

et dont, nous essaierons désormais de décrire le mécanisme psychologique ;

 

les animales, afin qu'elles ne s'émancipent pas, par les passions déréglées de la partie irascible et de la partie concupiscible; et, quant aux spirituelles, elles deviennent tellement purgées, éclairées, élevées et perfectionnées, qu'il n'y reste plus rien qui les puisse distraire, ou retarder de se rendre aux charmants attraits de la vie suréminente (1).

 

Bref, il va étudier comment s'opère, dans la mémoire, dans l'entendement, dans la volonté du contemplatif, cette catharsis déiformante.

 

Les premières impressions se font sur la mémoire, dans laquelle il se répand une lumière très simple, très unie, très égale et très paisible, qui fait en elle comme un air serein, que les rayons plus vigoureux du soleil ont nettoyé de vents, de vapeurs, de brouillards, d'exhalaisons, de nuées et d'autres semblables

 

(1) La Croix, p. 535.

 

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impressions...; ce qui fait que, lorsqu'on s'applique aux choses divines, la mémoire se trouve purgée de toute image étrangère, balayée et nette de toute espèce dissemblable à la pureté du principal objet, qui détient le cours et l'exercice de la contemplation.

 

Entendons-le bien : il ne veut pas dire que cette purification balaie d'abord et nécessairement ce que nous appelons les « distractions », les images profanes, importunes, qui, d'elles-mêmes, tendent à nous faire oublier la présence divine. Non, celles-ci demeurent, le plus souvent, pour le plus grand bien du contemplatif. En le mortifiant, en paralysant chez lui la fécondité des pensées proprement pieuses,

elles facilitent le travail divin de la catharsis (1).

 

La mémoire est l'un des plus puissants ennemis de la contemplation. Elle mêle la distraction,

 

même et surtout pieuse,

 

et la confusion, dans l'unité nécessaire en laquelle consiste la très bonne part de Marie. L'entendement donc se trouve beaucoup soulagé;

 

non pas, répétons-le, quand il est débarrassé des distractions, au sens ordinaire du mot, mais quand

 

la mémoire est réduite jusqu'au dépouillement et à la pure nudité dans laquelle, ne voyant autre chose que le souvenir de Dieu, en

 

 

(1) Ici un joli paragraphe sur la mémoire, considérée, même dans l'ordre naturel, comme un fléau. « Une ruche... ou... un pigeonnier, dans lequel on a ménagé une grande diversité de demeures... La mémoire est le magasin, où sont réservées les espèces des choses, que l'entendement doit connaître, en lui fournissant les sujets des riches saillies qu'il produit avec admiration. Néanmoins, il faut avouer que l'entendement n'a point de plus grand empêchement pour assurer son jugement que la fécondité d'une puissante mémoire : sa force et sa vigueur s'épuisent, en pensant trier de la superfluité et de la multitude ce qui est précisément nécessaire pour le dessein qu'il se propose. Aussi la rencontre d'une grande mémoire et d'un excellent jugement est estimée un très grand miracle de la nature. e P. 537. Le miracle est encore plus grand, il tourne même à l'impossible, à l'absurde quand il s'agit non pas de juger, mais de contempler. Il va sans dire qu'un mystique peut avoir une excellente mémoire, mais au cours d'une expérience proprement mystique, cette faculté se trouve réduite à un minimum d'activité.

 

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la présence duquel toute autre pensée moindre que lui s'évanouit, il n'a plus d'occupation qu'à cette présence. La vigueur de son attention n'est plus dissipée à chasser ce qui vient d'étranger, (et) il ne lui reste plus que l'étonnement de la grandeur de Dieu, qui se fait mieux connaître par soi-même que par les images qui le représentent,

 

et que par la réflexion que provoquent ces images. Mais ici je n'ose presque rien retrancher, tant me paraît merveilleuse l'aisance avec laquelle notre Chardon se meut dans la région crépusculaire, où se fait le passage de la méditation à la contemplation, de la connaissance rationnelle à la connaissance réelle. Je le pressentais depuis longtemps, mais jamais je n'ai mieux compris, que ce qui manque le plus aux ennemis de la mystique, c'est l'intelligence. Et quel grand style, à la hauteur d'un pareil sujet, souple et sublime tour à tour et tout ensemble!

 

Ce sont ici les ténèbres où la lumière incréée fait sa demeure, au milieu desquelles elle est vue plus à découvert. Jamais l'entendement ne fut plus disposé pour la recevoir que lorsqu'il s'est développé de toutes les autres lumières, qui s'évanouissent en sa présence,... tout ainsi que la clarté des autres astres est interdite à la vue de celle du soleil.

 

Il y a pourtant cette différence capitale,

 

que la lumière des autres astres ne saurait jamais nuire à celle du soleil, au lieu que celles-ci (les lumières de la raison) empêchent que cette lumière souveraine ne se fasse voir avec ses beautés,... parce qu'elles rebroussent la pointe et la vivacité de l'entendement humain.

Il est donc vrai que la diversité est principe d'égarement et la multitude, cause de dissipation, et que l'unité tout au contraire recueille et renforce. Cela se vérifie principalement au sujet de l'entendement créé, lorsqu'il pense porter sa vue dans les profondeurs inscrutables de la Divinité.

 

Mais la grâce le rendant « participant de la sainteté, qui sépare l'Être divin de toutes choses, pour le faire régner en sa simplicité souveraine » - Chardon associe constamment

 

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à l'idée de sainteté l'idée de « séparation », comme à l'idée de présence, l'idée de poids -

 

il arrive que, dedans le rétrécissement de son centre et de son vide, il connaît mieux la largeur incompréhensible de l'Immensité que, parmi les grands raisonnements et les lumières relevées qui semblaient dilater son sein. Il a plus d'approche aux grandeurs inaccessibles des perfections divines, par les extrémités de son abaissement, que par les élévations qui le ravissaient auparavant. Les ténèbres où il est lui font apercevoir les lumières éternelles plus à découvert que n'ont fait les illustrations passées, dont il est dépouillé. Et avec cette solitude d'espèces, de formes, d'images, de lumières, d'attraits, de pénétrations, de touches et de toutes autres impressions anagogiques, Dieu fait mieux connaître que c'est lui :

 

Prenez-y garde : la catharsis implacable, que décrit Chardon, ne respecte même  pas les lumières surnaturelles, les pénétrations, les touches, les transports, bref les consolations que nombre de spirituels nous présentent comme l'essence même de l'expérience religieuse. Les « lumières » dont nous parle un P. Poulain, par exemple, et dont il fait le privilège des contemplatifs, sont proprement doctrinales, et, si j'ose dire, doctorales, traînant avec elles leur bagage coutumier d'espèces, de formes, d'images. Ils ne l'avouent pas en termes exprès, mais enfin, à les presser un peu, on sent bien que, pour eux, contemplation est plus ou moins synonyme de révélation, voire de vision. Philosophie discutable. Non et non, continue Chardon,

 

dans cette nudité toute pure, dans ce vide très simple, tous les désirs empressés de faire progrès en la connaissance des secrets de Dieu, de s'avancer en la science de ses Productions éternelles... se réduisent au néant. L'on ignore en cet état qu'est-ce que c'est que révélation, l'on ne se pique plus de transports et d'extases; l'on ne se soucie point de visions et d'apparitions.

 

Il ne blâme pas ces diverses grâces, mais il les distingue formellement, absolument de l'expérience proprement mystique.

 

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Parce que l'esprit connaît ici, par la lumière qui lui est à lui-même inconnue, que tout autre milieu pour connaître Dieu ne sert que pour le représenter moindre, sans comparaison, que ne fait cet état de nudité et de dépouillement, d'autant plus propre pour le manifester qu'il a moins d'éloignement et d'entre-deux, et qu'il a plus de pureté et d'élévation.

 

« Représenter », « manifester », expressions équivoques, et comment ne le seraient-elles pas, puisqu'il s'agit d'une connaissance ultra-notionnelle, indescriptible par définition.

 

La curiosité de l'âme meurt; sa démangeaison (doctorale) de découvrir de nouvelles beautés... ne la tourmente plus; ses regards n'ont plus rien de hautain, puisqu'elle les tient abîmés au centre de son propre vide, où elle trouve son Tout et son Rien. C'est sur ces deux considérations,

 

encore un terme équivoque : considérer ne veut pas dire ici réfléchir, méditer, mais toucher, sentir, réaliser,

 

qu'elle balance, comme sur deux pôles, ses mouvements, qui ne sont ni droits, ni en volute, ni circulaires, ainsi qu'auparavant, pour parler aux termes de saint Denis,... mais avec toutes les puissances et toutes leurs opérations, ils sont réduits en un très simple mouvement de trépidation, - tel qu'on dit être au firmament le plus haut de tous les cieux, qui est le siège du Dieu vivant et des bienheureux esprits, - entre ces deux admirations : Vous êtes mon Dieu, et je ne suis pas! ou bien: Qui êtes-vous et qui suis-je?

 

Deux admirations, qui, en réalité, n'en font qu'une, l'envers et l'endroit d'une seule et même expérience massive, d'un seul et même état : admiration qui entraîne « quelquefois » des consolations, « d'autant plus enivrantes que les épreuves qui les ont méritées ont été plus rigoureuses; que les puissances sur lesquelles elles se dégorgent ont été plus purgées, que le principe qui les verse sans mesure est plus proche et plus intime, et que l'union de laquelle à présent elles sont des marques a plus de serre et de force dans ses étreintes ». « Quelquefois », mais non pas toujours.

 

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Ce n'est pas que, nonobstant cet évanouissement d'espèces et d'images en l'entendement, Dieu n'y suspende aussi quelquefois la connaissance de sa présence. Ce qui jette l'esprit en de plus rudes peines que jamais, puisqu'il est contraint de vivre parmi les ténèbres, comme qui serait dedans une basse fosse, abandonné de tout secours, sans savoir comment est disposé le lieu où il demeure, comment et par quelle manière il y est entré, et quelles sont les issues pour en pouvoir sortir. Ce n'est pas qu'il cherche d'en sortir ni qu'il le demande, ni que pour cela il souffre aucune inquiétude, parce qu'il a trop de résignation, l'extrémité de sa peine s'accordant avec la tranquillité de la paix dont il jouit, à l'imitation des âmes du Purgatoire, dont cet état... est une copie très parfaite.

 

On chercherait en vain des louanges qui égalent ce miracle de description :

 

Il se voit pourtant quelquefois comme qui serait suspendu dans une nuée épaisse et ténébreuse, enchâssée dans un vide, entre deux airs éclairés de deux grandes lumières, dont celle qui est au-dessus excède sans comparaison celle qui donne de la clarté à l'air qui est au-dessous, et celle-là serait d'autant plus éclatante que Dieu surpasse par la lumière qui lui est propre toutes les autres lumières émanées de lui.

 

Enchâssée donc dans un vide, entre la lumière divine et celle de la connaissance rationnelle ;

 

et néanmoins il serait empêché, par la résistance opaque de ce chaos dans lequel il est enveloppé, de jouir de la beauté et de l'éclat de l'une et de l'autre lumière. Parce qu'ayant expérimenté que les connaissances dans lesquelles il a fait de très avantageux progrès, au passé, par les formes et les images, et que tout ce que l'on peut penser de Dieu à leur aide, par l'entendement humain, a une dissemblance infinie d'avec la vérité qu'elles cachent et qu'elles ne font que représenter; il aime mieux demeurer parmi les ténèbres et l'obscurité;... ce qui fait qu'il tombe dans une étrange ignorance de Dieu. Car de monter dans cette lumière, où, d'une manière incompréhensible, (Dieu) se fait connaître, il n'y est point attiré. Il dédaigne aussi de descendre dans l'autre, disant avec l'Épouse sainte : J'ai lavé mes pieds, je ne les saurais souiller; je me suis dépouillé de ma tunique, je ne saurais la reprendre. Je ne veux point d'image, je veux le Bien-Aimé. Je

 

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suis sortie de l'enfance et du maillot, des langes et des bandelettes; je ne suis plus petite et jeunette. Ça, qu'il me baise d'un baiser de sa bouche, à faute de quoi,, s'il ne me fait cette grâce, je persévérerai de me rendre dédaigneuse, aimant mieux de demeurer assise dans le vide de ma pensée, dans l'épuisement de ma conception et dans l'anéantissement de mes opérations, en la présence de la très glorieuse Divinité qui se rend inconnue et cachée, et qu'il se vérifie de moi que la lumière, ayant éclairé parmi les ténèbres, n'a pas été aperçue ni comprise par les ténèbres!.

 

Dans ces états suréminents, toutes les puissances de l'âme « et leurs opérations sont ramassées, recueillies, resserrées et unies sans diversité d'images, sans multitude de formes, sans raisonnement, sans discours, à la vérité », ou, pour parler plus exactement, à la réalité « nue et simple », à la présence de Dieu. « L'on connaît Dieu, en cet état », d'une connaissance exclusivement réelle et où ne se mêle, pendant l'expérience même, aucune connaissance rationnelle, « non par manière... d'affirmation, d'agrandissement, d'addition et de multiplication », comme font les philosophes, mais

 

par manière de soustraction, de négation et d'évanouissement de toute pensée affirmative, et de tout concept positif de ses grandeurs.

 

(1) La Croix, pp. 537-542. J'ai honte d'ajouter une précision minuscule, mais indispensable ; je veux dire de traduire en prose les termes poétiques de Chardon. Le « dédain » dont il parle ici, est purement métaphorique; il n'est pas immédiatement volontaire, il ne suppose, de la part du contemplatif, aucune exclusion effective. On ne a' dit pas qu'ayant entrevu la possibilité et les délices d'une connaissance plus haute, ou renonce désormais à la connaissance commune, en d'autres termes, à toute méditation. Non. L'épreuve de ces âmes consiste précisément en ceci que, pour l'instant, leur sont également impossibles et la contemplation savoureuse et le travail méditatif. Pas de choix, pas de dédain. On dédaigne la méditation en ce sens que l'on accepte sans murmure l'impuissance de méditer. C'est ainsi qu'il faut comprendre, je crois, telles autres phrases de Chardon : « En ce haut étage de la contemplation, l'âme sainte méprise toutes les images qui sont du ressort de la raison, afin d'arrêter fixement sa vue sur la lumière divine ». (P. 543.) Ou encore : « Elle jette là le noyau, quand elle a trouvé l'amande; elle méprise la vague, après qu'elle en a tiré la perle. » (P. 544.) Ce n'est pas l'âme profonde qui se fixe sur la présence, et qui s'unit à elle; c'est Dieu lui-même, c'est l'activité des Missions divines qui la fixe, qui l'unit. Elle dépasse la connaissance rationnelle, elle ne la méprise pas. Et tout au contraire, il est normal que la méditation prépare et qu'elle suive la contemplation. Dès que le mystique veut nous communiquer quelque chose de son expérience ineffable, force lui est bien de recourir aux concepts et aux images.

 

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L'âme ne voit pas Dieu par sa propre espèce, ainsi que dans le ciel ; c'est d'une façon occulte, où elle apprend, non ce que Dieu est, tuais ce qu'il n'est pas. Elle le connaît en la sorte qu'il n'est pas tout ce que l'on peut penser, concevoir et comprendre de sa Majesté, soit par les images acquises, soit par les infuses, soit naturellement, soit surnaturellement. Ce qu'elle ne saurait si l'Esprit, dans le dernier effort de la contemplation, ne se trouvait enfin conjoint admirablement aux resplendissants rayons de la Divinité... C'est ce que l'on appelle aux termes de saint Denis : Sagesse folle, science ignorante, connaissance aveugle, lumière ténébreuse.

 

L'entendement étant ainsi « enfoncé dans une étrange ignorance de soi-même et de toutes choses », ayant ainsi perdu « tous les aides et tous les outils du ressort de la connaissance humaine »,

 

la volonté, dépouillée de toute sorte d'obstacles, se trouve non tant changée en inclination d'amour que transformée en ardeur actuelle du même amour, pour se glisser, s'écouler et être totalement en celui qui ne saurait être vu durant cette vie avec la (même) perfection qu'on le peut aimer; que l'on ne saurait connaître comme il se fait sentir, goûter et savourer; et que l'entendement n'est capable de toucher en sa propre forme (au lieu que) la volonté est digne de l'atteindre et de l'embrasser en lui-même (1).

 

En d'autres termes, il arrive un moment, dans ces hauts états, où la connaissance rationnelle, refoulée, exténuée par le travail purifiant et simplifiant des Missions divines, se trouve, provisoirement, mais totalement suspendue. C'est la

contemplation pure, expérience peu commune, en tout cas de peu de durée. Une connaissance, puisque le fond de l'âme s'unit à la présence du Dieu qui l'habite, mais une connaissance très particulière, puisque l'entendement n'y a point de part. Une connaissance unissante; non pas connaissance

 

(1) La Croix, pp. 342-345.

(2) Ne confondons pas ce que j'appelle « contemplation pure », avec « l'amour pur ». La première de ces deux expériences est infiniment rare, la seconde commune. Il est rare qu'on arrive à un dépouillement absolu des concepts et des images; mais pas n'est besoin d'une telle purification pour que l'on puisse atteindre, embrasser (Dieu) en lui-même  ; comme dit Chardon, et pour lui-même, comme va dire Piny. Il y a deux manières de connaître, il n'y a qu'une manière d'aimer. Pas d'acte d'amour qui, pris en lui-même, ne soit pur amour. Beaucoup plus rare, un état de pur amour; et encore plus rare un état pur de pur amour, c'est-à-dire, la contemplation pure. Bref, une connaissance qui ne se distingue pas de l'amour ; un amour, connaissant comme tout amour, même celui des imparfaits, peut connaître, connaît en effet; connaissant, c'est-à-dire possédant, connaissant en tant qu'il aime et possède.

 

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d'abord, puis union; on ne connaît que par le fait même que l'on est uni.

 
§ 7. - L'Ancien Testament et la Mystique de la Croix.

 

Métaphysicien, poète, moraliste, artiste même, j'ai déjà dit et, si je ne me trompe, j'ai assez montré qu'il a tous les dons. Mais jamais peut-être, la richesse de ce beau génie synthétique n'éclate avec plus de splendeur que dans les derniers chapitres de la Croix de Jésus, vastes, fresques bibliques, brossées avec une maîtrise extraordinaire, et qui renouvellent une fois de plus le thème unique du livre, à savoir que « les croix sont des moyens plus parfaits d'union que les consolations ». Comment, d'ailleurs, s'étonner que, non content d'approfondir les maîtres les plus sublimes - le pseudo-Denis, par exemple, -.Chardon ait voulu contrôler, justifier et illustrer tout ensemble, à la lumière des deux Testaments, une philosophie, que nombre d'étourdis sont tentés de prendre pour une simple construction de l'esprit, pour un jeu métaphysique. La Bible n'est-elle pas l'histoire même de la présence divine et, par suite, une mystique vécue, si l'on peut ainsi parler. Le premier des trois « entretiens » n'est en somme qu'un traité de mystique tiré des propres paroles de l'Évangile, comme dirait Bossuet : L' « Amour séparant », principe de croix et de mort à l’ « âme sainte » de Jésus, des Apôtres, de Marie : (dix chapitres, et d'une rare beauté, sur le martyre intérieur de la Sainte Vierge (1)). Dans la troisième entretien, Chardon s'arrête

 

(1) Faute de place, je n'ai rien cité de ces dix chapitres - un des chefs-d'oeuvre de la « littérature mariale », comme on dit avec si peu de grâce, dans notre siècle de fer. Peut-être les retrouverons-nous plus tard, si, comme je voudrais, il m'est possible d'étudier la dévotion du XVIIe siècle à la Sainte Vierge.

 

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de préférence aux saints de l'Ancien Testament : Elfe, Abraham, Jacob, Benjamin, et l'Epouse des Cantiques, pour finir par les deux patronnes - je dis bien les deux - de la théologie mystique, Marthe et Madeleine. Hélas! pourquoi faut-il qu'ici encore je doive courir, pressé que je suis d'en venir enfin à l'autre face de notre synthèse, au P. Piny?

« Dieu fit donc connaître » la mystique de la Croix au prophète Elie, « lorsqu'il voulut le rendre participant de la grandeur de sa présence, qu'il fit passer à l'entrée de sa caverne, où il avait reçu commandement de se retirer, sur la montagne d'Oreb ».

Oh! que Chardon a raison! En cette scène magnifique se réalise toute la philosophie de la prière. Ce fut d'abord

 

un tourbillon de vent impétueux. Le prophète croyait que sans doute la Majesté de Dieu était dedans la violence de cette tempête, quand il entendit une voix qui l'assurait que non. Cette épouvante fut suivie d'un tremblement de terre; après quoi se fit voir un feu dévorant... On lui dit encore que ce n'était point là où Dieu faisait sa demeure, mais dans un très doux et très subtil zéphir d'air rafraîchissant

 

Ce sibilus aurae tenuis est à la fois un talisman et un signe. Redoutez les directeurs dont les grossières antennes restent fermées à ce Iéger bruit. Quant aux savants qui leur ressemblent, il y a tant d'autres sujets d'étude, mais qu'ils ne se mêlent pas de psychologie religieuse. « Dans un air très pur, un serein plein de douceur, un zéphir silencieux, qui s'insinue avec plus d'efficace que d'altération, avec plus d'effet que de bruit, et avec plus de vérité que de montre. »

 

Ce qu'entendant, il se couvrit de son manteau sans se remuer dedans sa grotte, pour se rendre plus disposé à le recevoir. Où il apprit cette sublime vérité de la vie suréminente,

 

non! de toute vie intérieure,

 

que l'amour, qui cause moins d'altération, qui se fait moins paraître au dehors, et qui laisse moins de traces extérieures de

 

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sa présence, contient plus de perfection, laquelle consiste en la tranquillité et au repos.

 

Or, pour rendre le prophète « participant de cette secrète et sublime communication », Dieu avait « détourné les rayons de sa face de dessus lui », le sevrant sans pitié des « effets sensibles de son amoureusement douce présence ». Et le voici

 

tout seul au milieu d'un désert affreux, rompu de lassitude, mourant de faim et de soif, destitué de tout secours humain et accablé d'ennui. Il se voit même abandonné de Dieu en la suspension du secours sensible, qui avait rendu jusque-là son amour infatigable. Il est couché de son long sous un genévrier, qui ne lui produit que des épines et des piqûres, par je ne sais quelle sympathie avec (ses) détresses intérieures... Le monde lui est à charge, son corps le fâche, tout lui fait peur, et, manquant de force pour aller jusqu'à la montagne où Dieu dispose de se faire voir dans ses grandeurs, il se sent pressé de lui dire : Tuez-moi donc à cette heure! Ça, que je meure!

 

Heureuse agonie, qui lui méritera « ce qu'il n'avait jamais pu gagner parmi les ferveurs dévorantes de son zèle » !

 

Le désespoir lui offre la présence du Tout-Puissant, dedans l'obscurité de sa grotte, sous le voile de son manteau, que les dévotions de ses sacrifices, les protestations de sa fidélité, les actions héroïques de sa religion et l'insatiabilité de son zèle n'avaient pu gagner. Il est fait participant de la plus sublime connaissance que l'on puisse avoir de Dieu, en cette vie, lorsqu'il est réduit dans le propre vide de sa connaissance,... mort à lui et à toutes les créatures... Ce qui semblait éloigner Dieu du Prophète, c'est ce qui lui sert au contraire d'occasion d'approches.

 

Ces délaissements sont moins des « dispositions » à l'union, que « des présences », des communications célestes.

 

(1) Remarquez ces derniers mots. Même quand ils appartiennent à des ordres actifs, les vrais spirituels ne cessent pas de dénoncer les dangers de « l'action ». Ainsi le jésuite Lallemaun, comme nous l'avons déjà vu, et le dominicain Piny comme nous allons bientôt voir. Chardon a tout un chapitre sur « les malheureux effets de ceux ou de celles qui par un faux zèle, quittent le soin de leur propre perfection, pour travailler à celle des autres », La Croix, pp. 5o1 sq.

 

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Ils font plus que nous préparer à Dieu, ils nous le donnent, Précieuse formule, plus sûre, plus adéquate, moins féconde en contresens, que la « science ignorante », ou que la « ténèbre lumineuse » du pseudo Denis.

 

C'est ici où se vérifie le paradoxe que Dieu se donne mieux en s'absentant, et que l'amour de ses privations a plus de présence que celui de ses épanchements; que le flux de ses grâces sensibles a moins de force pour attirer ses grandeurs que l'excès de ses détresses; que l'amour se conserve plus saint et plus plein parmi les sécheresses qu'au milieu de l'affluence regorgeante des consolations.

 

Axiome plutôt que paradoxe, pour qui a compris une bonne fois la définition même de l'amour.

 

Et, de fait, l'amour appréciatif, auquel seul consiste le véritable amour d'amitié et la perfection de la charité, a d'autant plus de vertu qu'il est moins mêlé de l'amour intensif, qui est tout de tendresse, au lieu que l'appréciatif est tout de force.

 

Ce qui fait qu'il devient plus puissant à mesure que l'amour intensif demeure plus mortifié, il est plus recueillant, quand l'autre est plus dissipant; il a plus d'union, quand l'amour de tendresse se fait moins sentir.

 

Or, qui ne voit que l'amour « prend ces dispositions plus parmi les croix que parmi les consolations » ?

 

Les désolations sont plus... détachantes des créatures que les douceurs sensibles, puisqu'elles font mourir l'homme à son amour-propre, qu'elles le vident de soi-même, et le réduisent à une pure capacité, pour recevoir les plus riches opérations de la Divinité; ses puissances deviennent insensibles et inhabiles à tout autre attrait, pour être élevées, agies et surmontées par cet Esprit incréé, aux impressions et aux charmes duquel elles sont soumises (1).

 

Telle est sa manière, symbolique plutôt qu'allégorique, philosophique plutôt qu'ingénieuse, d'interpréter les scènes bibliques : il prend les faits dans leur sens littéral, et comme la traduction expérimentale, historique, vivante de sa propre

 

(1) La Croix, pp. 568-574.

 

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doctrine. Le prophète, grand éprouvé lui-même, devient le type de tous les grands éprouvés; l'aura tenuis symbolise le travail divin dans les âmes, et la pénétration imperceptible de la grâce.

Son chapitre sur Jacob m'enchante encore davantage. Jacob, le plus simplement humain des patriarches, le plus près de nous, et j'allais dire le plus pittoresque. Demandez à Delacroix. Un pauvre homme, et de qui l'on a d'abord tant de peine à comprendre qu'il occupe une telle place dans l'Histoire sainte et dans les desseins de la Providence.

 

Il semble que Jacob tienne lui tout seul arrêtés tous les soins du Souverain et qu'il doive, à l'exclusion de toutes les créatures, emporter les avantages et les privilèges de son amour. Vous diriez que les anges et les séraphins aient partagé les services qu'ils sont obligés de rendre à leur Créateur, pour en rendre participant cet homme, et que Dieu lui-même avait conspiré pour ce dessein, en occupant l'autre bout de l'échelle aux pieds de laquelle Jacob était couché, pendant que les anges descendaient de Dieu à Jacob par autant d'escaliers et de degrés qu'ils monteraient de Jacob à Dieu.

 

Débile, néanmoins, insignifiant, et qui le paraît deux fois plus, sous le poids de gloire dont l'accablent les bénédictions d'Isaac. Et puis, soudain, on ne sait comment, métamorphosé en héros, et si bien qu'il doit quitter son premier nom de faiblesse, Jacob, pour devenir Israël. Newman s'intéressait vivement, lui aussi, et pour cause, à ce patriarche, si humain et si miraculeux tout ensemble. Il en parle souvent

dans les Parochial sermons d'Oxford. Mais il le comprend moins profondément que ne fait notre Chardon. C'est que les meilleurs anglicans d'autrefois, les plus religieux, les plus dévots, ne dépassent que rarement une philosophie panhédoniste de la prière

 

(1) Notez bien, avec cela, qu'une telle résistance au mysticisme ne peut être attribuée à la race ou au climat. Nombre de très hauts mystiques dans l'Angleterre d'avant la Réforme. Nous aurons du reste à chercher plus tard l'influence des mystiques catholiques sur l'Angleterre religieuse, et nous verrons qu'à cette influence les dissenters s'ouvrent plus spontanément que la Church of' En gland.

 

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Les délicatesses des affections de Jacob (son panhédonisme) et la faiblesse de sa vertu, faisaient qu'il se servait de Dieu plus qu'il ne le servait, et qu'il ne se servait de lui que pour son profit et pour sa propre satisfaction ; que le gain qu'il prétendait tirer de ses services était le principal motif qui flattait son amour. Ce qu'il avoue lui-même avec beaucoup de naïveté quand il dit : Seigneur, vous serez le Dieu de Jacob, quand vous me donnerez suffisamment de quoi vivre et de quoi me vêtir.

 

Symbole parfait de l'amour « propriétaire », comme disent les mystiques.

 

Voyez, je vous prie, un amour rampant,... dont les mouvements plus vigoureux se réfléchissent sans cesse sur le propre intérêt. Point de Dieu sans consolation, point d'opérations sans ferveurs sensibles; point de dévotion si elle n'est confite dedans le lait, le sucre et les parfums. Ame dedans l'enfance,... esprit délicat,.., personnes lâches, à qui la condition de la Divinité paraît pire ou meilleure à mesure de leurs désolations ou de leurs consolations... Ames vaines et légères, que la présomption porte jusqu'à tel excès que de juger de la valeur de leurs exercices par la qualité... ou par la violence de l'impression qui se fait sentir en leurs dévotions, qu'elles estiment sans mérite, lorsque cette condition leur vient à manquer, laquelle leur sert de motif et de fin, dans les services qu'elles ont voués à Dieu, non comme serviteurs, mais comme mercenaires.

 

« Ce que Dieu donne par condescendance à la faiblesse de la vertu n'est point une marque de sainteté » et, pour tout dire, « le bien doit être tenu pour suspect d'imperfection, qui est commun aux commençants et quelquefois aux méchants, ainsi qu'a fait connaître l'expérience ».

 

Par ainsi, Jacob aimait Dieu clans l'amour de soi-même. Et, quoi qu'il fît plus d'estime de sa Majesté que de toute autre chose, il aime Dieu en se réservant soi-même, qu'il aime concurremment avec Dieu... Il l'aime, non purement comme Souverain Bien, recueilli dans l'infinité qui le sépare de toute chose,... mais comme épanché, restreint et rétréci dedans le sein de Jacob, pour y être pleine source de moins de force que de tendresses d'amour.

 

 

Que cela est beau ! quelle plénitude et de sens et de poésie !

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Non pas que Chardon condamne cet « amour de concupiscence », comme il arrive à Fénelon de sembler le faire.

 

Bien que, par cette sorte d'amour, la nature soit élevée au-dessus d'elle-même en un ordre surnaturel et divin, où l'on s'aime d'une façon bien différente de celle dont l'on s'aime naturellement, puisque, par cet amour, l'on se désire des biens qui sont au-dessus de la nature; toutefois, parce qu'il se trouve mêlé avec la recherche du profit, il n'est pas sans amour-propre, qui est son sujet, ainsi que la grâce suppose la nature. C'est pourquoi il a plus d'affinité avec l'espérance qu'avec la charité, laquelle ne cherche jamais sa satisfaction. J'accorde pourtant que, tout ainsi que la grâce ne détruit point la nature qu'elle perfectionne, de même cet amour de concupiscence élève l'amour-propre dans un ordre divin, inférieur, néanmoins, sans comparaison, à l'état où porte le pur amour de la parfaite amitié, à laquelle appartient de faire mourir l'amour-propre

 

lequel ne meurt, d'ordinaire, qu' « au milieu des croix, des désolations et des absences ». Tout a été dit, et Bossuet viendra trop tard, et Massoulié lui-même! Je demande à ceux qui ont suivi la querelle du quiétisme si le problème, l'unique problème comme Bossuet le répète, n'est pas résolu pleinement, définitivement dans ces quelques lignes lumineuses. Comment soutenir après cela que le pur amour est une imagination de Fénelon ? Et nous revoici enfin à la fresque de Delacroix :

 

C'est enfin là - au pur amour - où parvint la vertu de Jacob, qui, à son retour de Mésopotamie, après avoir fait passer le gué de Jaboc à ses troupeaux, à Rachel et à Lia,... demeura seul au-deçà, durant les ténèbres de la nuit, avec des craintes pleines d'épouvante... Dieu s'apparaît à lui, non pour déployer dans sa poitrine les épanchements des douceurs de la Providence, comme auparavant, mais pour lui en faire expérimenter les rigueurs. Il le traite d'abord en ennemi, il le saisit au corps pour le ruer par terre; il le secoue, il l'ébranle, il le frappe. Il semble que l'issue de cette rude attaque sera la fin de la vie de Jacob. De vrai, il se trouve bientôt réduit aux extrémités dernières de l'agonie, pressé de la force de l'assaillant, saisi d'épouvante d'une arrivée si brusque et si imprévue de ce Tout-Puissant, qui bat avant

 

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d'avertir, qui redouble auparavant que l'on ait moyen de se mettre en défense...

 

Jusqu'ici, Delacroix; maintenant Tauler, Fénelon, tous les mystiques.

 

Cependant Jacob, au lieu de tirer du désespoir d'un combat commencé avec tant de chaleur entre parties inégales, s'excite pourtant à la confiance; les embrassements de son antagoniste le rassurent; ses étreintes lui enflent le courage; ses approches le fortifient; ses secousses l'affermissent de plus en plus.

 

Ainsi est amorcée, avec un art étonnant, l'application symbolique de la scène.

 

Cette guerre commence à lui plaire, pour cela seul que les combattants n'ont point pour fin la séparation l'un de l'autre, mais l'union. C'est pour cela qu'ils s'embrassent, qu'ils s'étreignent et se serrent, et que le plus vaillant est celui dont les accolades sont plus pressées. Ce qui fait qu'il s'attache réciproquement à son adversaire, avec tant de persévérance qu'il ne l'abandonne pour aucun effort qu'il puisse faire sur lui. Le coup qu'il lui donne à la cuisse, lui causant une nouvelle douleur, lui est favorable, parce que, perdant la force en la jambe, pour se soutenir, il est contraint de redoubler les efforts de ses étreintes, pour se mieux affermir. Il est vrai pourtant qu'il ne tiendrait pas longtemps, s'il n'était soutenu par celui qui lui communique, en le serrant, sa toute-puissance, pour vaincre le Tout-Puissant.

 

Merveilleux mariage de la métaphysique et du pittoresque ! Évoqués avec une telle chaleur de pinceau, tous les traits de la scène se révèlent chargés de sens. Dans ce lutteur perdu au fond des âges, tous les éprouvés se reconnaissent. De te fabula narratur. Tant qu'il « jouit des prospérités du saint amour, c'est-à-dire, de ses tendresses, le bienheureux patriarche,

 

voit Dieu par l'intervalle de cette échelle qui touche de la terre au ciel, comme au travers d'une lydale de perspective. Il contemple... Dieu, mais c'est de bien loin, et en perçant au milieu de cette multitude d'anges montant et descendant, qui sont entre lui et son glorieux objet assis au haut de l'échelle, avec lequel

 

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il est uni par cette double chaîne d'esprits bienheureux. Dieu demeurant immobile au-dessus, sans descendre à Jacob, et Jacob en bas, sans monter à Dieu. Ils se touchent, non par eux-mêmes, mais par l'entremise des faveurs et des grâces que Dieu verse dans le sein de Jacob, des lumières et des illustrations avec lesquelles il console son esprit.

 

La preuve en est que « Dieu lui paraît plus grand en un temps qu'en un autre ».

 

Il mesure l'amour qu'il lui doit, non par l'excellence de ses perfections, mais par la grandeur des goûts qu'il ressent au milieu de ses consolations.

 

« Les anges montent et descendent, tantôt s'approchant de la Divinité, tantôt s'en éloignant. » C'est ainsi que « les grâces sensibles n'étant point le Cher Aimé », leur abondance, loin d' « avancer l'union », ne fait « que de servir d'obstacle

et d'intervalle, pour retarder les approches des amants ». Obstacle, «le plus souvent», intervalle, toujours. Et c'est là un principe capital. Mais,

 

il n'en est point de même dans les disgrâces et les aridités de Jacob, où, sans milieu, sans échelle, sans interposition d'escaliers, de degrés, ni de ce grand nombre d'anges, qui, en lui faisant ombre, lui dérobent la vue plus claire de la Divinité et l'éloignent de son union, il se voit, cette nuit, collé au Créateur qu'il voit, face à face, au milieu des combats, des plaies, des craintes, des détresses et des agonies... qui réduisent son âme aux dernières extrémités. Trouvant sa vie dans les périls de la mort, son salut en ses désespoirs. Et lorsqu'il croit être plus éloigné de Dieu, il le serre plus fort.

 

Vérité si bienfaisante et, en même temps, si paradoxale - c'est tout le livre de Chardon - qu'on ne saurait trop faire

scintiller les symboles qui la réalisent.

 

Ainsi Jacob expérimente en ce rencontre que Dieu n'est jamais moins ennemi que quand il fait feinte de l'être; que ce n'est jamais tant lui-même que quand il dissimule (que c'est lui); qu'il ne se donne jamais plus véritablement que quand il prend

 

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une autre forme, et qu'il communique sa présence avec plus d'union lorsqu'il fait semblant de s'absenter.

Apprenons donc en la conduite de Jacob que les croix ne sont point déprenantes, mais unissantes ; que les désolations n'ont point de séparation, mais de l'attachement. Que les délaissements ne divisent point, mais sont des approches bien plus pures, et que les absences du Bien-Aimé, que l'on souffre avec des peines qui font pitié, forment une présence, laquelle, pour se rendre moins sensible, a aussi plus de vérité, et prend davantage l'empire en la partie supérieure, sans que l'amour-propre, qui trouve son tombeau dans la mêlée de ces rudes combats, ait aucune part en la jouissance d'un bien qui a tant de pureté (1).

 

Au style près, étincelant de trouvailles, mais qui hésite encore entre le français et le latin, et qui plie, d'ici de là, sous le harnais scolastique, ou plutôt sous le poids de l'ineffable, n'est-ce pas là un sublime poème symbolique, digne d'être comparé aux mythes mêmes de Platon ? Et que tout cela, bien que si profond, paraît simple! La dévote la plus ignorante le comprendrait, et c'est bien là, comme nous le disions en commençant, le mérite unique de notre Chardon. Poète, il met à la portée des humbles « les vérités principales » de la mystique ; métaphysicien, il oblige ses pairs à confesser que toute philosophie est déficiente, qui se refuse à l'enseignement des mystiques.

 

(1) La Croix, pp. 582-589.
 
 
 
 
 

CHAPITRE II : ALEXANDRE PINY OU LE MAITRE DU PUR AMOUR

 
 
 
 

I. Aix-en-Provence. - Vie dominicaine du P. Piny. - Les approbateurs de ses livres. - Piny et Alexandrin de la Ciotat.

II. LA DOCTRINE. - § 1. Idée générale du système. - Le « Pur Amour », acquiescement à la volonté de Dieu - Vouloir ce que Dieu veut; ne vouloir que ce que Dieu veut; le vouloir parce que Dieu le veut, - Amour de la croix.

§ 2. Le premier commandement et la voie du pur amour. - Facilité des actes du pur amour ; héroïcité d'une vie de pur amour. - L'Eglise et le pur amour.

§ 3. « Faire » et « Laisser-faire ». - « Il vaut mieux le laisser-faire à Dieu que le faire par nous-mêmes. » - L'objection. - Le champ précis du « laisser-faire », - « Laisser-faire », synonyme de « vouloir ». Critique du « faire ».

§ 4. Le combat spirituel et le « laisser-faire ». - La lutte contre les imperfections. - Bienheureux les imparfaits

§ 5. Le supplice des tentations et le laisser-faire. - Refus et acceptation. - Les tentations contre la foi.

§ 6. Le « laisser-faire » et l'amour désespéré. - Les mystiques et l'acceptation hypothétique de l'enfer. - Objet positif de l'acceptation. - Les prétendus « raffinements » des mystiques. - La tentation de désespoir guérie par le désintéressement absolu. - « L'oubli d'amour ». - L'espérance restaurée. - Enfer et pur amour ne peuvent se regarder en face.

§ 7. Activité intense du « laisser-faire ». - Vraie définition du vouloir pinien. - La volonté « purement spirituelle ». - Fine pointe et grâce sanctifiante. - Le « faire », amorçant le « laisser-faire » ou commandé par le « laisser-faire ». - Rien de plus actif que le passif. - La voie héroïque.

§ 8. Pur Amour et Prière Pure. - Ascèse et Prière. -Union d'attente et union de volonté. - Critique de l'ascéticisme. - La prière continuelle.

§ 9. Le petit monde du P. Piny.

 

I. - Il y a quatre ou cinq lustres que je connais le P. Piny; mais, pendant de longues années, je ne lui ai fait que de très rapides visites, renvoyant toujours au surlendemain

 

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le soin de l'étudier pour de bon. Je dis « soin », mais ma frivolité pensait « corvée ». C'est qu'en effet la séduction n'est pas sa qualité maîtresse. Je l'avais rencontré vers 19o5, quand je préparais ma Provence mystique, c'est-à-dire la vie du P. Yvan et de Madeleine Martin. Rencontre assez maussade. Lui aussi, le P. Piny a écrit une Vie de la vénérable Mère Marie-Madeleine... ; c'est du moins le titre de son plus gros livre, mais une vie si peu vie, au sens ordinaire du mot, que je n'eus pas alors le courage de l'achever, et que, même aujourd'hui, je ne suis pas sûr de l'avoir lue, ce qui s'appelle lue. Mais enfin, comme les amis de nos amis doivent être nos amis, et que, d'ailleurs, je suis le compatriote du P. Piny, - j'ai vu passer dans les rues d'Aix, quand j'étais enfant, un de ses arrière-neveux, colonel en retraite, je crois. L'y était resté à la bataille ; on ne l'appelait plus que Pin - je ne manquai plus, dès lors, de mettre la main sur les livres de lui qui s'offraient à moi. Trois, presque aussitôt, qui depuis n'ont plus quitté mes bagages ; et, sur les trois, ses deux chefs-d'ceuvre, sa CLEF DU PUR AMOUR et son ORAISON DU COEUR. Un pressentiment me faisait tenir pour précieux ces vieux petits livres, que je continuais à feuilleter de loin en loin, quoique sans le moindre frisson. Peu à peu, l'amitié naissait, mais impure, je veux dire contre quelqu'un, le P. Piny m'ayant un jour confié dans le tuyau de l'oreille que, si le fameux P. Massoulié, son confrère, et le plus rude adversaire de Fénelon, avait lu la CLEF DU PUR AMOUR, il n'aurait pas trouvé si difficile de donner un sens acceptable à certaines expressions des MAXIMES DES SAINTS. Quoi qu'il en soit, il me tenait, me travaillait et me possédait à mon insu, tant qu'enfin, lorsqu'il a fallu l'aborder pour de bon, je n'ai plus su le quitter.

Il est né dans la haute Provence, à Barcelonnette, en 1639, d'après les doctes calculs de R. P. Mortier. Il prit l'habit dominicain à Draguignan; « ses études terminées, (il) enseigna la philosophie et la théologie à Marseille d'abord, puis à Aix, où se trouvaient les Études générales de sa province ».-

 

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De ce couvent, il ne reste plus que la belle église - aujourd'hui Sainte-Madeleine - où j'ai été baptisé, et qu'une moitié de cloître, dont j'ai touché toutes les pierres. Avec un peu d'imagination, je puis me persuader que je suis né dans la cellule du P. Piny, ou tout près d'elle. Ce n'est pas pour rien que la splendide place qu'on voit de mes fenêtres s'appelle Place des Prêcheurs. « En 1671, il devint Régent des Études. Cette fonction terminée en 1675, Alexandre Piny fut créé Maître en théologie. I1 n'avait que 36 ans ». Si le P. Mortier, qui déroule ces dates, ne soupçonne pas à quel point elles sont émouvantes, c'est qu'apparemment la Provence ne lui est de rien. Le premier livre du P. Piny - l'État du pur amour - livre où se trouve déjà toute sa doctrine, a été publié à Lyon en 1676. Trente-sept ans. Or, on n'improvise pas de pareils ouvrages. On ne songe à les écrire, on ne peut même le faire, qu'après les avoir vécus. C'est donc uniquement en Provence, c'est au-près de l'humble prêtre dont je parlerai plus loin et de quelques Provençales encore plus chétives, que s'est formé le P. Piny; c'est la Provence, et, plus particulièrement, c'est la ville d'Aix, qui a donné à l'ordre dominicain et à l'Église un des plus grands maîtres spirituels du XVIIe siècle français.

« Lorsque, avec le concours de Louis XIV, Maître de Rocaberti fonda la conventualité à Saint-Jacques de Paris, Alexandre Piny fut un des deux religieux de Provence désignés au choix du roi (avril 1675). Quatre ans après, Alexandre Piny demanda et obtint la permission de passer en Orient pour y prêcher la foi. Une longue lettre de Maître de Monroy... le recommande au vicaire apostolique de la Chine, du Tonkin, de la Cochinchine et de Siam. » Toutefois « il ne partit point. La cause de ce changement nous est inconnue ». En 1691, il quitte le couvent de la rue Saint-Jacques, et s'installe an noviciat général, attiré sans doute « par la tenue régulière de la maison ». Cependant, continue le P. Mortier, « le couvent de Saint-Jacques ne supportait qu'avec peine l'absence du P. Piny. Elle pouvait paraître,

 

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en effet, comme une sorte de déshonneur pour la maison, car l'estime qui entourait ce saint homme était grande à Paris. Se retirer de Saint-Jacques pour vivre à côté, dans un couvent plus régulier, c'était en somme jeter, par le fait, un certain discrédit sur la maison. Les Pères de Saint-Jacques firent donc des instances auprès de Maître Cloche, (alors général de l'Ordre), afin qu'il ordonnât au P. Piny de rentrer chez eux. L'ordre fut donné ; mais le P. Piny riposta aussitôt par une démission officielle de la conventualité de Saint-Jacques (1693) ».

De ce branle-bas, certaines confidences du P. Piny que nous retrouverons plus loin, nous donnent, je crois, la raison. Quelques-uns des Pères de Saint-Jacques le persécutaient, nous ne savons d'ailleurs comment ni pourquoi. Ces Parisiens se hérissaient-ils contre ses manières provençales, voire contre son accent? Ou bien, sa mysticité leur paraissait-elle étrange, comme elle eût fait, sans aucun doute, à M. Nicole et à M. de Meaux? Ou encore, le nombre et l'enthousiasme de ses dévotes - parmi lesquelles de très grandes dames - désolaient-ils des directeurs moins achalandés? Menu problème, et plus que banal. Avec cela, qui ne sait que les Provençaux, même de Barcelonnette, exagèrent tout ? Et puis, ils ont cette singularité d'aimer à changer de place ; en quoi plus d'un mystique, même du Nord, leur ressemble, payant par là leur tribut à l'humaine faiblesse. Et voici encore de quoi nous surprendre, ou nous amuser : « Mais, au lieu de demeurer au Noviciat général, le P. Piny passa au couvent de l'Annonciation, qui appartenait à la province de Saint-Louis. Maître Cloche lui en donna volontiers l'autorisation. (juin 1693).., et écrivit, en même temps, au P. Caron, prieur de ce couvent : « Je loue votre sage conduite à l'égard du R. P. Piny. J'espère qu'il sera satisfait du bon exemple des religieux, et qu'il aura de quoi satisfaire le désir qu'il a de vivre dans une grande régularité. Vous faites bien d'user envers lui de toute sorte de bonté. » Cette lettre si charitable, mais où perce quelque pitié, laisse deviner

 

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que, dans la pensée du général, on ne saurait témoigner trop d'égards au P. Piny, soit à cause de son mérite exceptionnel et de sa vertu, soit pour ne pas raviver en lui certaines inquiétudes naturelles, soit enfin pour l'aider à oublier telles injustices ou rudesses du passé.

« Ce fut la dernière étape du P. Piny. II mourut en ce couvent de l'Annonciation, le 20 janvier 1709... Il avait la réputation d'un saint. Rigide observateur de la règle dominicaine, il assistait chaque nuit aux matines ; après quoi, il demeurait en oraison pendant une heure. Ses journées se passaient dans la plus grande activité, prêchant, confessant, écrivant sans relâche... Pécheurs et dévots affluaient vers lui... Il n'y a donc rien d'étonnant à ce qu'un religieux, ascète lui-même, ait écrit des oeuvres de haute spiritualité. Alexandre Piny publia d'abord quelques ouvrages... contre les molinistes, mais son oeuvre capitale, la plus précieuse à coup sûr, est la suite de ses travaux ascétiques (1). »

Ainsi le P. Mortier. Qui toutefois songe à s'étonner que, même après avoir pourfendu Molina, un dominicain écrive sur les choses spirituelles ? Le mystère n'est pas là, mais, tout au contraire, qu'après avoir fait paraître coup sur coup, entre trente-sept et quarante-huit ans (1675-1685), tant d'ouvrages, et si remarquables, le P. Piny se soit condamné ou résigné à ne plus écrire, du moins, à ne plus rien publier, pendant les vingt dernières années de sa vie (1685-17o9). Je sais bien qu'à son magnifique message un seul volume eût suffi ; mais ce volume, que, sous des titres différents, il a publié jusqu'à huit fois, pourquoi, à partir de 1685, cesse-t-il brusquement de le recommencer (2) ? Non que je cherche

 

(1) R. P. Mortier, Histoire des maîtres généraux de l’Ordre des Frères Prêcheurs, t. VII, Paris, 1914, pp. 264-266.

(2) Le P. Mortier fait, sans du reste s’y arrêter, la même remarque. « Tel est, écrit-il, le bilan ascétique de P. Piny. Tous ces ouvrages parurent de 168o à 1685. (Non, de 1676 à 1685.) Ils sont presque introuvables aujourd'hui » ; et il ajoute, avec sa malice coutumière : « Un seul, si nous ne faisons erreur, a été réédité en 1874 sous le titre : Le Ciel sur la terre ou la plus parfaite de toutes les voies intérieures. On dit que le nouvel éditeur est un jésuite. Nous ne le félicitons que d'une chose, c'est d'avoir remis entre les mains des fidèles une oeuvre de premier ordre, et nullement d'avoir corrigé la manière du P. Piny » (op. cit., pp. 266-267). Croit-il vraiment que la manie de « corriger » nos vieux auteurs soit le monopole des molinistes ? manie presque pardonnable quand il s'agit du P. Piny d'ailleurs. Plusieurs livres de Piny ont été récemment réédités par le R. P. Nol. : La Clef du Pur Amour (1918) (se vend : rue de Meudon, Billancourt) ; Le Plus Parfait (Paris, Téqui, 1919) ; Etat du Pur Amour (1923 ; 3, impasse de l'Abbaye, Saint-Maur-des-Fossés).

 

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à dramatiser ce long silence ; il est très possible que Piny n'ait plus écrit, simplement parce qu'il n'avait plus le temps d'écrire. On peut néanmoins se demander s'il n'a pas voulu éviter par là le dangereux fracas des controverses, et faire la part du feu. Ses livres étaient sur le marché, quelques-uns même se rééditaient; pour lui, désormais, il se contenterait de les prêcher. C'est précisément vers 1685 que la réaction contre les mystiques triomphants commence à se dessiner, ou plutôt à prendre une acuité nouvelle. Quelles étaient, à ce sujet, les dispositions de ses confrères? Je ne sais, mais j'inclinerais à croire que, pendant la période critique, nombre d'entre eux penchaient fortement du côté de Nicole. Pour l'insigne P. Massoulié, dont l'autorité était grande, et qui avait avec lui Maître Cloche, cela ne fait aucun doute. Je ne suis pas sûr que le P. Piny ait dû son inspiration première au P. Chardon, mais enfin il continue manifestement ce grand maître, il ne fait guère que le répéter ; l'un et l'autre, ils se réclament également de Tauler, que Piny aura lu, je pense, dans la traduction relativement récente, du P. Chardon. Aussi bien, aucun des livres du P. Piny n'a-t-il paru qu'approuvé et chaudement, comme je vais le dire plus en détail, par les théologiens de son Ordre. Il y aura eu sans doute, d'ici, de là, parmi les moins initiés, quelques résistances, et j'imagine qu'on lui aura conseillé des atténuations. Il me semble, en effet, que, dans les derniers de ses livres, le P. Piny se montre plus précautionné que dans les premiers ; mais ce n'est là, chez moi, qu'une impression de seconde lecture, que je dois livrer, comme, d'ailleurs, tout le petit mystère que je viens de dire, à la critique de plus compétents que moi.

 

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Son premier essai, qu il ne signe pas de son nom, et qui parait à Lyon en 1676, arbore déjà un de ces beaux titres piniens, qui ne laissent rien à deviner de ce qui va suivre : État du Pur Amour, ou Conduite pour bientôt arriver à la perfection par le seul «Fiat », dit et réitéré en toute sorte d'occasions, par un Religieux de l'Ordre des Frères Prêcheurs. Quatre approbateurs, aux noms sonores, les PP. Landry, Chassagny, Duprat, Butavant, tous du couvent de Lyon, et qui, plus près du Midi, ne vont es par quatre chemins. « Il serait à souhaiter, disent-ils, que tous les fidèles dévorassent... cet ouvrage miraculeux. » En ces temps reculés, on lisait encore, sans épouvante, qu'il ne saurait y avoir « ni spiritualité ni perfection dans quelque sorte d'état,... s'il ne suppose et ne comprend le Pur Amour (1) ». C'est déjà une œuvre de premier ordre, au style près, en retard de soixante ans.

Puis vient, seconde synthèse, en 1679, la Vie de la Vénérable Mère Marie-Magdeleine de la très-sainte Trinité, fondatrice de l'ordre de Notre-Dame de Miséricorde - oh ! ce n'est pas encore fini- déduite pour l'instruction des âmes sur le triple baiser de Dieu qui, dans la doctrine de saint Bernard, forme les trois états de la vie Parfaite, des Commençants, des Profitants ou des Parfaits, par le P. Alexandre Piny, docteur en théologie, de l'ordre des Frères Prêcheurs de la Province de Provence, affilié au grand couvent et Collège de Saint-Jacques (2). »

Biographe médiocre, je l'ai déjà dit, le P. Piny retrouve ses avantages, dans le dernier quart (pp. 431-559) de ce gros volume : chapitre purement didactique où, sous couleur de commenter les Maximes spirituelles de la Mère Madeleine, il nous donne une nouvelle synthèse de sa propre doctrine.

 

(1) L’Etat du pur amour, pp. 32-34.

(2) Piny avait-il vu de près la Mère Madeleine ? Je n'en sais rien, mais, très probablement, il aura connu les miséricordiennes d'Aix, puis celles de Paris. A celles-ci, l'idée sera naturellement venue de confier la vie de leur fondatrice à ce Provençal, qui avait fait preuve, dès son premier livre, d'une telle expérience des choses spirituelles.

 

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Il y a là quelques-unes de ses plus belles pages, et des mieux écrites. On en jugera bientôt.

Troisième synthèse : LA CLEF DU PUR AMOUR, qui suivit de près (168o), mais dont il avait déjà tous les brouillons dans ses tiroirs, quand il s'était mis à la vie de la Mère Madeleine. La CLEF n'est, en effet, « qu'une explication un peu plus ample » des exhortations que le P. Piny donnait, depuis quelque temps sans doute, et par intervalles assez espacés peut-être, à l'Abbaye royale de Maubuisson. Ainsi, du reste, auront été composés ses autres ouvrages, à l'exception de la VIE. Notes de sermons, rassemblées et ordonnées vaille que vaille. D'où ces répétitions éternelles, d'où ces phrases qui n'en finissent plus, mais que les auditeurs du P. Piny, entraînés par sa conviction brûlante, pouvaient fort bien trouver courtes. Pourquoi tant regretter les défaillances de son style, il a le mouvement. qui est presque tout?

La CLEF du pur amour, ou la manière et le secret pour aimer Dieu en souffrant, et pour toujours aimer en toujours souffrant (1). Parmi les approbateurs, deux théologiens du « grand couvent ». Livre très utile, estime le P. Thebault, à toutes « les âmes qui désirent d'aimer Dieu, mais purement, sans intérêt et toujours ». Et le P. Antoine Goudin, plus fameux, je crois : « Des moyens si propres, si faciles, et si familiers, pour acquérir cette pureté d'amour, qui fait toute la perfection de la piété chrétienne. » Puis, coup sur coup, une quatrième et une cinquième synthèse : L'Oraison du coeur, approuvée en mai 1682 par le général A. de Monroy, et publiée en 1683 ; le Plus Parfait, également publié en 1683 ; l'un et l'autre d'une rare excellence. L'oraison du coeur, ou la manière de faire l'oraison, parmi les distractions les plus crucifiantes de l'esprit (2). Avec quatre docteurs de Sorbonne,

 

(1) Je citerai ce livre d'après la seconde édition. Lyon, 1692. Ici encore un menu problème. L'approbation du général A. de Monroy est de juin 168o ; celles de la Sorbonne et des théologiens de l'Ordre, sont de juillet 168o, et « l'achevé d'imprimer pour la première fois, de mars 1682. Faute d'impression peut-être, comme il en pleut, si j'ose dire, dans tous les livres du P. Piny.

(2) Mon exemplaire fut jadis la possession d'une mystique personne qui, sans doute, n'avait pas beaucoup plus de lettres que la mère de Villon, « Rennée Bonsergeaut, fille de François Lepinne D. « Ce presant livre apartien arenée lepinne. Elle pris ceus ou celle qui le trouveront de luy (porter?) elle catisfera de leur paine eapri (?) Dieu pour eus que Dieu leur face la grace date an con Bon paradis. n Où sont ces mystiques d'antan ?

 

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parmi lesquels, assez curieusement M. Petitpied, voici encore nos deux Jacobins du grand couvent. A cette fois, Antoine Goudin met les points sur les i. La manière du P. Piny, écrit-il, « quoi qu'elle ait un ton particulier, est toute conforme aux règles générales de l'Évangile ». Avec Le plus parfait, ou des voies intérieures la plus glorifiante pour Dieu et la plus sanctifiante pour l'âme, un nouvel approbateur entre dans la mêlée, un maréchal celui-ci, presque un dictateur, le fameux Noël Alexandre. Quatre pages serrées et convaincues. Goudin est aussi de la partie, et fait sien résolument le plus délicat de la doctrine pinienne (1).

 

Le salut et la perfection étant l'ouvrage du Seigneur, il est certain que la meilleure manière d'y parvenir doit consister dans une parfaite soumission à la divine volonté, en lui laissant faire, afin qu'il forme en nous cet homme nouveau, qui est créé selon son coeur, dans toute la droiture de la justice. Les plus parfaits y découvriront ce qu'il y a de plus pur et de plus sublime dans la vie spirituelle, renfermé dans cette voie d'abandon à la volonté de Dieu; et les commençants y apprendront un chemin facile et ouvert à tout le monde.

 

On reconnaîtra bientôt, j'espère, que je ne perds pas mon temps, quand je fais ainsi briller ces bayonnettes doctorales. Nicole et Bossuet nous guettent, le P. Piny et moi, et d'autres encore, non moins redoutables.

Enfin trois autres petits livres, qui ont moins pour but d'approfondir que de vulgariser la doctrine pinienne, et de montrer à quel point elle est pratique : En 1684, Retraite sur le Pur Amour ou pur abandon à la divine volonté (2); en

 

(1) On a imprimé : Antoine Baudin, et, dans mon édition de la clef, Antoine Gaudin. N'est-ce pas toujours, sous ces divers masques, l'unique Goudin?

(2) On trouvera dans ce livre, un discours véhément et pittoresque sur l'enfer, « grand lac obscur », « conciergeries ardentes s, « un homme tout de feu... des narines duquel on voit sortir sans cesse des étincelles de feu... et dont le souffle est capable d'allumer les charbons les plus froids... », pp. 259, 49.

 

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1685, Les trois différentes manières pour se rendre intérieurement Dieu présent (1) et, la même année, La Vie Cachée, ou pratiques intérieures cachées à l'homme sensuel, mais connues et très bien goûtées de l'homme spirituel.

Pressé d'en venir à la doctrine, je ne puis m'attarder à glaner parmi ces livres de quoi mieux imaginer la personne même du P. Piny. Comment négliger toutefois le curieux passage qui se trouve dans la dédicace de l'Oraison du Coeur ? Il s'adresse à « Son Altesse sérénissime, la duchesse douairière de Brunswick et Lunebourg », et d'abord, sans doute, parce que la sublime doctrine du Pur Amour n'a pas de secrets pour elle, mais aussi pour un autre motif et plus pittoresque.

 

Agréez aussi, Madame, qu'en vous offrant ce petit ouvrage, je tâche en même temps de satisfaire à l'une de mes obligations, qui ne vous est peut-être pas inconnue, et que, vous considérant comme la fille d'une aussi grande etaussi pieuse Princesse qu'est Madame votre mère, je vous donne.., cette petite marque de mon respect, pour lui témoigner que je reconnais, du moins autant que je le puis, la bonté et la charité dont elle me con-sole, autant qu'elle en honore notre habit, quand elle a bien voulu me trouver un lieu de retraite, soit dans la ville ou à la campagne, et m'y appeler de temps en temps, pour me donner lieu de goûter dans la solitude (qu'on ne trouve pas partout), quelque chose de la douceur et de la suavité de celui qui... ne montre ordinairement combien il est doux que dans la solitude et dans la retraite.

 

Elle avait donc mis à sa disposition deux demi-chartreuses, si l'on peut dire, et princières : une à la ville, l'autre à la campagne. C'est là sans doute que Piny se retirait, pour y jouir, pendant quelque temps, de cette délicieuse

solitude, « qu'on ne trouve pas partout », et pas même au

 

(1) « Première manière : Par le souvenir amoureux de la grandeur de Dieu... et de cette vaste immensité qui le rend présent partout; seconde : par l'adhérence et l'acquiescement amoureux à sa divine volonté en tout ce qui arrive...; troisième : par la peine où l'on est de ne pas se souvenir de cette présence de Dieu ainsi et autant qu'on le souhaiterait. » Il vante, à la page 245, « le B. Henry de Suzon, l'un des plus riches ornements de mon Ordre, le Dévot par excellence de la Sagesse et incréée et incarnée ».

 

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« grand couvent ». Ici, nous sommes deux Provençaux à exagérer, l'un tâchant de comprendre et les longs soupirs, et pourquoi pas? le sourire malicieux de l'autre : « Qu'on ne trouve pas partout » (1).

Combien plus précieuses, trois pages de lui, presque inédites, par où je finirai ces quelques notes sur la carrière du P. Piny. C'est l'approbation raisonnée et enthousiaste qu'il donne, en 1679 - apogée de son activité littéraire - à un ouvrage de haute mystique - Le Parfait dénuement de l'âme contemplative. Peut-être connaissait-il familièrement l'auteur de ce livre, un Provençal comme lui, mais de Basse-Provence - le P. Alexandrin de la Ciotat - Civitatensis - prédicateur capucin, qui appartenait alors, semble-t-il, au couvent de Marseille. Le P. Alexandrin, écrit-il,

 

développe avec tant de clarté et tant de conviction tout ce qu'il y a de plus mystérieux, dans la vie mystique et dans la plus haute contemplation que j'ose dire que quiconque en fera la lecture, mais d'une manière à la comprendre, et à vouloir se laisser convaincre, comprendra aisément ce qui lui avait peut-être jusqu'ici paru incompréhensible :

 

toujours cette odeur de poudre, ou, du moins, cette atmosphère d'alerte ; toujours quelque adversaire dans l'ombre, qui se hérisse contre des vérités éclatantes : savoir que, dans l'oraison des parfaits, et parmi les contemplatifs, on contemple, et qu'on peut contempler, sans formes, (sans) images; que la contemplation n'en est pas moins lumineuse, pour ne rien apercevoir de distinct; que l'oraison n'est jamais plus sublime que quand on pense à Dieu et qu'on le connaît, sans penser qu'on y pense, et sans pouvoir comprendre ni exprimer ce qu'on connaît, et qu'on n'est jamais moins oisif dans l'oraison,

 

(1) Ce palais et ce château, voici encore des pistes pleines de promesses, que je signale au futur biographe du P. Piny. Nous savons aussi qu'il a fréquenté chez la Palatine, à qui sont dédiées la Vie de la Mère Madeleine et la Retraite sur le pur amour. « L'attrait dont il a plu à Dieu de favoriser si singulièrement votre Altesse sérénissime et pour la solitude et pour la retraite, m'a été trop souvent connu, pour chercher d'autre protection que la vôtre à un ouvrage, etc..., etc... ». La Clef du pur amour est dédiée à « la Princesse Louyse, abbesse de la royale abbaye de Maubuisson ».

 

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ni l'oraison jamais plus fructueuse, ni plus sanctifiante, que quand on cesse de faire et d'opérer, pour laisser agir Dieu et opérer ce qu'il lui plaît et en la manière qu'il lui plaît. C'est donc le témoignage que je rends à ce livre et à son auteur, après l'avoir lu très exactement, et m'y être instruit, en fait de spiritualité, de bien des choses.

 

Alexandrin de la Ciotat, en effet, intelligence lucide, s'il en fut, directeur d'une rare expérience, et, ce qui n'est jamais à dédaigner, écrivain de race, n'est pas de ces hommes, si nombreux en spiritualité, comme en tous les genres, qui laissent leur sujet où ils le prennent. Disciple d'Harphius et représentant très averti de la tradition franciscaine, il aura, sans doute, appris bien des choses au P. Piny, dont la bibliothèque n'était pas des plus copieuses. Rien toutefois d'essentiel, rien qu'un disciple de saint Thomas, de Suso et de Tauler, ne connût déjà ou équivalemment ou implicitement, si j'ose ainsi m'exprimer. Que, loin de le surprendre, de l'arrêter, en quoi que ce soit, ce livre ait enchanté le P. Piny, c'est déjà très intéressant pour nous, qui ne mettrons jamais assez en lumière l'unanimité de toutes les écoles mystiques. Mais que, pleinement d'accord sur le fond des choses, ces deux spirituels suivent des voies toutes différentes, voilà qui donne davantage à réfléchir et qui nous permet de fixer, d'ores et déjà, l'originalité du P. Piny.

Qu'on me permette un mot plus expressif que décent, mais dont on sentira bien que je ne l'emploie que pour me faire comprendre : l'originalité de ce très haut, de ce pur mystique, comme aussi bien du P. de Clugny, est d'escamoter la mystique. Originalité, qui me paraît bienfaisante à un point que je ne saurais dire. On aurait évité bien des malheurs, si tous les autres maîtres avaient imité cette réserve. Et encore plus intelligente que bienfaisante, si j'ose encore m'exprimer ainsi. On croirait à lire le P. Piny, ou bien que cette sublime théologie lui est étrangère, ou du moins qu'il n'a pas le moindre désir de la communiquer à ses lecteurs. Il fuit d'instinct les technicités où se complaisent la plupart

 

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des autres, la moindre apparence d'ésotérisme. Le P. Alexandrin de la Ciotat distingue « trois journées », « trois pas », trois classes. On monte de la méditation à la « contemplation acquise », puis de celle-ci à l'infuse. Notez que le P. Alexandrin simplifie les choses. Trois degrés, cela fait un escalier bien simple, si on le compare à d'autres échelles, sans en excepter celle du P. Poulain. Dans l'école du P. Piny, une classe unique, toujours la même, du reste. Pas d'examen de sortie. Les élèves vivraient-ils deux ou trois cents ans, qu'ils n'épuiseraient pas l'unique programme, d'ailleurs beaucoup plus facile à comprendre que la distinction entre l'actif et le passif. Mais quoi, dans cette classe, pas un banc d'honneur pour les mystiques? Non, car ce banc, ce serait toute la classe. Il n'y a là, en vérité, que des mystiques, lesquels ne savent pas qu'ils le sont, et n'ont pas besoin de le savoir.

C'est que le P. Piny, négligeant délibérément tout ce qui est accessoire, va droit à l'essentiel de la vie mystique, je veux dire au pur amour, convaincu, d'une part, que ce pur amour est à la portée de tous et, d'autre part, qu'il n'est pas d'acte de charité, si fugitif qu'on l'imagine, qui ne soit déjà mystique, puisque, dans tout acte de charité, les activités de l'âme profonde s'unissent à Dieu.

Et cela, le P. Alexandrin ne l'ignore pas davantage, bien qu'il lui plaise d'approfondir logiquement cet accessoire que le P. Piny se donne l'air d'ignorer. Après tout, dit-il, en effet, l'expérience

 

ou repos mystique... n'est autre en sa propre nature qu'un parfait abandonnement de l'âme au bon plaisir de Dieu, et un anéantissement qui la conduit à une parfaite union (1).

 

Vous voyez qu'ils ne pouvaient pas ne pas s'entendre. Une seule différence entre l'un et l'autre : cette définition que le P. Alexandrin rappelle, en passant, comme un axiome, le P. Piny la tourne, la retourne, l'approfondit, l'illustre de

 

(1) Le parfait dénuement, pp. 325, 326.

 

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mille façons. C'est là, en deux lignes, toute sa doctrine, encore plus riche que simple, encore plus pratique aussi, du moins il me semble, que profonde.

 
II. - LA DOCTRINE

 
§1. - Idée générale du système.

 

Le pur amour, soit qu'on le considère comme un acte exprès ou comme une disposition habituelle, est une adhésion, un consentement, un acquiescement de la volonté de l'homme à la volonté de Dieu. Piny distingue trois degrés dans cette adhésion : vouloir ce que Dieu veut ; ne vouloir que ce que Dieu veut; ne vouloir quoi que ce soit que parce que Dieu le veut. « On veut, mais parce que Dieu veut, et on ne veut que parce que Dieu le veut. » Le premier de ces degrés est

 

à la vérité un acheminement au pur amour, puisque, en voulant ce que Dieu veut, on commence à aimer la volonté de Dieu en ce qu'on veut,... mais ce degré est encore bien imparfait, puisque, en voulant ce que Dieu veut, sans autrement se restreindre à vouloir seulement ce que Dieu veut, on peut vouloir, et il n'arrive que trop souvent qu'on veut encore bien d'autres choses...

Le second degré, qui est quand on ne veut que ce que Dieu veut, est... beaucoup plus parfait, en ce qu'il marque une conformité en quelque manière parfaite entre la volonté de Dieu et celle. de l'âme ;... il est pourtant vrai de dire que ce degré est encore bien imparfait, qu'il y a bien là conformité de volontés, mais non point encore uniformité...

Je puis... ne vouloir que ce que Dieu veut, et cependant le vouloir encore avec propriété de volonté et vouloir, pour ainsi dire, que Dieu le veuille, pour vouloir à même temps ce que je veux.

Ce n'est donc qu'au dernier degré où consiste la pureté et toute la perfection du pur amour : lorsqu'on ne veut plus rien, quelque parfait qu'il puisse être, que parce que Dieu le veut. En sorte que, quant à nous,... nous ne nous portions à vouloir ceci ou cela que parce qu'on y découvre la volonté de Dieu qui, le voulant, nous est aussi un motif (et l'unique motif)... pour nous le faire vouloir... Il n'y a plus (alors) d'autre volonté dans l'âme

 

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que celle de Dieu, l'âme n'étant plus excitée à vouloir par les choses qu'elle veut, mais seulement par le bon plaisir de Dieu qui, le voulant, veut aussi que l'âme le veuille (1).

 

Ou bien, pour employer un synonyme plus familier aux âmes pieuses, l'état du pur amour est

 

cette disposition d'abandon, qui fait que l'âme, convaincue... de l'excellence de la grandeur infinie de Dieu, s'abandonne ainsi qu'une victime d'amour... au bon plaisir de Dieu; s'estime encore trop heureuse d'être un sujet sur lequel la volonté de Dieu soit accomplie, et est ainsi toute disposée à acquiescer et à dire flat à cette volonté adorable, en tout ce qu'il lui plaira ordonner d'elle, soit pour le temps ou pour l'éternité (2).

 

Quelles que soient les difficultés que nous réservent les applications qui vont suivre, ces quelques lignes suffisent à canoniser le pur amour. Dans cet  acquiescement, dans cet abandon, tout ce qu'il y a de positif et d'immédiat est manifestement parfait : et l'objet lui-même auquel se porte l'acquiescement, à savoir : ce que Dieu veut; et le motif qui nous décide, à savoir : parce que Dieu le veut. Le moyen d'imaginer une volonté de Dieu qui ne soit pas sainte, et qui, par suite, ne soit pas aimable, au sens précis de ce mot?

Les définitions ou descriptions négatives que l'on peut donner du pur amour ne sont que la conséquence nécessaire, ou que le revers de cette définition positive. Il y en a par exemple, continue le P. Piny,

 

qui expliquent ce même amour par la suprême indifférence, lorsque l'âme se complaît tellement dans le bon plaisir de son Dieu que, dans l'assurance où elle est que toujours (ce) bon plaisir... sera accompli, tout le reste lui devient saintement indifférent; qu'elle marche du même pas sur les épines et sur les roses. Je veux dire que, quoique 1a nature goûte différemment ce qu'il y a d'amer et de doux dans la voie de la perfection et du salut, la volonté néanmoins loue Dieu également dans tous les deux,... reçoit indifféremment les bons et Ies mauvais succès, après qu'elle a fait

 

(1) La Clef du pur amour, pp.  99-101.

(2) Ib., pp. 4, 5.

 

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ce qu'elle a pu... et, étant indifférente à soi, à tous, et à tout, est toute préparée à recevoir telle forme, tel ordre, tel mouvement, que la divine volonté voudra lui inspirer et lui donner.

 

La moindre réserve que l'on apporterait à cette indifférence contrarierait, cela va de soi, la définition même du pur amour. En cet état,

 

l'âme est si fort détachée de tous ses intérêts, dans l'amour qu'elle a pour Dieu que, même quant aux prétentions qu'elle peut avoir à son paradis de délices, elle s'en désapproprie entre les mains de sa divine volonté.

 

Elle ne le refuse certes point, elle le veut, au contraire, mais

 

elle ne le trouve délicieux pour elle que parce qu'elle voit que c'est l'ordre, la volonté et le bon plaisir de Dieu qu'elle en goûte les joies. Et se contente, quant à elle, du paradis d'amour, où elle est déjà, qui est cette assurance amoureuse, et ce souvenir amoureux qu'en quelque état qu'elle puisse être, toujours Dieu sera ce qu'il est, et sa divine volonté toujours accomplie.

 

A ce mot d'indifférence qui, bien que très juste en lui-même est trop voisin d'apathie, et qui, d'ailleurs, peut sembler suspect de quiétisme, d'autres préfèrent un synonyme plus lumineux et plus suavement pratique.

 

Je connais une âme très intérieure qui explique ordinairement ce pur amour par l'oubli de nous-mêmes, mais oubli d'amour

 

(oubli, revers de l'amour).

 

Lorsque l'âme, après avoir acquis l'horreur du péché, après être arrivée dans l'état où les imperfections sont autant de sujets de croix, elle renonce ensuite si fort à elle-même, pour ne vouloir que le bon plaisir de Dieu, que le moindre regard vers elle la blesse; le souvenir de la vie passée, qui est si nécessaire dans la vie purgative... lui est alors insupportable, non pour en refuser l'amertume et le remords, mais pour ne pouvoir l'accorder avec la pureté de son amour, qui ne veut plus que Dieu et son bon plaisir. Elle ne saurait non plus penser à son état présent, quant à son intérieur, tant désolé peut-il paraître. Que

 

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si quelquefois elle pense ou au présent ou au passé, ce n'est que pour en étouffer plus promptement le souvenir... et s'affermir encore mieux dans son oubli d'amour, par le sacrifice qu'elle en réitère (1).

 

Mieux vaudrait enfin peut-être la définition, moins rigoureusement exacte puisqu'elle ne regarde que le pur amour d'ici-bas, moins technique, mais plus accessible à toutes les intelligences et à toutes les bonnes volontés ; définition

positive et négative tout ensemble et à laquelle le P. Piny revient constamment : celle-là même qu'il insinue dans le titre d'un de ses plus beaux livres

 

La clef du pur amour ou la manière et le secret pour aimer Dieu en souffrant et pour toujours aimer en toujours souffrant.

 

Comprenez bien, toutefois, qu'il ne s'agit pas ici de la simple vertu de résignation. Ce mot ne se trouve pas dans le lexique du pur amour. Le pur amour ne se résigne pas à souffrir, il aime à souffrir, il acquiesce, il s'unit au bon plaisir de celui qui nous veut dans la souffrance; il est le ferment secret, l'épanouissement suprême de la vertu de résignation, comme de toutes les vertus.

 

Enfin il y en a qui expliquent le pur amour par l'amour de la croix, ou acceptation amoureuse de la divine volonté dans les dispositions crucifiantes et dans les peines qui accueillent l'âme... Ils veulent que, comme il n'y a amour si pur, ni moins intéressé, que celui qui nous fait aimer Dieu à nos dépens, que ce soit aussi sous le divin pressoir de la croix et sur le Calvaire, que l'amour achève de s'épurer... Ainsi, disent-ils, c'est être dans l'état et dans la voie du pur amour quand on souffre et qu'on veut souffrir; quand on est dans cette préparation de cœur et d'esprit de ne vouloir jamais être en ce monde sans croix, de la porter en louant Dieu... et non pas seulement de la traîner avec regret et avec volonté de s'en décharger, si on pouvait (2)...

 

Non pas que le pur amour ait un goût exclusif pour la

 

(1) La Clef, pp. 5-8 : Cf. ib., pp. 148, 149; 264, 265.

(2) Ib., p. 10, 11.

 

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souffrance. Par définition, il n'a de goût pour rien de créé. Indifférent à tout ce qui l'afflige, comme à tout ce qui le réjouit. Désapproprié de tout, si bien qu'il « ne peut souffrir cette manière de parler, qui est pourtant assez commune parmi les spirituels, qui aiment un peu moins purement : son bonheur, son avancement, sa perfection », ses épreuves, ses croix (1). Ce n'est pas vers la croix, prise en elle-même et pour elle-même, qu'il se porte, c'est vers la volonté crucifiante de Dieu. La croix néanmoins a cet avantage - elle n'a que celui-là - qu'il n'y a vraiment pas moyen de l'aimer en sa qualité de croix, c'est-à-dire de faire qu'elle ne soit pas à la nature un objet de crainte ou d'horreur, tandis que, pour nous complaire aux grâces de ferveur ou de joie sensible, nous n'avons qu'à suivre notre inclination naturelle.

 

J'avoue qu'une âme, qui abonde... en lumières et en consolations, peut pratiquer le pur amour à l'égard de Dieu lorsque, dans la seule vue... de l'excellence infinie de Dieu, elle vit comme abandonnée à son bon plaisir, ne se complaisant point en ce qu'elle est alors, ni aux lumières et aux grâces sensibles que Dieu lui donne, mais en Dieu seulement, qui se plaît et se contente à lui en faire part. Mais, outre qu'il est alors extrêmement difficile de faire ce discernement et de ne pas se contenter, quand on a tout sujet d'être content, il faut avouer... que dans cet état... de consolation, où tout abonde, il n'est pas bien difficile ni onéreux de s'abandonner.., ni demeurer abandonné à la divine volonté (2), et, partant, que ce n'est pas là donner des marques d'un amour extrêmement pur (3).

 

En aimant la croix, on est sûr « qu'on aime sans intérêt, qu'on aime pour contenter le Bien-aimé ». « Par cet acquiescement à la divine volonté, dans les occasions de souffrance, nous nous accoutumons à aimer Dieu à nos dépens et d'un amour qui tend, non à contenter celui qui

 

(1) La Clef .., p. 9.

(2) Est-ce bien sûr? Je croirais plutôt - et, au fond, le P. Piny croit, lui aussi, que cet abandon du par amour est beaucoup plus difficile, lorsque la nature trouve à se contenter.

(3) La Clef, pp. 114-116.

 

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aime, mais bien à contenter le Bien-aimé, ou tout au plus à nous contenter en ce qu'il est content,... quand même ce serait aux dépens de notre propre contentement (1). »

Du pur amour ainsi compris, l'agonie du Christ au jardin nous offre le parfait modèle et la formule idéale, formule aussi limpide et facile qu'héroïque. Non mea voluntas, sed tua fiat. Ce fiat, c'est le « moyen court » du P. Piny, toute la perfection qu'il nous prêche se réduisant à vouloir sans cesse et à dire ce fiat, à le dire pour arriver à le vouloir pleinement. Deux lignes, mais d'une richesse et d'une fécondité spirituelle sans bornes, résument tout ce qu'il a écrit : « S'abandonner à la volonté de son Dieu et, par cet abandon, mourir à toute propre volonté, où est la charité parfaite et le noeud de toute perfection (2) ».

 
§ 2. - Le premier commandement et la voie du pur amour.

 

Plus une doctrine est simple, plus semble subtil celui qui s'aventure à la démontrer. Le difficile, dirait volontiers le P. Piny, n'est pas de justifier le pur amour, mais au contraire d'imaginer un véritable amour qui se terminerait à l'intérêt propre de celui qui aime. Vouloir son bien à soi peut être une chose excellente, mais ce n'est pas là ce qu'on entend par aimer. Dans la mesure où je ne veux que mon bien, je n'aime en réalité que moi. Perfecta charitas, nulla cupiditas. Il n'est pas défendu à celui qui aime de songer aussi à ses intérêts propres, mais, pour autant qu'il y songe, il n'aime pas. D'où le problème très élégant que se pose le P. Piny : Pourquoi parler ici de perfection, se demande-t-il, comme si le pur amour n'était demandé qu'à une poignée d'âmes héroïques ? Et le moyen de satisfaire au premier commandement,

 

si, dans l'amour que nous portons et prétendons porter à Dieu sur toutes choses, nous sommes et demeurons encore propriétaires

 

(1) La Clef, pp. 12, 13.

(2) Retraite sur le pur amour, épître.

 

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de quelque chose, par un effet du propre amour... Comment n'être point propriétaires en aimant, si nous avons, en nous donnant à Dieu,.., toujours quelque chose en réserve, soit temporel ou spirituel ; et comment se donner et vouer à Dieu sans réserve aucune que par le pur amour, qui... fait que nous ne voulons avoir de vie, d'âme, d'éternité et de salut que pour en faire, au moyen du fiat, le sujet de son contentement?

 

 

Tous les théologiens ne demeurent-ils pas d'accord que « par l'amour d'appréciation » que ce précepte nous impose,

 

nous devons si fort apprécier le bon plaisir de Dieu, et avoir l'excellence... de Dieu en telle estime qu'on ne refuse pas de tout perdre, et lui tout sacrifier, quand tel serait son bon plaisir, et, comme parle l'Évangile, donner ou vendre tout le reste pour ce trésor caché ? Or, comment entrer dans ce sentiment et dans cette disposition,... si nous n'en sommes au pur amour, et si nous n'aimons Dieu en un point que nous... soyons prêts de dire à son égard ce que dit autrefois la mère d'un empereur, par un amour aussi aveugle et désordonné que le nôtre sera juste et légitime : « Que je meure, pourvu qu'il règne ! » Ne faut-il donc pas confesser que, puisque cette voie du pur amour a une telle liaison avec ce premier de tous nos devoirs,.., tous sont appelés au pur amour, étant tous si étroitement obligés à ce premier commandement (1)?

 

N'est-ce pas ainsi, du reste, que l'Église semble l'entendre : « l'acte de charité » dans nos livres de prières, n'est-il pas un acte de pur amour? Mais, s'il en est ainsi, encore une fois, de quel droit les spirituels nous proposent-ils « comme une voie particulière et singulière, comme la plus parfaite de toutes », Si parfaite même qu'elle nous semble presque chimérique, une voie qui s'impose tellement à tous les chrétiens « qu'il n'y ait personne qui doive oser s'en dispenser » ?

Cette difficulté, répond le P. Piny, n'est que spécieuse : on peut la résoudre

 

bien aisément si l'on veut faire une distinction.., et se souvenir que ce n'est pas la même chose qu'un chacun fasse sa voie de

 

(1) Etat du pur amour, pp. 32-34.

 

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l'abandon à la divine volonté,.., ou que cet abandon se trouve dans la voie d'un chacun... Faire sa voie de cet abandon,.., c'est proprement n'avoir en vue, en désir, et pour but que cet abandon total... en cette volonté de Dieu, pour s'y abandonner continuellement, pour lui laisser faire en toutes choses, et accepter tout ce qu'il fait, au lieu que, quand cette voie d'abandon ne fait que se trouver dans les autres voies, les accompagner, ou y être supposée comme fondement, on est bien (sans doute de volonté et de cœur dans cette disposition,

 

mais on y est à son insu, en quelque manière, et sans que cette disposition confuse, globale, endormie, pour ainsi dire, ou, du moins, gênée et comme étouffée par des dispositions différentes et plus agissantes, devienne la règle normale, constante, impérieuse de toute la vie intérieure (1).

S'il vous paraît embarrassé et pesant, et moi, d'ailleurs, comme lui, c'est peut-être que vous soupçonnez mal l'étrange et litigieuse complexité du problème. Les théologiens admireront au contraire sa dextérité merveilleuse, le souci qui le tient d'éviter l'ardeur deux fois stérile des controverses, dans un exposé qui ne s'adresse qu'aux âmes pieuses. Songez à la sottise éperdue de l'épître de Boileau sur l'amour

de Dieu. Une sottise de plus ou de moins ne serait rien, mais celle-ci risque d'épouvanter, d'accabler les simples, de leur rendre insupportable le joug « doux et léger » de l'Évangile. Nous ne pouvons certes pas les dispenser du premier précepte - en quoi se résume toute la loi - mais quelle joie et quelle bonne oeuvre si nous arrivions à montrer que, pour obéir vaille que vaille et d'une façon suffisante, au commandement du pur amour, il n'est pas besoin d'une vertu héroïque!

Le pur amour serait donc imposé à tous, mais à chacun selon sa grâce et selon ses forces. Il y a le pur amour des parfaits - celui-là même que prêche uniquement le P. Piny : voie royale ou plutôt raccourci large et direct, où ils s'engagent spontanément, dès que leur volonté se met en marche.

 

(1) Le plus parfait, pp. 33o-331.

 

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Après de longs efforts, ils se sont fait comme une habitude de passer par là. Et il y a le pur amour des commençants, ou des chrétiens ordinaires, la même voie que tantôt, même tracé, même orientation, niais qu'ils prennent si rarement de propos délibéré, qu'elle ressemble à ces routes abandonnées, effacées, où il semble que personne n'ait mis le pied. Ils y passent, néanmoins, sans qu'ils s'en aperçoivent, et ils y repassent; ou plutôt ils la traversent, et plus souvent qu'on ne croirait, comme, au long d'une montée difficile, la route carrossable traverse, d'ici de là, les roides et rapides lacets des piétons.

Pour le P. Piny, les autres voies moins directes et qui sont aussi les plus battues - crainte filiale, désir de la récompense - toutes celles où l'on s'occupe encore de soi-même, où l'on paraît s'aimer soi-même d'abord, toutes ces voies rencontrent nécessairement, d'ici de là, celle du pur amour, se confondent parfois avec elle, faute de quoi elles ne conduiraient pas au ciel. En vérité, la grâce aidant, tout

chrétien de bonne volonté est dans la disposition, beaucoup plus solide qu'il ne l'imagine, d'aimer Dieu par-dessus toutes choses et « parce qu'il est souverainement aimable » ; disposition qui s'actualise plus ou moins souvent, qui fleurit, pour ainsi dire, en actes plus ou moins formels, imperceptibles pour la plupart, réels cependant. Quand nous savons le prix des mots, c'est à peine si nous osons dire à Dieu que nous l'aimerions alors même que, par impossible, nous n'aurions rien à craindre ni rien à espérer de lui ; notre crainte elle-même et notre espérance le lui disent pour nous.

 

Quant on demandera à un saint Jérôme, qui tremble dans sa voie ; à un saint Hilarion, qui fait tous ses efforts, à l'heure de la mort, pour s'encourager et se raffermir dans sa crainte, s'ils ne sont pas dans la disposition... à laisser faire à Dieu et demeurer abandonnés à tout ce qu'il fera, ils répondront que oui; puisque, sans cette disposition, leur voie de crainte ne serait point sainte... comme elle a été; mais qu'ils ont tout autre chose

 

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en vue, comme sont les rigueurs des jugements de Dieu..., qui est ce qui distingue et différencie leur voie. Et ainsi, il est bien vrai que cette voie, dont nous parlons, peut et doit se trouver dans toutes les autres voies intérieures, pour qu'elles soient bonnes et saintes ; et c'est dans ce sens que nous avons avancé que c'est une voie générale qui convient universellement à toute sorte de personnes, mais un chacun pourtant n'est pas appelé à faire ainsi sa voie de cet abandon total,... pour n'avoir intérieurement en vue que cette volonté adorable,... qui est ce que nous appelons le plus parfait ou, de toutes les voies, la plus glorifiante pour Dieu et la plus sanctifiante pour l'âme (1)...

 

Non pas, dira-t-il encore, que, « dans toutes sortes de voies, on ne doive être dans la disposition d'acquiescement et d'abandon,... mais parce que cette disposition, qui est comme supposée (implicite) dans les autres voies, est comme le but et le terme de celle-ci » (2).

Telle est bien, d'ailleurs, la pensée, l'arrière-pensée de l'Église. Si l'acte de charité qu'elle nous fait réciter à tous ne veut pas dire tout cela, il ne veut rien dire. L'Église nous connaît mieux que nous ne nous connaissons nous-mêmes; elle nous voit, tout ensemble, et meilleurs et pires que nous ne nous voyons nous-mêmes, capables de toute faiblesse mais aussi capables de Dieu. Un acte de charité sincère, ardent même, rien de plus facile, rien de plus humain; notre être profond l'appelle déjà, et la grâce du baptême nous y porte avec un élan décuplé ; le rare, l'héroïque est de réaliser sciemment et pleinement la simple formule que nous récitons et de transformer cette aspiration fugitive en une disposition habituelle, si bien qu'aux

actes de charité succède un « état de pur amour ». Il est très vrai qu'à la lueur de cet éclair, éblouis par la splendeur des attributs divins, nous perdons de vue nos intérêts propres et jusqu'à notre personne, mais pour nous reprendre aussi vite que nous nous sommes donnés. Amour pur,

 

(1) Le plus parfait, pp. 33s, 333. Cf. Etat du pur amour, p. 35.

(2) Ib., pp. 14, 15. Il va sans dire que l'espérance reste vertu, et que nul, dans quelque état qu'il se trouve, n'est dispensé d'en faire des actes.

 

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puisqu'il répond à la définition de l'amour; impur, puisqu'il met tant de hâte à n'y plus répondre. Où est la perfection, ou dans notre hâte à nous « réavoir », comme dit le P. Piny, ou dans la volonté qu'ont les mystiques de continuer à s'oublier, à se perdre ? Si le sacrifice de l'intérêt propre est bon pendant un quart de seconde, comment, maintenu délibérément, prolongé, perpétué, serait-il mauvais? Si l'acte de charité est le plus parfait des actes humains et n'est imparfait que dans la mesure où il ne dure pas, comment l'état qui le fait durer ne serait-il pas la perfection même ?

 
§ 3. - « Faire » et « laisser faire ».

 

On a pu déjà s'en rendre compte, malgré les... que je multiplie dans mes citations : le P. Piny ne craint pas de se répéter. Ce n'est pas la hautaine condescendance professorale de Mathieu Arnold ; c'est encore moins l'amusante perversité de Péguy. Simplement, une indifférence absolue aux choses du style. Mais, de tant de phrases stéréotypées, il n'en est peut-être pas une qui revienne plus à satiété sous sa plume, que celle où il résume avec une candeur qui ne brave pas que la rhétorique, son ascèse paradoxale du « laisser faire ». Ne violons jamais, dira-t-il, par exemple, « cette passiveté et cette indifférence sainte, qui est si fort portée à laisser faire à Dieu (1) ». Ou encore, « Laisser faire et consentir seulement à tout ce que Dieu fait en nous » (2). Ou encore : « Il vaut mieux le laisser-faire à Dieu que le faire par nous-mêmes »(3). Ou encore : La perfection « ne s'acquiert point tant en faisant comme en laissant faire » (4). Il oppose ainsi, constamment, l'excellence absolue du « laisser-faire » à la séduction dangereuse, aux illusions

 

(1) Le plus parfait, p. 16.

(2) Oraison du coeur, p. 96.

(3) Ib., p. 2o7.

(4) Etat du pur amour, p. 4o.

 

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multiples, aux impuretés presque inévitables du « faire ». C'est là, du reste, comme nous l'avons déjà rappelé, la tendance, et même la doctrine expresse d'une foule de grands mystiques, notamment de Francois de Sales et du P. Lallemant. Je n'y vois rien de proprement original que l'intrépide dialectique, que la ferveur, trop exclusive, peut-être et que la simplicité, plus savoureuse encore qu'imprudente, du P. Piny. Quoi qu'il en soit, écoutons-le comme si nous n'avions pas encore rencontré, parmi les maîtres du XVIIe siècle, et sous une forme moins litigieuse, des leçons toutes pareilles.

Logicien qu'il est, il aurait le droit de nous arrêter sur le seuil de la discussion, de nous dire qu'après l'avoir suivi jusqu'ici sans résistance, il est maintenant trop tard pour. nous inquiéter, à plus forte raison pour nous hérisser. Nous avons accepté la définition, le principe du pur amour, nous avons franchi, sans effroi, le « pas de l'abandon » total et de la « sainte indifférence ». Nous avons reconnu qu'il était sage, parfait même, de nous borner désormais à dire Fiat. Or cela n'équivaut-il pas à reconnaître que le « laisser-faire » est plus excellent que le « faire »? Nous entêter à prendre des initiatives nouvelles, même de vertu, ne serait-ce pas rétracter la « cession » que nous avons consentie de notre « volonté propre » ? Dire par exemple : je veux m'imposer telle mortification, tel sacrifice, n'est-ce pas dire : fiat voluntas mea?

Fort bien, répondra-t-on, mais il n'est pas non plus trop tard pour nuancer, pour élargir peut-être, enfin pour accorder aux exigences multiples de la tradition ascétique, cette résolution de pur amour, d'abandon, d'indifférence, qui, d'abord nous avait séduits, au moins autant par sa belle simplicité et sa facilité apparente, que par la ferveur religieuse qu'elle respire. Assurément il est très bon d'acquiescer à tout ce que Dieu nous montre clairement qu'il désire de nous, comme il n'est jamais bon de refuser à Dieu ce qu'il veut, ou d'acquiescer à ce qu'il ne veut pas. Aucun doute

 

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là-dessus, mais n'est-il pas bon aussi de prévenir par un élan spontané le bon plaisir divin, de courir à des actes de vertu que nous ne laissions pas même à Dieu le temps de nous demander, bien assurés, du reste, qu'ils ne pourraient que lui plaire? Celui-là même qui nous apprend à dire Fiat n'ouvre-t-il pas un champ sans limites à nos initiatives généreuses, lorsqu'il nous invite à être parfaits, comme le Père céleste est parfait? Sous couleur de ne vouloir que ce que Dieu veut, nous faudra-t-il renoncer à être de ces « actifs », de ces « violents» qui emportent le Royaume ? Nous l'avouons, ce fiat voluntas mea, que vous nous prêtez et qui sonne un peu bruyamment les décisions de notre volonté propre, a un je ne sais quel air stoïcien, cornélien, impérialiste qui fait de la peine, mais n'oubliez donc pas que, si nous revendiquons cet empire sur nos actes, notre ;fin unique est de procurer la plus grande gloire de Dieu : fiat voluntas mea, ut fiat voluntas tua.

Ainsi parleraient, et non sans vraisemblance, les antipassifs. Essayons de leur répondre, en construisant, d'après les indications un peu éparpillées, mais au fond très cohérentes, du P. Piny, une apologie du « laisser-faire ».

Balayons d'abord une difficulté saugrenue, où l'on s'attarde parfois dans la chaleur aveuglante de ces controverses. Les deux tables de la Loi, les préceptes éternels de la morale, les commandements de l'Église, bref le devoir strict ne sont pas en cause, pour la simple raison que tout ce que nous sommes obligés de faire sous peine de péché, soit mortel, soit véniel, Dieu veut très évidemment que nous le fassions. De même aussi pour tout ce qu'il nous est défendu de faire. Le débat n'intéresse donc et ne divise que des chrétiens déjà fermement décidés à « pratiquer toute la loi ». Il ne s'agit ici que d'oeuvres surérogatoires, que du plus ou du moins parfait. De savoir, par exemple, si je dois, non pas aller à la messe le dimanche, pardonner à mon ennemi, ou fuir la tentation; mais prendre tant de coups de discipline, faire trois fois par jour l'examen particulier, entreprendre telle

 

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oeuvre de zèle ou de charité. Réduisons encore la zone sainte du « laisser-faire ». Si, d'une manière ou d'une autre, le bon plaisir divin m'est déjà signifié, soit par les décisions d'un directeur, soit par les prescriptions d'une règle, on voit bien que la question ne se pose plus. Ne pas « faire » en de pareils cas, c'est manifestement ne pas « laisser faire ».

Reste une difficulté, plus spécieuse, sinon plus sérieuse, la seule, à vrai dire, qui mérite d'être discutée. Cette exaltation du « laisser-faire » n'implique-t-elle pas une philosophie métaphysiquement absurde, théologiquement hérétique et moralement désastreuse, de la volonté? Prétendre qu'il faut se défier ainsi du « faire », refréner toutes nos initiatives, même généreuses, suspendre tous nos élans même vers le bien, n'est-ce pas aller contre la nature même des choses, qui veut que nos facultés ne soient vraiment par-faites que lorsqu'elles passent de la puissance à l'acte ; n'est-ce pas supposer avec les jansénistes que notre volonté est invinciblement mauvaise; n'est-ce pas enfin, dans l'ordre moral, préparer l'atrophie progressive du libre arbitre, nous rendre peu à peu incapables, non plus seulement de faire le bien, mais encore de résister au mal? Et voilà, concluent triomphalement les anti-mystiques, où nous mènent tous ces raffinements de spiritualité imaginés par les modernes ! Aux abominations du quiétisme! Brûlons le P. Piny. -- Non, pas encore. Donnez-lui du moins le temps d'une chiquenaude scolastique. Deux mots suffisent à renverser vos échafaudages : « Faire » n'est pas « vouloir »; on ne « veut » jamais plus intensivement, plus volontairement que lorsqu'on veut se « laisser-faire ».

S'il n'est pas « vouloir », qu'est-ce donc que « faire », au sens que notre débat donne à ce mot? Cette phrase, où je m'engage, m'épouvante, mais, Piny aidant, nous l'achèverons - faire, c'est passer non pas du vouloir en puissance au vouloir en acte, mais du vouloir actualisé et parfait, à de certains gestes, extérieurs ou intérieurs, que, sans doute on appelle des « actions », mais qui, en effet, agissent beaucoup

 

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moins que le vouloir lui-même, ou plutôt qui n'agissent qu'en vertu du vouloir profond que ces gestes, que ces actions essaient de traduire - grâce encore un coup, pour ce fracas ? - Faire, c'est par exemple, acheter une discipline et s'en donner des coups, partir pour la Trappe, enseigner le catéchisme aux enfants du village, s'associer à une confrérie; bref, c'est mettre à exécution un des mille projets qui s'offrent au zèle des âmes pieuses, qui tourmentent leur imagination, toujours inquiète de n'en pas « faire » assez, désireuses d'en « faire » encore plus. Qu'est-ce que « laisser faire »? C'est vouloir; ce n'est que vouloir, et vouloir, c'est aimer. Telle est, si je comprends bien, la chiquenaude du P. Piny.

 

Au lieu, écrit-il, que, dans tous les autres états de la vie spirituelle. qui sont bien plus actifs qu'ils ne sont passifs, on trouve de la difficulté et quant au vouloir et quant au faire,... et qu'on peut bien commencer par la volonté, mais qu'on n'achève pas toujours par l'oeuvre et par l'action; dans l'état, au contraire, du pur amour, tout est, en quelque manière, compris dans la volonté; en sorte qu'on s'y mortifie effectivement, en voulant bien toutes les occasions de mortification ; on fait beaucoup quand on approuve paisiblement l'impuissance où Dieu nous met parfois à ne pouvoir faire, comme de prier, et on y aime dans la perfection quand, dans la vue du bon plaisir de Dieu, nous consentons tranquillement à ne pouvoir sentir si on aime (1).

 

Qu'on veuille bien s'arrêter à cette distinction qui résume toute la doctrine du P. Piny. Doctrine très exigeante et, tout ensemble, infiniment consolante ; talisman, arme à deux tranchants, qui ruine la fausse quiétude des pharisiens - les maniaques du«faire » - et qui dissipe les vaines angoisses des scrupuleux, ceux-ci voués au désespoir, s'ils ne se résignent pas au « laisser-faire ». Rien d'un paradoxe, sinon au sens le plus vrai de ce mot, entendant par là une de ces vérités que leur évidence même cache à ceux qui ne savent pas penser, ou que l'on répète de bouche

 

(1) L’Etat du pur amour, pp. 43, 44.

 

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sans en soupçonner la richesse. La philosophie n'est ainsi faite que de truismes que les métaphysiciens s'appliquent à embarrasser, afin, sans doute de stimuler l'inattention des esprits ou d'apprivoiser la pusillanimité des coeurs. Que faut-il pour être parfait? Le vouloir. Ainsi formulé, nul ne conteste cet axiome. Mais combien peu en font la règle de leur conduite; combien peu saisissent le vrai sens du mot vouloir!

Piny distingue deux étapes dans la recherche du bien, deux états de perfection : l'un qu'il appelle actif, l'autre passif. Deux états et deux théories, les maîtres de l'ascèse, Rodriguez par exemple, insistant davantage, sinon exclusivement, sur la nécessité du « faire », les mystiques sur l'éminence, et, qui plus est, sur la suffisance du « vouloir ». Perfection active, celle qui « fait » ; perfection passive, celle qui « veut ». Eh quoi! le « vouloir » n'est-il pas l'activité même? Oui, sans doute, mais une activité qui, à son maximum d'intensité et de pureté, n'a plus d'autre objet que d'acquiescer au vouloir divin, et, par suite, que de « laisser faire à Dieu » ; mais une activité surnaturelle, et où Dieu agit plus que l'homme. D'où ce caractère de « passivité » - ce nom plutôt - qu'on lui attribue.

Eh quoi! l'ascèse commune nous dispenserait-elle du « vouloir »? Non, certes. Elle condamne violemment le psittacisme moral, tout « faire » qui ne serait pas commandé et animé par un « vouloir », mais elle est avant tout la discipline du « faire ». Aucune des vertus qu'elle nous façonne à pratiquer ne peut se contenter du « vouloir », chacune d'elles exige impérieusement le « faire ». Pour être charitable au sens ascétique, il faut que je «fasse »la charité ; zélé, que je «fasse » tel ou tel effort en vue de gagner les âmes ; mortifié, que je m'ingénie à me « faire » souffrir. Il en va de même pour la prière considérée comme un exercice d'ascèse. Elle ne saurait se passer du « faire ». Prier, c'est réciter le chapelet, le bréviaire; méditer, c'est appliquer à un sujet donné les trois puissances de l'âme : autant

 

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d'actes qu'il ne suffit pas de vouloir, qu'il faut faire. Ainsi de toutes les vertus, une seule exceptée, qui est non seulement la reine, mais encore le principe actif de toutes les autres. Au pur amour, le « faire », ainsi entendu, n'est pas indispensable, le « vouloir» suffit.

Les actes du pur amour « sont par ce même acte de volonté par lequel nous voulons qu'ils soient (1) ». Seul de toutes les vertus, le pur amour n'a pas à s'inquiéter du « faire »; il « fait » par cela même qu'il aime ou qu'il veut : il ne peut vouloir, autant dire, il ne peut être, qu'il ne fasse. Dans un acte de pur amour, le « vouloir » et le « faire » se confondent : le « faire » des autres vertus n'ajoute rien à la

perfection de ce vouloir; c'est lui, au contraire, qui, en débordant, si j'ose dire, sur le « faire » des autres vertus, communique à celles-ci quelque chose de sa perfection essentielle, faute de quoi le plus beau « faire » du monde ne serait pas acte de vertu.

Les « faire » sollicitent les âmes pieuses, et les séduisent d'autant plus qu'ils leur paraissent plus prometteurs de perfection, si l'on peut ainsi parler. C'est l'amour-propre qui souvent nous les rend désirables, bien plus que l'amour

de Dieu : amour de notre propre excellence, besoin de nous prouver à nous-mêmes cette excellence, de la sentir, de la palper, comme un avare les pièces de son trésor ; besoin d'en finir avec l'humiliation et les angoisses que nous cause la conscience de notre misère.

 

Il est toujours à craindre que l'âme qui fait, en faisant ce qu'elle veut, n'entretienne toujours en elle quelque sorte de propre volonté, bien loin de la détruire et de l'anéantir. Et quoique les choses qu'elle fait ou fera soient bonnes, saintes, utiles pour la perfection et pour le salut, y faisant néanmoins encore ce qu'elle veut faire, cela ne l'empêchera pas, à moins que la grâce soit bien abondante et qu'elle y agisse avec une extrême circonspection, d'y nourrir encore une secrète volonté propre qui s'attachera quelquefois aux choses... de la perfection

 

(1) Oraison, p. 238.

 

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et du salut avec autant de propriété de volonté qu'elle s'attachait autrefois aux choses criminelles (1).

 

Par ces « faire anxieusement multipliés, nous espérons parvenir enfin à être ce que « nous voulons être » : c'est notre propriété que nous cherchons à défendre et à augmenter; ce n'est pas, d'abord et uniquement, celle de Dieu. Piny ne dit pas que ces intentions soient mauvaises, mais simplement moins parfaites, d'ailleurs assez vaines, parfois grosses d'illusions, de déceptions, de souffrances.

C'est bien, sans doute, pour plaire à Dieu que nous voulons être parfaits,

 

mais, si vous y prenez garde, (nous) le voulons encore plus pour être nous-mêmes affranchis de ce poids accablant et crucifiant de nos imperfections, et de ce corps de mort, parce qu'il nous déplaît ; et qu'il y a à gémir et à soupirer pour le porter (2).

 

Vaquer au salut du prochain, s'appliquer aux oeuvres de miséricorde, on n'en voit que trop, de ceux qui sont dans cette voie active,

 

qui sont bien aises d'y être, soit parce qu'on y est dans toute la liberté de l'action, soit pour n'être point intérieurement gênés, n'étant point alors que très peu appliqués à nous-mêmes, à nos imperfections et à nos misères, étant alors bien plus à l'extérieur qu'à l'intérieur ; soit encore à cause que, dans cette voie active, on voit devant les yeux le bien que l'on fait, et ainsi on a lieu ou de se contenter, ou de s'assurer... en vue du bien qu'on fait, qu'on sera un jour content. Si bien qu'il est toujours à craindre, dans toutes ces voies où l'on fait, et où l'on veut faire, qu'on n'y entre et que l'on n'y soit parce qu'on veut y être.., et ainsi on y est peu sûr et on y a grand lieu de craindre l'illusion puisque, de quelle manière qu'on y rentre, la propre volonté peut toujours y avoir lieu (3).

 

Le P. Lallemant et ses disciples ne parleraient pas autrement.

 

(1) Le plus parlait, pp. 64, 65.

(2) Ib., pp. 323, 324.

(3) Ib., PP. 76-77.

 

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Et cette rencontre doit donner à réfléchir, ni les dominicains ni les jésuites n'étant capables d'oublier que le salut des âmes est une des fins principales de leur Institut.

Pourquoi donc tant s'ingénier et se tourmenter à chercher quelque nouveau « faire » plus héroïque ? Pour ce qui est des actes extérieurs, les adeptes du pur amour se contentent d' « une vie commune ». Ils ne font « extérieurement,

quoique d'une manière édifiante, que ce que font tous ceux de leur profession et de leur état », en sorte qu'à juger de leur vertu par le dehors, « on n'y voit rien de singulier, et rien que de commun, et de très commun (1) ». A moins que

l'on y sente « intérieurement quelque particulier attrait », indice du vouloir divin, il n'est « point tant expédient (de) beaucoup pratiquer la mortification active par des austérités et des pénitences extraordinaires ».

 

Mon cher lecteur, je ne trouve rien, en fait de pénitence, de plus rude... que ce qu'il y a à essuyer, quand on est résolu à vivre abandonné à la volonté de Dieu, d'accepter à l'aveugle... tout ce qu'il fait ; et quoique, parmi les anciens pénitents, il y en ait eu qui aient passé les nuits entières tout debout, et se faisant des reproches pour ne pas s'accorder le moindre repos ; quoiqu'on en ait vu avec les yeux continuellement élevés au ciel et, par leurs soupirs et leurs larmes, demandant sans relâche à Dieu sa miséricorde ; quoiqu'il y en ait eu d'autres qui, revêtus de sacs et de cilices, cachaient leurs visages entre leurs genoux, et battaient la terre de leur front avec une amertume de coeur qu'on ne peut exprimer; d'autres qui pleuraient sur eux-mêmes, comme on fait aux funérailles d'un mort,... je dis pourtant, et je ne cesserai de dire qu'il n'est rien de si dur... que la pénitence que Dieu fait faire aux âmes, qui sont dans cette voie à laisser faire à Dieu. Car il est vrai que, quelque rude qu'ait été la pénitence de tous ces anciens pénitents et de ceux et de celles qui tâchent de les imiter dans ces derniers siècles, il est pourtant vrai que, puisque c'étaient des mortifications qu'eux-mêmes se procuraient, qu'ils inventaient... et auxquelles ils voulaient bien se condamner, étant ainsi et juges et patients tout ensemble, ils souffraient à la vérité et ils souffraient beaucoup, mais ils enduraient ce qu'ils

 

(1) La vie cachée, épître (non paginée).

 

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voulaient endurer. Il n'en est pas de même de la pénitence que Dieu fait faire (aux disciples du pur amour)... Il leur fait souffrir, non ce que leur volonté voudrait, mais... tout ce que leur volonté ne veut pas (1).

 

Ainsi pour toutes les autres vertus. Quoiqu'il « n'en fasse pas formellement les actes », le pur amour les pratique toutes, et parfaitement. En vérité, ceux qui voudraient faire passer le P. Piny pour un professeur d'oisiveté, ont bien peu de connaissance de sa doctrine,

 

et encore moins d'expérience, puisqu'ils croient dans l'oisiveté tous ceux et celles qui, par un acte simple de volonté,... par l'abandon total (d'eux-mêmes à la) divine volonté,... exercent toutes les plus éminentes vertus, mais d'une manière si simple et éminente, qu'on les exerce parfaitement sans qu'on y pense en détail, mettant tout son coeur à aimer,

 

et, ce qui revient au même, à « laisser faire ».

 

Non, assurément, ce n'est point une oisiveté ! Ce n'est rien moins, si l'on ne veut qu'on soit oisif en aimant Dieu continuellement, en l'aimant d'un amour le plus pur, par le plus pur et le plus absolu de tous les abandons ; en exerçant à son égard une foi aussi vive que celle qui doit nous porter à ce pur amour; en espérant, souvent contre toute espérance ; en faisant l'acte le plus éminent de justice, qui est de nous désapproprier de nous-mêmes, pour nous rendre et nous redonner à Dieu, à qui nous appartenons par tant de justes titres et enfin en pratiquant, et d'autant plus parfaitement qu'on y fait moins de réflexion, toutes (les) autres vertus, prudence, patience, force, humilité,

 

dont le pur amour suppose et impose, « un exercice continuel » (2). Le jour sera la nuit, l'esprit sottise, la beauté laideur, quand le « laisser-faire » du P. Piny sera paresse.

 
§ 4. - Le combat spirituel et le « laisser faire ».

 

L'objection saute aux yeux, si redoutable, si énorme, à première vue, qu'il faut de deux choses l'une, ou bien

 

(1) Le plus parfait, pp. 192, 195.

(2) Oraison, pp. 256, 257.

 

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qu'on me passe le mot - qu'elle soit un bluff saugrenu, ou bien que notre Piny, Provençal imprudent, ait été frappé d'insolation sur les bords du Rhône ; - mais alors, l'étrange idée qu'auraient eue les Jacobins de Paris, d'affilier ce dément « au grand couvent et collège de Saint-Jacques » !

Puisque rien n'arrive, même nos fautes, que Dieu ne l'ait voulu ou permis, cet acquiescement à la volonté divine, où vous placez la plus haute perfection, ne menace-t-il pas d'étouffer insensiblement la syndérèse dans les âmes qui se livrent à cet exercice, d'y cautériser jusqu'aux dernières racines du remords? A quoi bon lutter contre nos imperfections sans cesse renaissantes; à quoi bon s'alarmer des tentations qui nous assiègent? Acquiesçons, acquiesçons, laissons faire à Dieu. Je vous fais grâce de l'amplification qui s'épancherait ici d'elle-même, sous la plume du rhéteur le moins bavard. Fastueux édifice, qu'une nouvelle chiquenaude suffit à renverser : le P. Piny n'a pas le même auditoire que Bourdaloue, Massillon ou Bridaine ; pour les âmes généreuses qu'il façonne à plus de sainteté, le danger n'est pas de faire bon marché des imperfections, mais au contraire d'éprouver trop d'horreur à leur rencontre ; les tentations ne les affolent que trop, bien loin de caresser en elles de secrètes complaisances.

François de Sales, un des maîtres du P. Piny, et d'autres avec lui, nous apprennent à être patients envers nous-mêmes ; à mettre à profit nos inévitables misères, soit pour nous enfoncer plus avant dans l'humilité, soit pour nous entraîner à souffrir plus suavement les misères du prochain : « mauvais arbres, que nous ne devons point aimer, mais que nous devons supporter, comme pouvant porter de très bons fruits » (1). Cela n'est pas assez, continue le P. Piny : nos imperfections, il faut encore les aimer de coeur, pour l'occasion quotidienne qu'elles nous apportent de

 

(1) La clef, pp. 37, 38.

 

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pratiquer le pur amour. Grâce à elles, nous sacrifions à Dieu

 

jusqu'à nos intérêts spirituels. Et... même quant à notre progrès et à notre avancement à la perfection, qui est la chose du monde que nous pouvons aimer, s'il semble, et désirer le plus licitement, nous témoignons, en supportant ainsi nos imperfections, que nous ne... voulons que sa volonté et son bon plaisir, qui est l'objet du pur amour.

 

Mais quoi ! Dieu lui-même « ne veut-il pas que nous sortions de toutes nos imperfections », lui qui nous propose d'être parfaits comme le Père céleste, et partant comment vouloir, comment aimer dans ces imperfections elles-mêmes, « la volonté et le bon plaisir de Dieu » ? Piny répond par une distinction que les étourdis seuls jugeront subtile :

 

Il est donc vrai que c'est la volonté de Dieu que nous soyons dégagés de nos imperfections, mais quant... à l'affection de la volonté, et non point toujours quant à la nature... Dieu, à la vérité, veut nous voir en cette vie hors de l'imperfection, mais... en ce en quoi (en tant que) elle est criminelle, coupable et volontaire; non point en ce en quoi elle est crucifiante, naturelle et contre notre volonté.

 

Dès qu'elle nous crucifie,

 

elle sert merveilleusement à nous faire expier les fautes que nous avons commises par cette imperfection, quand... le coeur y avait encore son affection... Quand une âme en est venue au point où ses imperfections lui pèsent,... elle peut véritablement... y... pratiquer le pur amour, qu'on ne pratique jamais mieux que quand... on supporte en paix ce qui nous déplaît.

 

Si elles ne vous pèsent pas, mauvais signe ; c'est alors qu'il faut vous inquiéter. Si elles vous pèsent, à la bonne heure! ce poids lui-même leur enlève leur principale malice : portez joyeusement cette souffrance qui est toute bonne, et ne vous tourmentez pas, ou plutôt aimez ce tourment. N'oubliez donc pas notre unique principe, l'anathème jeté à l'esprit de « propriété ».

 

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Il faut aller à la perfection, non parce que c'est un état sublime, mais parce que Dieu nous y veut, et... il ne faut pas vouloir marcher plus vite dans les voies de la grâce que Dieu ne nous en veut faire la grâce... Ce n'est pas à nous voir si fort élevés au-dessus de toutes les imperfections de la nature que nous devons faire consister notre perfection, mais bien à remplir la mesure que la divine volonté nous a prescrit et en la manière, et pour le temps qu'elle l'a prescrit. C'est un amour-propre, et encore bien grossier, de ne pouvoir se voir ni se supporter imparfait, quand les imperfections sont une fois devenues des croix, puisque c'est une marque toute évidente qu'on ne possède point encore l'amour de l'abjection, qui fait qu'on se plaît à se voir abject.

 

Plaisir tout spectaculaire, et qui n'a rien de commun avec l'ombre de plaisir mauvais dont la poursuite, ici, d'ailleurs, à peine délibérée, presque inconsciente, nous a fait tomber dans l'imperfection. Ainsi du plaisir qu'éprouverait un

duelliste à « se voir » adroit, et qui, ni de près ni de loin, ne participe à la joie diabolique du duel.

 

Le pur amour de Dieu... fait que, tout imparfait qu'on se voit, on est toujours content, dans cette vue que Dieu qu'on aime uniquement est toujours parfait... Au reste, c'est aller bien plus vite et plus sûrement à la pureté de l'amour,... quand on gémit... sous le poids des imperfections... d'une manière qu'on sait pourtant s'y tenir en paix ; puisque c'est là faire mourir la propre volonté, même quant au point de la perfection,

 

et que de ces imperfections crucifiantes on ne veut être dégagé

 

quant à la nature, et quant au penchant qu'on y sent, malgré qu'on en ait, qu'autant et selon la mesure que la divine volonté nous y prescrira ...

 

Donc, une nouvelle béatitude : Bienheureux les imparfaits ! - Et pourquoi pas ? Si peu que l'on ait eu l'expérience du martyre intérieur que doivent subir la plupart des âmes ferventes - martyre d'autant plus crucifiant qu'elles sont

 

(1) La clef, pp. 39, 44.

 

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en vérité plus ferventes - on s'expliquera l'insistance du P. Piny.

 

Il est donc vrai, ô âme qui gémissez sous le poids de l'imperfection,... que votre sort est bien plus heureux que vous ne pensez, puisque, ne voulant point les imperfections qui vous font gémir - ces misères ne tenant plus à votre coeur..., mais bien plutôt et seulement à la nature, laquelle, étant dans un état de péché et de corruption, ne peut que se sentir de cette misère... et Dieu, dans cet état de corruption, n'attendant point de vous une nature qui soit parfaite, mais seulement... une volonté vraiment dégagée de ces imperfections de la nature ; - vous pouvez tout espérer de la bonté d'un Dieu, qui ne demande pas mieux que de trouver à qui faire du bien et se communiquer, ayant ainsi par ce dégagement du coeur, levé tous les obstacles qui pourraient l'empêcher de vous en faire (1)...

 

Si ce n'est pas le style de saint François de Sales, c'en est certainement l'esprit, et jusqu'à l'accent. Eh ! que dire autre chose à ces « pauvres âmes » qui,

 

se voyant ainsi, non seulement imparfaites, mais l'imperfection même, entrent dans des espèces de désespoir de jamais atteindre à (la) possession de Dieu, et d'un Dieu qu'elles découvrent alors (à la lumière même de leur martyre) aussi infiniment saint qu'elles se voient et se sentent extrêmement impures et imparfaites (2) ?

 

Hélas ! Piny ne donne que ce qu'il peut donner, et il sait trop que ces consolations elles-mêmes sont crucifiantes :

 

Avouez cependant, ô âmes ainsi mortifiées, quelque assurance que je tâche de vous donner, que c'est là une rude épreuves (3) !

 

Un coussin rembourré d'épines, et sous les coudes, non pas des pécheurs, non pas même des tièdes, mais des parfaits. Après cela, qui oserait soupçonner de relâchement la doctrine du P. Piny, mélange divin de rigueur et de tendresse? Gustans gustavi paululum mellis, et ecce morior.

 

(1) L'oraison, pp. 152, 153.

(2) Ib., p. 231.

(3) Ib., p. 231.

 

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§ 5. - Le supplice des tentations et le « laisser-faire ».

 

C'est encore la même distinction, et qui ne doit paraître un sophisme qu'à ceux qui n'ont pas le droit d'y recourir. Toute tentation a deux visages. Elle est plaisir; elle est croix. Non pas tour à tour, mais tout ensemble ; elle n'est croix que parce qu'elle est plaisir. Si elle ne délectait pas, elle ne serait pas tentation. Le plaisir qu'elle promet, et qu'elle ébauche déjà, reste, bon gré, mal gré, plaisir; mais la souffrance que l'on éprouve à la présentation de ce plaisir, mais le refus que l'on fait, et du plaisir promis, et même et surtout du plaisir déjà commencé, prouvent assez que la volonté n'est pas de la partie. D'où le conseil du directeur intelligent à l'âme tentée : Ne vous troublez pas, attendez en paix que cette épreuve s'achève. Le pur amour exige davantage. Puisque la tentation vous est une croix, et que, d'ailleurs, toute croix est aimable, ne vous contentez pas de souffrir avec patience, aimez la tentation même qui vous fait souffrir et acquiescez, par là, plus étroitement que jamais, à la volonté divine.

Laissons-le parler, non sans donner, d'étape en étape, un sourire affectueusement amusé au déroulement de ses périodes formidables. Tout ce chapitre ne sera qu'une promenade sur un champ de braises. Non qu'il tâtonne le moins du monde. Jamais sa pensée ne fut plus décidée, ni même plus limpide, mais le souci toujours présent et pressant de prévenir, en une matière aussi délicate, d'épais et de funestes contresens, ajoute à la pesanteur, à l'inélégance congénitale de sa plume.

 

Car il est certain que, si une âme qui s'est donnée à Dieu... pour l'aimer dans toute la pureté de l'amour, et qui, d'ailleurs, n'aura point cessé de combattre, et de témoigner le désaveu qu'elle fait de la tentation, par la peine continuelle qu'elle en a ressentie ; si, dans les craintes et les appréhensions où elle en est d'avoir consenti ou rejeté, d'avoir assez vigoureusement résisté ou de s'y être comportée mollement, d'avoir tenu assez ferme pour être

 

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encore dans la grâce de Dieu, ou d'avoir été lâche d'une manière à l'avoir peut-être perdue; si, dis-je, dans ces craintes et ces appréhensions,... l'âme vient à se souvenir du bon plaisir de Dieu, qu'elle envisage dans cet état,

 

état, non pas de consentement, mais d'angoisse au sujet du consentement que l'on craint d'avoir donné,

 

sa toute sainte et toujours adorable volonté : qu'elle se souvienne que, de quelle manière qu'il y aille d'elle en ce qu'elle appréhende, néanmoins Dieu sera toujours ce qu'il est, sa volonté toujours accomplie, et elle.., toujours le sujet de son bon plaisir, - et que, dans cette vue, elle revienne de ses craintes et qu'elle se rassure dans ses appréhensions, mais qu'elle en revienne et se rassure, pour ne vouloir plus rien qui la regarde et ne vouloir en tout que Dieu..., qui peut douter qu'on ne pratique alors à l'égard de Dieu un amour bien pur, voulant ainsi et ne voulant que la volonté de Dieu, dans un état de tentation, où elle a lieu de tout craindre pour elle-même (1)?

 

Indifférence et, qui plus est, consentement, non pas au péché que l'on craint d'avoir commis, mais à la crainte même, si crucifiante, de l'avoir commis ; crainte qui n'est

pas un péché et où frissonne, au contraire, l'horreur du péché; crainte, où le bon plaisir divin ne trouve rien que d'aimable et que, par suite, nous pouvons aimer.

 

Pour donner encore plus de jour à cette tant consolante vérité,... il est nécessaire, que je développe ici quelles sont ces sortes de tentations dont je parle.

 

Non pour apporter quelques atténuations à la doctrine, mais au contraire pour montrer qu'aucune espèce de tentation, y compris les plus hideuses, n'échappe au bienfait de la doctrine, restant, d'ailleurs, bien entendu - il tient à le répéter - que les âmes tentées doivent continuer « de combattre, de résister, d'abhorrer, et de détester » - non pas précisément la tentation elle-même, en tant qu'elle est

 

(1) La clef, pp. 63-65.

 

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croix, mais « ce à quoi elles sont pressées par la tentation » (1).

 

On peut réduire toutes ces tentations à trois classes, dont les premières et les moins dangereuses... regardent les choses extérieures, et ce sont les tentations de vanité, d'ambition, d'envie, et autres semblables. Les autres..., bien plus pénibles, sont les tentations contre la pureté... et les troisièmes regardent la foi...

 

Les premières l'arrêteront peu. Trop puériles, pense-t-il, pour que son petit troupeau s'y embarrasse longtemps. Ce beau mépris est à remarquer. A lui seul, en effet, il déterminerait la zone spirituelle où se meut le P. Piny; l'étroit plateau où fleurissent en abondance les gentianes du pur amour. Vanité, ambition, envie - envie surtout - ces maigres orties foisonnent dans le jardin d'une dévote médiocre, arrosées, entretenues avec d'autant moins d'inquiétude qu'on se croit, d'ailleurs, plus cuirassé contre les assauts de la chair et contre les défaillances de la foi. Il est vrai que, même aux plus sublimes altitudes,

 

on n'est quelquefois rempli que de pensées de vanité, ne faisant... rien qu'on n'ait tout aussitôt cette pensée, savoir pour être vu, pour en être estimé... ;

 

tentation peu dangereuse toutefois,

 

soit parce que l'âme... peut aisément connaître... que ce n'est pas pour cette pensée et par l'esprit de vanité qu'elle agit,.., soit à cause que cette sorte de tentation est à elle-même son... antidote,... puisque... c'est... un si juste sujet d'humiliation de se voir, malgré qu'on en ait, assujetti à une tentation si vaine.

 

Quoi qu'il en soit, le pur amour y trouve son compte si l'âme,

 

en continuant de détester ce qu'il y peut avoir de déplaisant à Dieu,... vient à dire Fiat, et à consentir à cette même volonté de Dieu,... consentant amoureusement qu'elle veuille ainsi se contenter... aux dépens du repos de l'âme, par toutes ces pensées

 

(1) La clef, pp. 65, 66.

 

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importunes; et d'une manière à renverser tous les bons sentiments qu'elle pouvait avoir pour elle-même, en permettant qu'elle se voie ainsi assujettie à des folles pensées d'hypocrisie et de présomption, et à des tentations de vanité et d'une vaine estime, qui à peine tomberaient dans la pensée des âmes les plus matérielles et les moins éclairées (1).

 

Il ne saurait mieux trahir sa propre noblesse; spernit humum fugiente penna.

Bien plus subtile et torturante la seconde classe de tentations :

 

Car il est vrai que Dieu permet à ce démon d'impureté d'agir sur le corps et, par l'agitation du corps, de solliciter et de tenter l'âme; et il le fait quelquefois avec tant de violence.., qu'il n'y a sentiment désordonné ni délectation sensuelle, dont les coeurs et les corps les plus voluptueux soient capables, qu'il ne leur fasse ressentir... Il le fait même quelquefois avec tant de violence, mais violence accompagnée de tant de délectation et de suavité, que la pauvre âme, qui se croyait, non seulement mortifiée, mais même morte à toutes ces choses, sent réveiller en elle une manière de penchant qui approcherait bientôt du désir.

 

S'il vous parait cru, prenez garde que les convenances académiques ne sont plus de saison dans un traité de médecine spirituelle. En ces matières délicates, certaines âmes, et parmi les plus saintes, ont parfois besoin qu'on leur mette, si j'ose dire, les points sur les i ; faute de quoi, éternellement, elles se demandent si le confesseur a bien entendu le murmure, presque toujours réticent, de leurs confidences. Quoi qu'il en soit, on ne lui reprochera pas de réduire, de laisser dans l'ombre une seule des difficultés qui l'attendent.

 

Et il y en a, poursuit-il avec son courage tranquille, où toutes choses ensemble ont été, dans le temps de la tentation, à un

 

 

(1) La clef, pp. 66, 69. Cf. dans l'Oraison du coeur, 217, 218, un beau développement sur « la croix du mépris ». « Ce n'est pas que je veuille dire que ce qu'on perd amoureusement dans cette croix soit quelque chose de bien grand, n'étant que quelque peu d'estime dans la pensée, et bien souvent dans l'imagination de la créature... »

 

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point si extrême que si, dans ces moments, le trouble n'eût été dans l'âme d'une manière à ne savoir tout à fait ce qu'elle faisait, elle n'y aurait pas été exempte, non seulement de fautes vénielles, mais même de péché mortel, quelque assurance qu'on pût avoir d'ailleurs

 

de sa vertu (1) ! Or, il va de soi que c'est ici encore, et même plus que jamais, qu'on doit distinguer

 

entre sentir et consentir... ; délectation et... complaisance... Car, comme le sentiment... et la délectation s'accomplissent dans la chair, et qu'au contraire le consentement et la complaisance se forment dans l'âme et sont un acte spirituel de la volonté, il n'y a nul doute qu'on puisse avoir le sentiment de la chair, sans le consentement de l'âme... Il ne faut donc pas que l'âme

 

celle, répétons-le, qui préférerait la mort à la moindre faute,

 

s'épouvante pour quoi que ce soit qu'elle puisse sentir.., et encore moins qu'elle croie avoir consenti, mais qu'elle prenne garde, quand elle ne peut autrement réprimer ces émotions, à toujours se conserver dans la même volonté qui est de désavouer tout ce qui peut offenser Dieu (2).

 

Son angoisse même, du reste, équivaut à un désaveu, et pourrait suffire à la rassurer (3). C'est la réponse commune,

 

(1) L'oraison, pp. 192. 193.

(2) La clef, pp. 72-73.

(3) « La seule peine que l'âme en ressent est une marque évidente que le sentiment peut y être, mais que le consentement n'y est pas ; et quoique le plaisir accompagne ici le sentiment, néanmoins, comme la peine qu'on a de le sentir, l'accompagne pareillement, il est évident que, si le plaisir se trouve dans la tentation à l'égard de ces âmes, c'est parce qu'il est de la nature de cette tentation que le plaisir l'accompagne... Mais non pas que la volonté appelle ce plaisir dans l'âme par le consentement ni qu'elle fasse venir cette sorte de délectation pour la sentir. » Oraison, p. 295. Je ne sais si le lecteur est comme moi, mais, pour ma part, ces analyses loyales, lourdes, tenaces, m'enchantent. Si le P. Piny était là, nous devrions le taquiner un peu, ne serait-ce que pour compléter sa victoire finale. Non, il n'est pas rigoureusement vrai que la peine qui accompagne cette délectation implique nécessairement une adhésion, même implicite à la volonté de Dieu. Elle peut avoir, et elle a quelquefois pour cause, une révolte de l'amour-propre, humilié de se voir ainsi à deux pas d'une aussi grossière déchéance, Réaction plus stoïcienne que religieuse, et où l'amour de Dieu n'aurait aucune part. A merveille, répondrait Piny, au lieu d'un seul fagot de honte à plonger dans le brasier d'amour, il y en aurait deux : d'abord la crainte d'avoir consenti, ensuite la honte de n'avoir craint le consentement que par amour-propre.

 

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le P. Piny la fait sienne mais, bien que très juste, il ne la trouve pas assez efficace. Et, en fait, elle ne l'est pas. Une conscience ainsi tourmentée avouera bien que sentir n'est pas nécessairement consentir; après quoi, elle se déchirera à se demander si elle n'a pas consenti. Plus décisive, et en même temps, plus sanctifiante, la réponse du P. Piny :

 

Le remède souverain à cette tentation... et le principal bien qu'on en peut retirer, c'est la pratique du pur amour,... au moyen duquel, cette tentation infernale devient un bois pour servir au feu du divin amour.

 

Soit deux démarches successives : l'une active, et de précepte, un refus catégorique; l'autre passive, de simple conseil et qui, du reste, suppose nécessairement la première et en décuple l'intensité. Il n'y a, d'abord,

 

qu'à remercier Dieu pour avoir mis notre volonté au point où elle en est de vouloir être à lui, quoi qu'il en puisse coûter, et de lui demander la mort.., plutôt que de consentir au péché : après quoi...

 

C'est ici le point critique du défilé, qu'on veuille bien peser tous les mots :

 

après quoi, regardant cette tentation d'impureté avec tout ce qui l'accompagne, comme une croix pour notre volonté, mais la regardant comme croix dans la volonté de Dieu, qui veut par là nous humilier aussi bien qu'épurer notre amour, jusques à nous faire accepter sa volonté dans une si étrange croix, et une si horrible tentation; nous devons nous abandonner entre les mains de la divine volonté, pour porter cette tentation, avec toutes ces circonstances et pour autant de temps qu'il lui plaira ; lui protestant que, quelque horreur que nous ayons pour cette sorte de tentation,

 

- retour à la démarche active que je viens de dire, et qu'il faut, en effet, réitérer par moments, bien que la démarche passive (1) - l'acte du pur amour - renferme éminemment cet acte de détestation - ,

 

nous voulons bien, quelque horrible qu'elle puisse être, la porter

 

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et la souffrir comme croix, dans la vue de sa volonté, et en toutes les manières qu'il lui plaira, pour lui montrer par là combien nous l'aimons purement, et comme nous nous attachons uniquement à sa volonté, qui est où tend le pur amour ; puisque nous voulons bien que sa divine volonté se contente jusques à nous faire souffrir ou ressentir en souffrant une aussi pénible tentation qu'est celle-ci, et d'autant plus pénible à l'esprit qu'elle délecte davantage la chair (1).

 

Je ne me fais aucune illusion : je sais bien que jusqu'au jugement dernier, cette saine psychologie scandalisera le pharisaïsme inconscient de certains esprits, l'impitoyable famille de ceux qui avalent comme de l'eau non pas seulement telle ou telle juste critique de détail, mais le contre-sens fondamental des Provinciales. Ce n'est pas qu'en d'autres matières plus abstraites, ils manquent tous de subtilité, mais ici, leur spéculation reste emprisonnée à la surface de l'âme; elle ignore les sources profondes, la définition même du vouloir. On ne les guérira pas de ne pas comprendre. Qu'ils s'indignent donc tout leur saoul contre le « quiétisme » du P. Piny! Mais, de grâce, qu'ils ferment leur confessionnal aux âmes que Dieu mène par la voie des épreuves. C'est assez pour ces âmes du bourreau divin.

 

Oui, c'est ici singulièrement où la sagesse infinie de Dieu ne saurait jamais être assez bien comprise, et où ses voies sont inscrutables et toutes merveilleuses. Car hélas! qui croirait, ou plutôt qui ne croirait pas qu'une pauvre âme qui, par I'effort de la tentation, se trouve tant et tant de fois dans les saletés et dans les sentiments de tout ce que les âmes les plus sensuelles et les plus brutales souhaiteraient sentir à tout moment pour contenter et assouvir leur brutalité; qui ne croirait pas qu'une pauvre âme, dans quelque pureté qu'elle eût pu avoir vécu, ne fît enfin naufrage... et cependant il est vrai,

 

ce « il est vrai » paraît presque aussi beau que le soudain et triomphant : Sed nos qui vivimus de l'In exitu,

 

(1) La clef, pp. 73-75.

 

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il est vrai que c'est alors singulièrement que ce Dieu de sainteté et de pureté, qui regarde l'âme dans cette voie de soumission et d'abandon, comme l'une de ses ouailles que personne ne ravira d'entre ses mains, l'affermit encore mieux dans cette belle vertu de pureté, puisqu'il lui donne à même temps une horreur extrême et un éloignement infini de tout ce qu'elle sent d'impureté... Et ainsi, disons que s'il y a, dans la vie spirituelle, une voie propre pour s'affermir dans cette pureté..., c'est particulièrement cette voie, où l'âme, abandonnée à la volonté de son Dieu, est résolue à lui laisser faire,... Dieu ne manquant point alors de l'exposer aux vents et à la tempête des tentations contraires, mais pour la purifier encore plus dans ce creuset (1).

 

La « troisième sorte de tentation », plus fréquente, semble-t-il, que les deux autres dans le monde des saints, moins liée d'ailleurs aux troubles charnels et, par suite, d'une virulence qui ne décroît pas avec les années, est de beaucoup la plus torturante. C'est d'elle surtout que traitent les mystiques dans le chapitre des « épreuves » : terrible littérature, fâcheusement ignorée de tant de graves étourneaux qui voient dans l'état contemplatif une école de lâcheté. De toutes les tentations qui peuvent « servir de bois au feu du divin amour », c'est celle qui brûle le mieux.

Elle a « ses différents degrés ». Au premier, de « simples pensées de cloute contre quelque mystère, ou quelques points principaux de la religion ». Terreur déjà : on se

demande si l'on n'est pas « véritablement dans l'infidélité et hors de la foi ».

 

Il y en a d'autres à qui la tentation n'est pas seulement dans la pensée, mais elle va jusqu'au sentiment, par une privation... de tout le sensible que des vérités aussi terribles ou attrayantes que celles de la foi pourraient inspirer... Ils ne se sentent non plus touchés des choses de Dieu et du salut, que si les vérités les plus saintes et les plus pressantes de la religion n'étaient pour eux que des contes fabuleux .... Ils seraient quasi plus disposés à rire et à s'en moquer.

 

(1) Le plus parfait, pp. 232-239.

 

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Et on se demande avec un redoublement d'angoisse : la foi qui ne sent point, est-ce une foi sincère (1) ?

 

Mais le dernier degré... c'est quand, avec toutes ces pensées de doute,... avec ce peu de sentiment,... ils se trouvent encore agités et tourmentés par les blasphèmes qu'il leur semble vouloir vomir à toute heure... contre ce qu'il y a de plus saint dans les mystères de la foi (2),... après je ne sais quelles obscurités... qui obscurcissent la raison et l'empêchent de se servir de toute sa liberté dans ces moments (3).

 

Ceci vous étonne peut-être, et il y a de quoi. Mais nous ne pouvons rien, ni vous, ni moi, contre des faits éclatants et, ce qui paraît plus invraisemblable encore, de tous les jours.

 

Hé bien ! mon cher lecteur, ne voilà-t-il pas, au sujet de ces pauvres âmes, l'accomplissement de la prophétie de Jérémie, qui se lamente de ce que l'or le plus luisant est devenu noir et obscur comme le charbon?... Car, hélas! qui l'aurait cru, ou qui pourrait le croire, si l'expérience ne nous le faisait voir tous les jours, que des âmes consommées... dans le plus pur amour en vinssent quelquefois, et assez souvent, dans des états à n'avoir l'imagination remplie que de tout ce qu'il y a de plus impie dans les âmes les plus libertines.

 

Ici encore, ici plus que jamais, un seul remède : le Fiat, l'acceptation amoureuse, le « laisser-faire ».

 

Car il est certain que si, dans les peines extrêmes où elles... sont, pour se voir à toute heure... comme sur le point de renier leur foi, et si, parmi tant d'horribles blasphèmes, qui leur font ressentir quelque chose de l'état des damnés,,.. si, dis-je, elles veulent bien jusque-là s'abandonner à la volonté de Dieu; si, dans les répugnances extrêmes qu'elles ont par un état si désolant,...

 

 

(1) Il me semble que, dans bien des cas, c'est la « privation du sentiment » qui précède le doute purement spéculatif et qui le prépare, le couve, pour ainsi parler. En tout cas elle le confirme, et semble le justifier. Notons, en passant, que la littérature spirituelle du XVIIe siècle est extrêmement discrète sur la psychologie des tentations contre la foi, chapitre que je me promettais de traiter dans la suite de mes volumes, mais sur lequel je n'ai rien trouvé jusqu'ici de bien satisfaisant.

(2) La clef, pp. 78-8o.

(3) Oraison, p. 197.

 

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répugnances qui sont elles-mêmes le désaveu le plus catégorique, le plus rassurant,

 

elles disent le Fiat à la divine volonté, pour aimer encore plus le bon plaisir de Dieu que la délivrance d'un tel état,... il est certain et c'est une vérité qui peut être reçue sans contredit qu'elles témoignent alors à Dieu un amour d'une pureté et d'un attachement à la divine volonté à charmer tout le Paradis et à n'en guère avoir de pareil sur la terre.

Et partant, heureuses, et trois et quatre fois heureuses, toutes ces âmes,... puisque les tentations les plus horribles ne servent qu'à épurer encore plus leur amour; que les blasphèmes même les plus exécrables, supportés comme elles les supportent, je veux dire ainsi que (les) plus rudes croix,... leur tiennent lieu d'un exercice continuel, dans cette voie du pur amour ; et puisqu'elles n'ont qu'à dire Fiat à cette même volonté, pour que tout ce qui peut se passer de plus horrible et d'infernal, non dans leur volonté, mais dans leur imagination, tourne en amour, et devienne un bois à entretenir ce feu divin du pur amour. (1) !

 

Cette transmutation merveilleuse - «tourner en amour », c'est proprement l'efficacité, c'est l'action même du « laisser-faire ».

 
§ 6. - Le « laisser-faire », et « l'amour désespéré » (2).

 

Le pur amour admet-il - c'est ici deux fois le cas de le dire - que l'on fasse la part du feu ? Non, répond fermement le P. Piny, et avec lui, le torrent des mystiques. « Tout devient bois au feu du pur amour » (3). De l'abandon ou de la cession que nous avons consentie, nous ne pouvons rien soustraire, pas même notre éternité. Ayant accepté, les yeux fermés, et pour de solides raisons, de nous laisser faire à Dieu, c'est-à-dire d'acquiescer à tout ce qu'il a voulu, veut et voudra, nous ne pouvons pas refuser de nous laisser damner, s'il doit un jour vouloir nous damner. Conséquence

 

(1) Oraison, pp. 198-199.

(2) « Il y a un autre état que quelques spirituels appellent l'amour désespéré ». La Clef, p. 187.

(3) La vie de la M. Madeleine, p. 443.

 

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moins terrible qu'on ne le croirait d'abord mais, quoi qu'il en soit, logique, et à laquelle nous n'avons plus le droit de nous refuser. Si, en effet, comme nous venons de l'entendre, et, je l'espère, sans émoi, si le « laisser-faire » « tourne en amour » et, par là, canonise une tentation de blasphème, pourquoi ne transformerait-il pas de la même manière une tentation de désespoir? Aussi bien, et c'est ici la maîtresse clef du problème, dans l'une et dans l'autre de ces deux « acceptations », l'objet positif et formel que se propose uniquement l'acte du pur amour, est-il ce qu'il y a en soi de plus aimable, à savoir la volonté divine, et non pas ce qu'il y a d'invinciblement haïssable, le blasphème, ou de plus désespérant, l'enfer. Mon Dieu, que tout cela paraît simple à qui n'est pas brouillé de naissance avec les précisions et les distinctions de l'analyse morale ! Là-dessus, qu'on n'aille pas accuser le P. Piny de je ne sais quel dilettantisme métaphysique. Ce n'est pas pour le vain plaisir d'évoluer sur la corde raide que les mystiques poussent la doctrine du pur amour jusqu'à ses dernières conséquences ; ce n'est pas non plus, d'ordinaire, pour obéir aux transports lyriques de l'amour, comme on le dit souvent et avec une condescendance dont ils n'ont que faire. Logique et poésie sont ici commandés par les faits. Il ne s'agit pas de provoquer les âmes saintes à des raffinements, comme on dit encore, de spéculation ou d'héroïsme; il s'agit de guérir, par ces raffinements prétendus, une souffrance trop réelle et à laquelle on ne connaît pas d'autre remède ; il s'agit de les consoler et tout ensemble de les stimuler en leur apprenant la bienheureuse méthode qui tournera en amour jusqu'à l'agonie que semblait préparer chez elles la mort de l'amour.

Comme si l'on disait que Pasteur a inventé la rage, pour se donner les gants d'exterminer ce fléau. L'image, hélas! n'est que trop juste.

 

Qui pourrait développer ces ténèbres affreuses, par où Dieu conduit l'âme, pour la tenir dans ces incertitudes gênantes et, par ces incertitudes, la crucifier intérieurement, mais continuellement...

 

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Au lieu de toutes,.., ces lumières qu'on avait autrefois sur la bonté et sur la miséricorde de Dieu, sur la beauté de la vertu et sur les vérités du salut,.., ne se trouve-t-elle pas... dans un gouffre de ténèbres et de noirceur, pour ainsi parler, si épouvantable et si horrible que l'on peut dire que cet abîme tient quelque chose de ce gouffre affreux et de ce chaos ténébreux de l'enfer, l'âme y étant quelquefois plongée en un moment, sans savoir comment, mais si profondément qu'elle ne sait où elle en est; et toutes les avenues aux pensées tant soit peu lumineuses sur les perfections et les amabilités de Dieu, qui pourraient donner lieu de confiance et d'assurance à l'âme, étant bien tellement fermées qu'il semble à la pauvre âme qu'elle entr'ouvrirait plutôt une montagne qu'elle n'ouvrirait son esprit à l'une de ces bonnes pensées qui la consolaient et la soutenaient autrefois (1).

 

On raille nos mystiques. Sous couleur de pousser les âmes à une charité impossible, ils leur forgent de vains fantômes, à quoi nul bon esprit ne pensa jamais. Le désespoir, hélas ! elles en sont déjà toutes proches lorsque, par bonheur, elles viennent confier leur peine à ces prétendus chimériques. Est-il vraisemblable, pensent-elles, que

 

Dieu puisse admettre à sa possession et dans son amitié une âme qui n'a dans l'esprit, et sur le bout des lèvres que des pensées d'horreur et de blasphème... Insensible à toutes les choses de Dieu au point qu'elle l'est, elle est à tout le moins de ces tièdes que Dieu commence dès cette vie à vomir de sa bouche, et à les rejeter de devant sa face comme des âmes réprouvées... Elles ne sauraient plus espérer, puisque la foi, qui est la base et la substance des choses que nous espérons, ne leur paraît point autrement que comme une créance donnée à des contes faits à plaisir, et à des traditions corrompues... Etat qui n'est qu'à deux doigts du dernier désespoir, et comme aux portes de l'enfer (2).

 

« Qui pourrait exprimer » ces angoisses, ces agonies ? « A chaque moment,, l'âme pense y être détruite, et lui semble comme impossible de subsister encore un autre moment ».

 

(1) La clef, pp. 175, 177.

(2) Ib., pp. 188, 190.

 

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Aussi est-il à croire que ces sortes de peines... tiennent bien plus du surnaturel que de la nature... Si toutes ces peines étaient naturelles, et qu'on n'y fût pas soutenu par une main et une force surnaturelle, il est certain... qu'on y mourrait... Je connais une âme qui, étant conduite par cette voie, a connu, par sa propre expérience, mais clairement, beaucoup... des peines des damnés, du ver rongeur, du désespoir éternel... et surtout de la peine du dam,... cette âme, m'assurant que cette peine du dam que Dieu lui faisait en quelque manière sentir.., lui paraissait si horrible qu'elle aurait... volontiers demandé qu'elle fût plutôt condamnée à être hachée en menues pièces, jusqu'au jour du jugement, pour être délivrée.., de cette peine pour un seul moment (1).

 

Encore une fois, ce sont là des constatations expérimentales, des faits constants et de tous les jours. Pas un atome de « littérature » dans les descriptions qu'on vient de lire, et qu'on retrouverait aussi noires, souvent même plus atroces, chez d'autres mystiques. Telle est, conclut le P. Piny - mais ici peut-être avec une pointe d'exagération - « la manière la plus ordinaire et la plus commune dont Dieu traite ordinairement toutes les âmes qui se consacrent » uniquement à la perfection (2). Et ce raisonnement paraît irréfutable,

 

Pourquoi et comment un Dieu de bonté, et un Dieu père, mais un Dieu de toute consolation.., traiterait-il de cette sorte presque toutes les âmes qui veulent le servir dans cet esprit du pur amour,... s'il ne savait que ces souffrances, bien loin de (les) tirer de l'union à sa volonté, (les) y affermiront au contraire, et épureront encore plus (leur) amour, en (leur) servant d'occasion pour aimer Dieu à (leurs) dépens (3)?

 

Quelle meilleure preuve donneraient-elles de leur amour?

 

Il est certain que si, dans cet état d'incertitude et de ténèbres,

 

 

(1) Vie de la M. Madeleine, pp. 509, 511.

(2) La clef, p. 228. Il dit ailleurs avec plus de prudence : « Je ne sais même si je ne dois pas dire que c'est là une des dispositions les plus ordinaires aux âmes saintes ». Vie de la M. Madeleine, p. 493.

(3) La clef, pp. 229, 227.

 

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où l'âme ne voit rien en Dieu qui rassure sa confiance, et où elle n'aperçoit en elle-même que mille sortes d'imperfections qui lui donnent lieu de tout craindre; si, du milieu de cet état désolé, elle se jette comme à l'aveugle entre les mains de la divine volonté, en sorte qu'elle lui abandonne et son salut et sa perfection, et qu'elle ne veuille plus se considérer que comme une terre qui n'est plus à elle,... il est très certain que c'est alors exercer le pur amour,... mais en un degré sublime de pureté et de perfection; et que c'est faire servir cet état au pur amour, puisqu'on n'a qu'à le soutenir, le porter et supporter en paix dans l'ordre de la divine volonté (1),

 

Si l'on n'admet pas cette solution, l'histoire intime d'une foule de saints reste un mystère insondable, une sorte d'affreux scandale. Si on l'admet, tout s'illumine. Et c'est tellement simple!

 

Dieu, qui se plaît quelquefois à dégager le coeur d'une manière à le lui faire sentir et l'assurer par ce sentiment, se plaît encore plus à le voir dégagé sans qu'il le sache... L'amour est bien autrement pur quand on aime sans jamais sentir si l'on aime; il est bien plus avantageux pour nous de servir Dieu, en craignant toujours de ne le point servir en effet, que de le servir avec la confiance d'en être récompensé; et la fidélité est bien plus grande lorsque, dans l'incertitude si nous sommes à Dieu avec assez de détachement de nous-mêmes pour lui être un objet de joie, nous continuons pourtant à vouloir encore être sa joie, sans oser penser qu'il doive être la nôtre (2).

 

Belle formule du pur amour, mais encore trop incertaine.

 

C’est un amour encore bien plus pur quand, Dieu réduisant l'âme à voir son salut comme désespéré,... ou, du moins, à ne rien voir sur quoi elle ose appuyer son espérance, ainsi qu'il arrive à bien des âmes... (si convaincues de leur propre abomination) qu'elles se condamneraient déjà volontiers à la séparation éternelle de Dieu qu'elles savent être la Sainteté même, tant elles se croient indignes de sa vue et de sa personne (3); c'est,

 

(1) La clef, pp. 178, 179.

(2) Oraison, pp. 158, 159.

(3) Que le a volontiers » de cette dernière phrase ne choque personne. Il ne suppose d'autre joie que celle que donne l'évidence. Piny va passer plus outre, mais par ces mots, il veut dire simplement que de telles âmes se jugent indignes du ciel. Eh ! qui s'en croirait digne ? En tout cas, ce n'est pas encore là un acte de pur amour.

 

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dis-je, un amour bien autrement pur lorsque, dans cet état où tout parait désespéré, on y demeure pourtant en paix ; on continue dans tous ses exercices de piété, pour témoigner à Dieu que ce n'est point par espérance de récompense qu'on l'aime et qu'on le sert... Et, en y demeurant content dans cette vue que toujours Dieu sera content, et son bon plaisir toujours accompli, on s'établit dans ce saint désespoir, que les spirituels appellent l'amour désespéré, ou le désespoir amoureux, et qui marque une si grande pureté d'amour (1).

 

Et nous revoici au refrain du cantique pinien : Heureuses, trois et quatre fois, les âmes que Dieu conduit, par cette angoisse suprême, au désintéressement absolu. Si heureuses même que nous n'irons pas gaspiller notre pitié à les plaindre.

 

C'est donc là, ô âmes ainsi souffrantes, ce que j'avais à dire sur votre état,.., pour vous faire connaître que (mille exemples nous ayant rendu familière cette) sainte expérience,... ce n'est donc pas pour vous un état singulier et de perdition, ni un préjugé de réprobation; ainsi qu'il vous paraît. Pour vous faire connaître que vous n'êtes pas les seules à souffrir intérieurement ces sortes de peines, mais que vous y avez des compagnes qui doivent... vous y servir en quelque manière d'appui.

 

C'est le faisceau de l'amour désespéré.

 

Pour vous faire enfin connaître qu'il y a des autres âmes encore plus avant plongées dans ces angoisses... et détenues dans des cachots encore plus obscurs. Mais, au reste, ne croyez pas que j'aie fait ce récit... pour qu'on y compatisse et qu'on vous plaigne. Non, non, ce n'est pas là ma fin, ni mon but; mais bien plutôt pour qu'on vous y porte une sainte envie de vous voir si richement partagées en fait de croix; de vous voir dans une disposition toute telle qu'il faut pour exercer et pratiquer le pur amour, n'ayant besoin que du seul Fiat et de laisser faire à la divine volonté, pour aimer souverainement (2).

 

(1) Vie de la M. Madeleine, pp. 44o, 441.

(2) Ib., pp. 511, 512.

 

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Ne l'en croyez pas. Il est plein de compassion, mais reconnaissez, dans cette page émouvante, la distinction qui est à la base de toute la doctrine : Pris en lui-même, ce désespoir n'a rien que d'affreux ; acceptable néanmoins, désirable, souverainement aimable, comme occasion et moyen du plus pur amour.

 

Puisque Dieu suffit bien à lui-même, ce n'est pas l'estimer et glorifier beaucoup quand lui seul ne nous suffit pas; ou, du moins,

 

- voyez comme sa dextérité lourde évite l'écueil où donneront parfois les Maximes des saints. Fénelon insiste, un peu trop dédaigneusement sur le « pas... beaucoup » ; il ne souligne pas assez le « du moins » -

 

ou, du moins, ce n'est jamais le faire régner dans toute sa souveraineté puisque, nous aimant encore avec lui, voulant que lui soit, mais que nous soyons aussi ; que sa volonté soit accomplie, mais que la nôtre ait aussi ce qu'elle prétend, c'est, en voulant le faire régner, établir en même temps notre règne.

 

Combien plus parfaite, plus uniquement et exclusivement religieuse, une âme qui ayant réalisé et voulu le plein sens de l'acte de charité, se considère désormais

 

comme une terre vendue, approuvant et acceptant (la) divine volonté en tout (1) !

 

Aussi bien, cette sainte indifférence, toute négative - revers négatif de l'acquiescement positif à la volonté divine - il ne faut pas lui donner une consistance trop épaisse, la rendre positive, en quelque manière, à force de vouloir la vouloir. C'est encore agir en « propriétaire » de son âme que de se demander incessamment, anxieusement si, d'aventure, on n'aurait pas fait quelque brèche au contrat de vente; autre chose est de laisser faire Dieu, quand il permet que l'incertitude du salut touche au paroxysme, autre

 

(1) Etat du pur amour, pp. 9, 13.

 

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chose de nous infliger délibérément à nous-mêmes ces cruelles représentations. Gela, c'est encore choisir; et nous avons renoncé à choisir; c'est encore « faire » ; et nous ne voulons plus que nous « laisser faire ».

 

L'âme n'a qu'à soutenir cet état en paix et être... toujours disposée à y dire le Fiat... ; mais elle doit (aussi) faire tous ses efforts pour détourner son esprit de ce misérable état... Car, outre qu'on ne peut s'occuper volontairement... des peines... de son état, sans reprendre la terre qu'on avait auparavant abandonnée à la volonté de Dieu, par un effet du pur amour... qui veut que, après nous être ainsi abandonnés... on ne tâche qu'à s'oublier de plus en plus; il y a encore un autre inconvénient qui suit ces réflexions trop fréquentes, c'est que le démon,... voyant que nous lui ouvrons la porte, par ces sortes de réflexions, pour qu'il puisse nous représenter l'état désolant où nous sommes, il nous le dépeint sous des couleurs si sombres... ou tâche de nous découvrir tant de malignité dans les mauvais penchants que nous y sentons... que la pauvre âme, ne pouvant après cela s'imaginer que cet état soit bon, ni que la divine volonté pût ou voulût la conduire par cette sorte d'état, elle vient enfin à se décourager, elle fait des efforts pour en sortir, elle cesse d'y accepter la volonté de Dieu (1).

 

(1) Puisque vous reconnaissez vous-même, dira-t-on au P. Piny, qu'il est malsain de s'hypnotiser devant ces représentations lugubres, pourquoi tant et tant de pages - vos oeuvres complètes - consacrées par vous, à la désolante peinture de l'amour désespéré ? N'est-ce pas là entretenir et redoubler chez les uns une angoisse dangereuse, la provoquer chez les autres ? Soit deux difficultés. A la première, nous avons déjà répondu, en rappelant que Pasteur n'a pas inventé la rage. Ajoutons maintenant que ces descriptions, qui terrifient le lecteur inexpérimenté, consolent merveilleusement les grands éprouvés, ceux-là mêmes, dis je, à qui le P. Piny s'adresse. Ne serait-ce qu'en leur apprenant que leur cas ne présente rien de mystérieux et que de grands saints, condamnés aux mêmes souffrances, ont eu recours au même remède. Il arrivera, du reste, souvent qu'ils devront avouer que ces descriptions dépassent leur propre expérience. Et puis, sachant désormais que ce mal est bien connu, ils seront moins tentés de prolonger les aveux détaillés qu'ils auraient crus d'abord nécessaires; insistance calamiteuse, comme il n'est pas besoin de le prouver. Une des pires peines est pour ces âmes de se heurter à un directeur qui s'épouvante de tout ce qu'on lui dit, qui lève les bras au ciel, et qui traite une tache. de rousseur par le bistouri. Les théologiens mystiques en savent long sur ces désastreuses maladresses, et ils ont toujours l'arrière-pensée d'éclairer les directeurs eux-mêmes en de pareils cas.

Pour les simples fidèles que ces descriptions bouleverseraient, c'est très simple, ils n'ont qu'à ne pas lire ce qui n'a pas été écrit pour eux. Présomption ou curiosité, encouragées. trop souvent par un directeur émerveillé. Au surplus, une âme droite et humble appropriera sans peine à ses chétives misères ces héroïques leçons. Après tout, de leurs menues épreuves à celles des mystiques, il n'y a qu'une différence de degré. C'est toujours la même inquiétude ; « Pourquoi m'avez-vous abandonné ? » On ne se contente pas d'aimer, on veut encore être certain que l'on aime. Et donc le même remède ; il n'y en a qu'un pour les petits comme pour les grands, c'est le pur amour.

Avec cela, nous avouerons volontiers que la discrétion n'est pas toujours la vertu maîtresse de nos écrivains mystiques. Même parmi les plus sûrs les François de Sales se comptent. Et le P. Piny lui-même... Mais où a-t-on vu qu'ils eussent le monopole de l'exagération, et que ne rien entendre aux états mystiques soit toujours chez un écrivain spirituel, une garantie de sagesse ?

 

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Il ne suffit pas d'admirer l'équilibre, la discrétion, l'humanité de cette direction vraiment salésienne; il faut aussi comprendre qu'un tel équilibre, une telle discrétion, une telle humanité, c'est la logique même de la doctrine qui les impose. L'erreur des faux mystiques n'est pas, comme on dit souvent, d'exagérer, elle est au contraire de réduire la rigueur du pur amour. L'amour ne sera jamais trop pur ; plus il est pur, moins il réfléchit; et moins il réfléchit, plus il pacifie.

 

Donc plus de réflexion, ou le moins qu'on pourra sur ces sortes d'états ; faisons plutôt tous nos efforts pour oublier et nous-mêmes et notre état, mais de cet oubli d'amour qui part de l'abandon que le pur amour a fait faire.

 

Si nous vivions encore au temps des enluminures, je prendrais, pour souligner ces trois lignes, mes bleus les plus célestes, mes ors les plus éblouissants.

 

Ne veuillons plus savoir et encore moins nous mettre en peine de ce qui se passe en la terre, que nous avons de si bon coeur, et si justement abandonnée au bon plaisir de Dieu ; fermons toutes ces avenues, par où le démon voudrait nous remettre dans le souvenir de nous-mêmes, pour nous remettre dans l'amour-propre et dans la propriété de volonté; et croyons que si, nous sommes soigneux à les tenir fermées, nous commencerons bientôt, au milieu même de ces incertitudes dont nous venons de parler, de faire sur la terre ce que nous devons continuer éternellement dans le Ciel, qui est de toujours connaître et toujours aimer (1).

 

(1) La clef, pp. 181-184. Sur la question de savoir s'il est permis de demander les grandes épreuves, cf. Vie de la M. Madeleine, pp. 489-492.

 

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Le mieux enfin serait d'oublier nos intérêts propres mais, lorsque la tentation nous sollicite à prévoir le pire, on doit rétablir l'équilibre par un acte formel d'espérance. Imagine-t-on que, pour être la vertu souveraine, le pur amour nous interdise l'exercice des autres vertus ?

 

Enfin, pour conclure... d'une manière à rassurer autant qu'on le peut ces pauvres âmes tremblantes,... quoiqu'il leur semble que c'est se perdre entièrement et consentir à notre perte et à notre damnation que de s'abandonner dans cet état... à la divine volonté, je crois pourtant pouvoir les assurer que jamais leur salut n'est en plus grande sûreté que quand, dans cet état où tout fait peur,... elles veulent bien, par un amour de préférence de Dieu à elles-mêmes, s'abandonner... à son bon plaisir, pour ne vouloir être, soit pour le présent, soit pour l'avenir, que ce qu'il lui plaira qu'elles soient. Puisque c'est la promesse qui nous en est faite, en des termes si exprès, par la bouche même de la vérité, que quiconque perdra son âme en ce monde, c'est-à-dire qui l'abandonnera par amour à la divine volonté..., la sauvera pour l'éternité.

 

Ainsi le pur amour, non seulement permet - ce qui va de soi - et commande l'espérance, mais encore il la fonde, il la justifie, puisqu'il nous établit, en quelque manière, dès ici-bas dans l'état bienheureux qui fait l'objet même de l'espérance.

 

Jamais notre éternité et l'affaire de notre salut éternel n'est plus sûre, pour le moment où Dieu prononcera son arrêt, que quand nous l'avons ainsi accepté amoureusement par avance... Oui, ô âmes, mais âmes fortifiées et plus heureuses pour avoir ainsi mené, dans cette voie à laisser faire à Dieu, une vie de sacrifice... continuel de tout vous-même;... oui, vous pouvez déjà compter sur votre éternité bienheureuse, si vous persévérez dans cette voie, puisque vous êtes par là... dans l'exercice du plus grand amour.... Au moyen de cet abandon amoureux, votre éternité et vos biens changent en quelque manière de nature, ou du moins changent de main et de maître, Dieu en devenant le propriétaire, dès le moment que vous vous en désappropriez par cet amoureux abandon (2).

 

(1) Clef, pp. 116-117.

(2) Le plus parfait, p. 343, 346.

 

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Dès que l'on s'oublie, on se trouve; plus on s'oublie, plus on est sûr de se trouver. C'est toute la métaphysique de l'amour. C'est précisément parce que le pur amour va jusqu'à l'acceptation hypothétique de l'enfer, que l'enfer et le pur amour ne peuvent se regarder en face. Comment la mort fermerait-elle le ciel au pur amour? Il y est déjà. C'est au moment de mourir que l'on a plus que jamais le droit de s'approprier

 

ces tant douces paroles de saint Bernard : Ejus non possum vereri vultum cujus sensi affectum... On ne saurait dans cet état craindre la vue, la venue et les jugements de celui, à l'égard de qui, au moyen de ce pur amour, on a senti la conformité et uniformité de volonté.

 

Un peu gêné par le beau texte qu'il paraphrase, il tâche de désensibiliser comme il peut le sensi de saint Bernard, qui, de lui-même, au sens littéral, redoublerait bien plutôt la détresse des grands éprouvés. Sentir l'amitié de Dieu, eh! justement, c'est ce qui leur manque... Mais sentir, dans le lexique des contemplatifs, c'est uniquement vouloir; la « conformité et unité de volonté », n'a rien d'affectif.

 

En effet, que peut craindre une âme qui se sent intérieurement (entendez : qui se veut) dans cette disposition,.., sachant, comme dit encore le même saint, que ce qui sert de bois au feu d'enfer n'est point autre que la volonté propre. Quid ardet in inferno,

nisi propria voluntas.? Tolle propriam voluntatem, et non erit infernus.

 

Rapprocher ainsi les deux textes, expliquer le premier par le second, en le faisant passer de l'ordre de la dévotion sensible dans l'ordre mystique, c'est un coup de maître.

 

Et sentant,

 

comme on peut sentir ces actes-là, c'est-à-dire en réitérant la décision sèche qui les a produits,

 

qu'elle en est tellement dénuée... que de ce dénuement elle fait comme son état; puisque, après s'être comme vendue à cette

 

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sainte volonté de Dieu, pour en être fait comme de sa victime selon son bon plaisir, elle n'a ensuite en vue, dans la pensée, et en désir que cette même volonté de Dieu... O! que c'est bien ici qu'une âme a lieu de dire ces tant douces et tant consolantes paroles : Egredere anima mea, quid times? Non, mon âme, après cette uniformité de volonté avec ton Dieu,... tu ne saurais avoir à craindre dans cette sortie, et puisque tu ne peux sortir du corps qu'avec les mêmes affections... que tu y avais eues,... comment pourrais-tu bien être reçue dans les enfers, où l'on enrage si fort contre la volonté de Dieu (1) ?

 

Que de bruit pour rien, diront quelques obstinés, puisque, bon gré mal gré, il vous faut venir à cette conclusion aussi évidente, d'ailleurs, que pacifiante ! Puisque le salut de ces âmes est d'ores et déjà comme assuré, que peut bien représenter d'héroïque, que signifie même, de leur part, la résolution de n'offrir aucune résistance au bon plaisir de Dieu qui les voudrait en enfer? Eh ! cette évidence, qui nous éblouit, de quoi leur sert-elle, si leur tentation a précisément pour objet de l'obscurcir, de la voiler, de l'éteindre, Dieu permettant, voulant ces ténèbres pour mettre le pur amour à l'épreuve, pour obliger ces martyrs à perdre une bonne fois leur âme ? Non, pas la moindre contradiction chez le P. Piny. Son devoir à lui n'est pas d'ajouter à l'angoisse de ces âmes, de donner raison à leur désespoir, mais au contraire de se montrer à elles d'autant plus assuré de leur salut qu'elles le sont moins. Dicite justo meo quoniam bene. Et il le fait admirablement. Mais, dès que la crise en vient à

un point où les arguments les plus décisifs, loin de la calmer ne feraient que la rendre plus virulente, il répète la consigne du pur amour : Oubliez-vous; laissez-vous faire; acceptez ; et, partagé entre la pitié et l'admiration, il regarde, silencieux, se consumer l'holocauste.

L'âme qui se trouve ainsi toute proche de renoncer à l'espérance,

 

(1) Etat du pur amour, pp. 20-25. Le passage s'achève par la citation classique de Tauler, qui, du reste, revient périodiquement dans les écrits du P. Piny.

 

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n'a qu'à se jeter dans ce désespoir amoureux, c'est-à-dire à réfléchir pour une bonne fois (entendez pour n'avoir plus à revenir à ces réflexions) sur tout ce qu'il y a de plus désolant dans son état... ; après quoi, se tournant vers Dieu, comme une âme qui n'aurait quasi plus de salut à espérer, ou du moins qui n'ose plus l'aimer et le servir en vue de son salut,

Seigneur, doit-elle dire alors, c'est bien maintenant que je puis vous aimer purement, puisque c'est maintenant que je vous aimerai sans espérance de récompense. Oui, grâces vous soient rendues, puisque... (me voici) comme contrainte, mais heureusement contrainte, de vous... servir purement par amour. Jusqu'à ce jour, Seigneur, mon amour avait été mélangé ; j'avais à la vérité banni l'amour-propre de tout ce qui n'est pas moi, mais il s'était malheureusement renfermé dans l'amour de moi-même et de mon salut, et lorsque je pensais avoir tout quitté pour l'amour de vous, j'étais encore propriétaire de moi-même. Mais dans l'état, Seigneur, où il vous a plu me faire enfin entrer, il faut, si je veux vous y aimer et vous y servir, que je le fasse dans toute la pureté de l'amour, puisque les choses m'y paraissent d'une manière à n'y plus voir de salut pour moi... J'accepte donc ce rigoureux état... Je consens que vous le fassiez durer autant que ma vie (1),

 

bien décidée à redire jusque sur mon lit de mort

 

la devise du pur amour : Moriar, modo regnet. Oui, Seigneur, à la bonne heure que je périsse, et périsse pour tout jamais, si tel est votre bon plaisir, pourvu que mon Dieu règne et que je sois le sujet de sa joie et de son bon plaisir. Non, Seigneur, point de paradis de délices, si telle est votre volonté que nous en soyons exclus, et point d'autre paradis que celui que le pur amour fait goûter par avance, je veux dire l'assurance amoureuse et le souvenir amoureux que toujours, ô grand Dieu, vous serez ce que vous êtes et que toujours vous vous contenterez en ce que nous serons (2).

 

Sublime et limpide formule où rien ne manque, pas même les justes cadences. Ce pesant théologien, qui n'a appris le français que dans saint Thomas, et dont chaque phrase,

 

(1) La clef, pp. 192-194.

(2) Ib., pp. 219-22o.

 

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lorsqu'il enseigne ou discute, nous meurtrit sans pitié, se trouve brusquement initié à l'essentiel du style, dès qu'il se laisse aller à rédiger pour nous un modèle de prière. Mais, des cimes nues où nous avons péniblement tâché de le suivre, qu'importent les bagatelles de la grammaire ou du nombre? Le vrai miracle est, qu'avant d'avoir été écrites, ces formules aient été vécues par des milliers d'âmes et, manifestement, par le P. Piny lui-même (1).

 

(1) Cette « question » de « l'amour désespéré » tient une telle place dans les petits livres de Piny, que je ne pouvais pas la négliger ici tout à fait. Mais je sortirais de mes limites, si je voulais la traiter moi-même à fond, non plus en historien, mais en théologien. Pour éviter néanmoins toute méprise en une matière aussi délicate, j'ai soumis le présent chapitre à un maître en théologie qui appartient à la même école que Piny, et qui a bien voulu rédiger pour nous la note suivante :

« Dieu ne veut pas la damnation directement pour elle-même, mais comme juste châtiment du péché. Dieu ne veut nous damner que si nous voulons d'abord pécher, et le pur amour ne peut se résigner au péché qui mérite l'enfer. Comment donc peut-il se résigner à l'enfer, s'il ne peut se résigner à sa cause ? Tel est le problème.

« Deux états peuvent se concevoir l'état calme et le violent. Dans le premier, l'âme, voyant que le péché peut lui attirer le châtiment éternel, accepte cette juste volonté de Dieu, par une adhésion actuelle de son amour, et délibérément elle dit à Dieu: « Si vous avez décrété de me damner à cause du péché que je pourrais un jour commettre, j'adore votre volonté. » Dans cet état, l'âme envisage à froid l'hypothèse toujours possible de sa damnation. Son espérance néanmoins subsiste », expresse, actuelle, formelle, veut-on dire. C'est là même un des champs naturels de cette vertu. Au fond, l'adhésion hypothétique, dont il est ici parlé, est impliquée, me semble-t-il, dans l'acte de foi lui-même, et dans l'acte de charité : je crois que Dieu est la justice même; j'adore et j'aime sa justice, comme tous ses autres attributs.

« Dans un état violent, poursuit la note, l'enfer peut être en vue d'une manière autrement redoutable. Dieu peut permettre pour l'âme la tentation d'enfer et de désespoir, pour la purifier à fond... et le pur amour doit vouloir cette volonté de Dieu (au même titre que ses autres volontés). C'est à cet état violent que les mystiques font allusion, quand ils traitent de l'acceptation hypothétique de l'enfer. Il faut y distinguer, semble-t-il, les points de vue métaphysique, psychologique et moral, et se demander : A. Ce qui est; B. Ce qui paraît; C. Ce qu'il faut faire.

A. Ce qui est. Sous (et par) cette tentation de l'amour désespéré, s'opère une purification de la charité, laquelle s'attache ici à Dieu seul, sans aucune vue actuelle et explicite d'espérance : l'amour est sans motif explicite d'espérance, par pure adhésion à la volonté de Dieu. L'espérance pourtant subsiste, mais comme mortifiée et incapable de produire un scie, ou tout au moins un acte explicite.

« B. Ce qui paraît. L'espérance, qui subsiste en vérité, ne paraît pas. On n'en a nul sentiment. Seule, la tentation de désespoir occupe tout le champ de la conscience, tant l'âme se voit digne de l'enfer, et la volonté en sa fine pointe, semble même prête à se révolter contre cette dure volonté de Dieu qui la repousse.

C. Ce qu'il faut faire. Soutenir cet état comme voulu de Dieu, et faire de cette tentation même un bois pour le pur amour. C'est pour cet état, et pour l'acceptation d'un tel état que le P. Piny semble avoir écrit sa prière.

« Tant qu'elle a la vertu d'espérance (ou, eu d'autres termes), tant qu'elle ne tombe pas dans le péché de désespoir, l'âme ne peut être réduite qu'à l'incertitude apparente du salut, à la tentation d'incertitude. En tout état, nous sommes tenus d'espérer que Dieu nous sauvera, mais cette certitude - non pas spéculative, mais pratique - de l'espérance peut être tout à fait voilée et ne paraître nulle part dans l'âme désolée. »

- Remarquons en passant que cette note justifie et explique ce que nous avons tant répété au cours de ce livre sur le pur amour considéré comme une vertu, si j'ose dire, toute simple, et à la portée de toute âme en état de grâce. A mon avis, l'erreur la plus grave de Fénelon est d'insinuer le contraire et de réserver le pur amour à une poignée de « parfaits ». Confusion entre psychologie et métaphysique : entre ce qui paraît et ce qui est. Comme l'espérance, la charité peut être « tout à fait voilée ». On peut croire que l'on n'aime Dieu qu'en vue de la récompense. Toutes les apparences, tout le « senti » nous invitent à le croire. Mais c'est là nous calomnier nous-mêmes ou plutôt calomnier la grâce sanctifiante. C'est Dieu qui s'aime en nous et pour nous, et il ne peut pas ne pas s'aimer en lui-même et pour lui-même.

Ainsi - et pour en revenir au présent problème le pur amour, qu'il y pense explicitement ou non, implique nécessairement, « est », pour mieux dire, une confiance illimitée en la divine bonté. Il aime Dieu tel que Dieu est, c'est-à-dire Père, et non despote capricieux. Le pur amour croit, avec Dante, que l'enfer même est l'oeuvre du premier Amour. Non pas en ce sens qu'il faut des damnés pour faire ressortir la justice de Dieu envers les pécheurs, mais en ce sens que Dieu a accordé à l'homme l'immense pouvoir de devenir (ou de rester) enfant de Dieu, ce qui n'est possible qu'en lui laissant le risque de mal user de ce pouvoir. Bref, l'amour pur consiste à dire en pleine sincérité, à réaliser parfaitement et cordialement l'acte élémentaire de charité : « Aimer Dieu plus que soi-même ». Que signifient ces deux mots qui disent tout, sinon que, faisant abstraction de ce qui peut nous arriver, par notre faute, nous confessons, nous voulons la justice et la bonté de Dieu, rémunérateur et vengeur, sans laisser notre attitude dépendre du sort qui nous sera fait en conséquence de nos actes, attitude que les réprouvés devraient prendre, dans leur damnation même, si, chose impossible, ils redevenaient capables d'amour. C'est pour cela que l'exercice du pur amour, dans la tentation de désespoir, est salutaire. Par l'aveu héroïque et paradoxal de la bonté divine, fût-elle damnante, on supprime l'enfer de l'âme qui s'y croyait, hypothétiquement placée.

 

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§ 7. - Activité intense, bien que passive, du « laisser-faire ».

 

S'il arrive, d'ici de là, au P. Piny, je ne dis pas de nous inquiéter, mais de nous surprendre, c'est qu'il ne fonde pas assez expressément sa philosophie du « laisser-faire », sur le dogme de la grâce sanctifiante, comme le font quasi tous nos maîtres, Chardon notamment et François de Sales. Cette doctrine fondamentale, je suis quasi-certain que le P. Piny ne refuserait pas de l'accueillir, mais je ne crois pas qu'il l'ait eue présente. Son argumentation l'implique, l'appelle, en quelque manière, et plus encore son expérience des

 

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états mystiques, mais il n'arrive pas à la dégager comme nous voudrions, et comme un contact plus familier avec les spirituels de son temps, l'eût aidé à le faire. Nous l'aimons mieux comme cela, isolé, archaïsant, presque autodidacte. Qu'ainsi fait,. il rejoigne spontanément l'unanimité de ses grands contemporains, là est pour nous la haute signification de son oeuvre ; heureuse surprise que nous achetons volontiers au prix de quelques imprécisions dans l'analyse psychologique, voire de quelques étrangetés. Quoi qu'il en soit, je suis bien sûr qu'il aura déjà intrigué de plus pénétrants que moi. Ce « vouloir », son idée fixe à laquelle il ramène tout, et dont chaque ligne de ses livres prêche l'excellence libératrice, apaisante, sanctifiante, ce vouloir tout ensemble très simple et très héroïque, il néglige de le définir. Ce « laisser-faire » qu'il oppose au « faire », et qui est pour lui un autre nom du « vouloir », il ne le définit pas davantage:

 

Comme l'amour, écrit-il, par exemple, est un acte intérieur de cette puissance intime de l'âne qu'on appelle volonté, il est tout évident que l'âme est dans l'amour de son Dieu... pendant qu'elle est dans la volonté de vouloir (l'aimer).

 

Ainsi pour l'oraison qui est « union affective et amoureuse avec Dieu », peu importent que les distractions submergent, sans relâche, l'heure qu'on a voulu consacrer à cet exercice.

 

Il n'y a... qu'à vouloir sincèrement la faire, pour la faire. en effet et véritablement, la vérité étant... qu'on aime véritablement par ce même acte par lequel on veut aimer (1).

 

Si tout le monde sent d'abord qu'il a raison de parler ainsi, ne serait-ce pas qu'on n'aurait saisi qu'à moitié sa vraie pensée? Plusieurs auront salué dans ce passage, et peut-être avec un peu d'humeur, un des lieux communs de la littérature ascétique, à savoir qu'une oraison, même toute

 

(1) Oraison, pp. 8, 9.

 

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distraite, peut être néanmoins un exercice méritoire, plus sanctifiant même à tout prendre, plus agréable à Dieu qu'une prière facile et comblée. Un exercice de mortification; une sorte de flagellation mentale, avec cette différence qu'ici on ne se résigne à la grêle des pensées divertissantes qu'après avoir essayé de les écarter une à une. Du moins veut-on faire tout ce qu'il faut pour les repousser, et on le fait dans la mesure du possible, c'est-à-dire dès qu'on s'aperçoit qu'elles sont là. Avec cela on veut rester à genoux pendant toute l'heure et, comme ce « faire » -là dépend de nous, on y reste, en effet, alors qu'il serait bien plus délectable de quitter la partie et d'aller voir le soleil se lever. Enfin on veut accepter, on accepte, comme une épreuve humiliante et salutaire, l'ennui de cette heure en apparence perdue. Bref, une foule de « vouloir », qui répondent à la définition courante de ce mot : décisions formelles, conscientes, délibérées, effectives du libre arbitre. Si le « vouloir » mirifique du P. Piny n'est que cela, pas n'était besoin de tant s'acharner à nous en démontrer l'efficace. Qui ne sait que pour rester à genoux pendant une heure, il faut le vouloir ; qui doute que cet exercice d'ascèse mérite une récompense ?

Mais non, manifestement, le P. Piny parle ici, d'un autre « vouloir », plus spécial, surtout plus mystérieux. A qui se désole d'être ainsi constamment distrait et, par suite, de ne pouvoir méditer, il n'oppose pas seulement les truismes que je viens de résumer : Consolez-vous, cette pénible inaction spirituelle où vous avez courageusement persévéré, cette prière, bien que manquée, aura pour vous autant et plus d'efficacité qu'une vraie prière; lutter contre soi-même vaut prier. - Vous consoler, dit-il, au contraire, mais de quoi? Trois ou quatre fois heureux, bien plutôt! Cet exercice n'est pas seulement l'équivalent ascétique d'une prière, il est prière, au sens le plus rigoureux. Pendant que votre esprit ne s'entretenait que d'enfantillages et que votre sensibilité demeurait inerte, votre âme aspirait Dieu sans relâche, le laissait pénétrer et régner en elle; votre volonté ne cessait pas de l'aimer.

 

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Courage donc, ô âmes amantes, sans avoir su jusque ici que vous aimiez, (et qui aimiez) parfaitement, lors même que vous gémissiez dans la créance... de ne pas aimer, courage, encore une fois, puisque vous commencez de voir qu'on aime véritablement, par ce même acte par lequel on veut aimer; qu'on est uni amoureusement à Dieu,... par cet acte de volonté par lequel on veut l'être,

 

et que l'amour

 

est en nous véritablement, quand nous consentons et voulons qu'il y soit, et tant qu'on ne le rétracte point, et qu'on ne voudrait pour rien du monde le rétracter (1).

 

On avouera que cette volonté-là - puisqu'elle aussi on s'obstine, faute de mieux, à l'appeler de ce nom - ne ressemble guère à la faculté plus ou moins énergique dont les auteurs ascétiques ont entrepris l'éducation. A la minute précise où cette dernière se déploie, on a une claire conscience de ses actes; on sait que l'on veut, ce que l'on veut, pourquoi on le veut, comment et combien de temps on le veut. Chacune de ses décisions est un coup d'état, dont les effets se touchent du doigt, se comptent; si elle n'agit point, on le sait encore, et le plus rassurant des confesseurs n'essaiera point de nous faire croire qu'à notre insu elle a passé de la puissance à l'acte. L'autre volonté, la pinienne, s'ignore elle-même, elle ne trahit son activité par aucun signe qui puisse nous aider, soit à constater son action, soit à en mesurer la ferveur. Jusqu'ici, dit-il, vous aimiez « parfaitement, mais sans l'avoir su ». Nouvel aspect d'une seule et même différence. La première volonté, non seulement s'affirme et se manifeste, mais encore s'épuise, en quelque manière, par ses actes. A peine a-t-elle voulu, qu'elle meurt. Mobile, capricieuse, intermittente, il faut qu'elle se réaffirme souvent, qu'elle se renouvelle, sous peine de perdre le bénéfice de ses élans les plus généreux. Réveille-matin qu'il faut remonter après chaque heure sonnée.

 

(1) Oraison, pp. 8, 9.

 

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La seconde, tout au contraire. Nul besoin de la réveiller incessamment, de la stimuler, de l'entraîner. Cette volonté, nous assure Piny, est toujours fraîche, toujours aimante et ardente, aussi longtemps « qu'on ne la rétracte point ».

Maintenant, pourquoi faut-il que notre Piny se dérobe si, d'aventure, notre docilité inquiète semble le presser de développer plus clairement et de justifier ce vouloir inconscient, habituel, perpétuel même, et d'une si extraordinaire puissance? Après mille affirmations globales, je ne trouve chez lui que deux ou trois lignes, d'ailleurs, presque lumineuses sur cette paradoxale psychologie. Quelqu'un lui aura dit - et ils le disent tous en effet à quiconque leur propose la consolation du P. Piny - « Hélas ! ma pire peine est de ne sentir aucune peine. Si, par bonheur, je souffrais de ne pas aimer, cette souffrance mémo prouverait du moins que je ne suis pas sans amour. » - Et il répond, imperturbable, doucement têtu, que, pour souffrir véritablement, pas n'est besoin de sentir qu'on souffre.

 

Cet état ne doit pas toujours être d'une peine à se faire sentir à l'âme, puisqu'il suffit que la volonté en soit dans la peine et en souffre, et que CE QUI SE PASSE DANS LA VOLONTÉ, QUI EST UNE PUISSANCE PUREMENT SPIRITUELLE, ne veut et ne demande point, soit qu'il soit peine ou qu'il soit amour, à se faire sentir (1).

 

La précieuse phrase! Elle nous sort enfin de l'équivoque ou du brouillard, elle nous ramène en un clair pays de connaissance, la « puissance purement spirituelle » ou, pour tout ramasser en deux mots plus commodes, la «volonté pure» du P. Piny n'étant en vérité pas autre chose que l'activité surnaturelle de la fine pointe.

Cette fine pointe, pourquoi l'appeler ainsi volonté d'un nom, veux-je dire, qui évoque presque infailliblement la faculté de produire des actes exprès, distincts, conscients et fugitifs, le libre arbitre, la volonté, au sens des philosophes et des auteurs ascétiques? Pour bien des raisons, notamment

 

(1) Les trois différentes manières, p. 225.

 

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pour les ramener les uns et les autres aux racines toujours vivaces, à la source toujours jaillissante, au foyer toujours ardent de cette faculté active, qu'ils ont trop pris l'habitude d'envisager comme parfaite en soi, indépendante et se suffisant à elle-même, alors que, déracinée, desséchée, éteinte, elle ne serait plus qu'une moitié de volonté, si l'on peut s'exprimer ainsi. En un mot, pour leur apprendre ou leur rappeler que, sans une saine métaphysique, il n'est pas de psychologie, pas non plus d'ascèse, digne de ce nom.

Par ce mot de « volonté pure » on peut entendre deux réalités bien distinctes : l'une, propre à l'homme simplement parce qu'il est homme; l'autre, privilège de l'âme régénérée, - l'une, qui se fonde sur les dogmes de la création et de l'immensité divine; l'autre sur le dogme de la grâce habituelle. Elles ont ceci de commun qu'elles sont « agies » plus qu'elles n'agissent, - « agies » par Dieu, - et que la conscience ne les atteint qu'indirectement. C'est pourquoi les mystiques, -  Ignace dans la « Contemplatio ad amorem », Chardon, Piny, beaucoup d'autres, - bien qu'ils ne s'intéressent en définitive qu'à la seconde, méditent si volontiers sur la première.

Celle-ci est la tendance innée de l'âme vers le « bien universel » et, par suite, implicitement ou confusément, vers Dieu lui-même, par qui est bon tout ce qui est bon. Elle est cette « inclination naturelle à aimer Dieu par dessus toutes choses », dont parle François de Sales; la sourde inquiétude, que note Augustin, qui ne s'apaise que lorsqu'enfin l'homme s'est tourné vers Dieu. Tendance toute passive de notre côté, active du côté de Dieu, qui la crée en nous et qui l'entretient. Cette inclination, en effet, ne se distingue pas de la substance de notre âpre. Une volonté fondamentale, si l'on peut dire, métaphysique plutôt que psychologique, interprétative..., par où nous sommes capables de vouloir au sens actif, libre, méritoire, de ce mot, mais qui, par elle-même, ne veut pas encore. Il y a dans la pierre comme une volonté massive de remplir ses obscurs devoirs

 

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de pierre, et, si on l'abandonne dans le vide, comme un appétit de tomber. Ce qui fait dire à saint Thomas qu'à leur façon, la pierre aime Dieu. Ainsi de nous, avec cette différence toutefois, et capitale, qu'il dépend de nous de répondre à ce voeu de notre nature, en acceptant librement, méritoirement, l'amitié divine où nous sollicite constamment la présence agissante de Dieu au fond de notre être. Accepter, autant dire : se laisser faire. Si l'on pouvait imaginer un Piny dans l'état de nature pure, ou parmi les disciples de Platon, il aurait déjà prêché la doctrine mystique du « laisser-faire ».

Mais ce n'est pas seulement au « Dieu des philosophes » que Piny nous presse de nous « laisser faire », c'est au « Dieu de Jésus-Christ », présent et agissant en nous, non plus comme principe et soutien de tout ce qui existe, mais comme source de grâce. Aussi bien, cet « amour naturel» dont nous venons de parler, commun, en quelque manière à toute créature, n'est-il, pour ainsi dire, qu'un appétit métaphysique d'union. Tandis que, chez le baptisé, en état de grâce, l'union est déjà toute nouée; la volonté profonde, sanctifiée déjà et divinisée, même lorsque le libre arbitre sommeille.

Que veut donc le P. Piny, avec son talisman du « vouloir », avec son éternel refrain du « laisser-faire »? Une seule chose : nous ouvrir, nous rendre familier et facile l'accès de cette retraite profonde où bouillonne une telle vie, niais qui s'ignore; ce trésor, où s'accumulent tant de richesses, mais qui, trop souvent, se perdent. C'est là, dit reste, ce que veulent avec lui, et uniquement tous les mystiques : capter la source divine qui jaillit perpétuellement, mais sans bruit, au plus intime des âmes - de toutes les âmes, et non pas des seuls parfaits, comme on semble toujours le supposer. La capter? comment? Eh! par un ou plusieurs actes de notre volonté libre, par l'acceptation délibérée, consciente, de toutes les forces, imperceptibles, mais infiniment puissantes, de tous les dons, magnifiques, mais mystérieux, que roule cette onde invisible. Le « vouloir » pinien - « clef du pur

 

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amour » -, remède à tous les maux et aux illusions les plus funestes des âmes ferventes; consolation unique dans les grandes épreuves des contemplatifs, ce vouloir - ou ce « laisser-faire », car les deux mots ont chez lui le même sens - n'est donc pas, mais pas du tout, un pur laisser-faire. Il ne se confond pas non plus avec cet autre vouloir que nous appelons libre arbitre. Non qu'il exclue les décisions intermittentes de ce vouloir : il les exige, au contraire, mais il les dépasse; il peut, sinon les suppléer tout à fait, du moins survivre à leur défaillance. Il est tout ensemble faire et laisser-faire. De l'un et de l'autre il s'approprie tous les avantages, il rejette les infirmités. Il est une disposition habituelle et surnaturelle de tout l'être, un état, et, de ce chef, il échappe aux morcellements, aux intermittences, aux paralysies des activités de surface; comme ces activités, il s'épanouit en actes distincts, conscients et méritoires. Harmonieux mélange, savamment dosé de laisser-faire et de faire : c'est un « faire » qui imprime sa propre valeur de libre vouloir au laisser faire, et qui participe, en retour, aux richesses infinies, à la vie même du laisser faire. C'est ici, me semble-t-il, la clef de tout le problème mystique; la via media très sûre et plus encore bienfaisante, entre les deux doctrines extrêmes qui, formulées ou non, peu importe, menacent de ravager le monde spirituel : d'un côté, le quiétisme idéal, parfait, qui ne connaît que le « laisser-faire », de l'autre côté, l'ascéticisme idéal, parfait - tendance plus que doctrine - qui, pratiquement, désastreusement, ignore les activités profondes et ne cultive que le « faire »; le premier conduit à l'inertie, le second à une agitation aussi inféconde que douloureuse. Avec le premier, la source vive qui serpente dans les gazons du jardin fermé devient une mare; elle se mêle, dans les canaux rigides et multipliés des seconds, à tant d'inutile sueur humaine, qu'elle nous altère au lieu de nous rafraîchir, et qu'elle achève de nous épuiser. Cette voie de l'esprit qui crie imperceptiblement au fond de nous-mêmes : Abba, Pater, et qui est la vibration essentielle de toute prière, les

 

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premiers ne s'y accordent pas, parce qu'ils dorment ; les seconds, parce qu'ils parlent trop.

Il nous faudra donc en appeler du P. Piny au P. Piny lui-même, de l'écrivain maladroit au philosophe et au bloc très cohérent de sa doctrine, si, d'aventure, telle ou telle des formules piniennes nous semble exalter uniquement le « laisser-faire », exorciser trop éperdument le « faire ». Il n'y a là manifestement qu'une pointe d'exagération verbale, et peut-être de phobie. La phobie de ce « faire » empressé, bavard, insatiable, stérile, que déclanche le seul amour-propre, et dont le P. Piny, comme, d'ailleurs, tous les spirituels de l'école Lallemant, redoute la fascination dangereuse. C'est par un « faire », néanmoins, et Piny le sait mieux que nous, que doit commencer toute vie mystique : faire initial, un commutateur, un agent de liaison et de pénétration, par où la volonté libre accroche son ancre au rocher de la fine pointe; abandon aveugle, mais cordial, blanc-seing généreux, héroïque même souvent, à tout ce que l'activité divine opère dans la niasse obscure de l'âme. Et c'est encore par d'autres actes distincts que ce faire initial doit se renouveler, de temps en temps, faute de quoi le beau vouloir pinien s'effrite assez rapidement, n'est bientôt plus qu'inertie. Aussi bien Piny ne se lasse-t-il pas de nous inviter à ces renouvellements nécessaires, allant même jusqu'à imaginer une sorte de chapelet, dont chaque grain répéterait la formule, l'acte même exprès, délibéré, conscient de l'acceptation : Fiat. Imagine-t-on que la récitation intelligente et fervente d'un chapelet puisse n'être qu'un pur «laisser-faire (1)» ?

 

(1) S'il était vraiment nécessaire de poursuivre cette apologie, je rappellerais tels autres passages du P. Piny qui supposent manifestement la nécessité de quelque « faire ». Pour consoler les âmes intérieures, dans l'angoisse où les plonge précisément la conscience trop évidente qu'elles ont de leur non-faire, il leur répète : Rien à craindre, puisque vous n'avez rien fait qui rétracte votre pur amour. Or il va de soi qu'on ne peut rétracter qu'un faire.

Pour le chapelet dont je viens de parler, voici le texte : dire « un nombre de fois, qu'on pourra dire sur son chapelet, ces saintes et sanctifiantes paroles : Fiat voluntas tua ». Retraite, p. 8. Il propose ailleurs a un chapelet à la louange de Dieu, disant un Gloria Patri à toutes les dizaines; et à tous les petits grains : Loué soit Dieu. - Etat du pur amour, p. 165.

 

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Mais ces « faire » mêmes qui ont pour objet d'amorcer le « laisser-faire », j'entends ces déterminations particulières de notre activité, comprenez bien qu'elles aussi, dans l'ordre de la grâce sanctifiante, elles sont des « laisser faire ». Des plus élémentaires manifestations de notre vie religieuse aux plus sublimes, d'un simple Fiat, à la contemplation proprement dite, humainement nous sommes agis, et divinement nous sommes actifs, en accueillant en nous, et en nous appropriant l'activité divine. « Agir » pur, et tout ensemble « pâtir » pur. La passivité même implique la perfection de notre agir, devenu déiforme, - non point par une absorption, qui ferait de nous des choses inertes, mais par un consentement absolu qui nous affranchit des partialités, des passivités grossières de la créature, pour nous faire participer à la souveraineté même de Dieu. Nous renions, pour ainsi dire, le don initial de notre être naturel et fini, aux activités intermittentes et toujours débiles, et par cette négation même du fini, nous obtenons la réalisation en nous de l'acte pur qu'est Dieu lui-même : échange et communion, non pas d'essence à essence, mais d'amour à amour, chacun se donnant à l'autre, si bien que l'autre soit pour lui, et, en quelque sorte par lui. Vivo ego, jame non ego.

Par là se dissipe enfin une autre équivoque où, d'ailleurs, personne, je l'espère, ne se sera laissé prendre : feinte pédagogique plutôt et, mieux encore, filet de miel pour cacher l'amertume du breuvage. Qui ne voit, en effet, qu'il ne faut pas prendre à la lettre les nombreux passages où le P. Piny vante la facilité de sa méthode, la sûreté quasi-mécanique de sa « clef », les miracles de son « laisser-faire » ? Ah! s'il n'avait échappé à la vigilance de Nicole et des anti-mystiques, avec quelle éloquence vengeresse ne lui aurait-on pas reproché, comme à Guilloré et à tous les autres, d'élargir la voie étroite et d'offrir une prime à la mollesse! L'ascèse! L'ascèse! Vim patitur; Violenti rapiunt... nous les entendons d'ici, habitués que nous sommes à de telles amplifications, S'il est vrai, en effet, que cette doctrine simplifie tout,

 

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coupant court à une infinité de scrupules, résolvant seule les derniers problèmes de la vie intérieure, libérant, pacifiant des âmes que les exagérations de l'ascéticisme poussaient droit au désespoir, il n'est pas moins certain qu'on ne saurait imaginer d'ascèse plus exigeante, plus crucifiante, plus impitoyable que celle du P. Piny et des mystiques. Voie directe, voie lumineuse, et par là « facile »; mais aussi voie héroïque et où le plus saint ne s'engage pas sans horreur.

 

Encore bien que la vie spirituelle soit une vie et une voie de paix et de tranquillité, où l'on goûte la sainte liberté des enfants de Dieu.., par le moyen de la suprême indifférence qu'on y possède..., il est pourtant très véritable qu'il y a bien de mauvais jours et de mauvaises nuits à essuyer, avant qu'on ait atteint cette indifférence suprême et béatifiante... C'est un abus de prétendre au pur amour,.., et vouloir vivre sans combat (1)

 

Le « laisser-faire » les établit certes dans une véritable joie,

 

puisqu'elles ont toujours et en tout et partout ce qu'elles veulent, ne voulant plus que Dieu et sa volonté; mais... cette joie et ce repos ne sont pas d'une nature et d'une manière à exclure les croix, les angoisses, les crève-coeur,... l'amour désintéressé ne se nourrissant que de cette sorte de bois (2).

 

Aussi bien une première acceptation - ou un premier « faire » - ne suffit-elle pas à nous fixer dans cet état :

 

Comme c'est là une pratique d'amour si pure, il ne faut pas que l'âme se décourage, pour y être si longtemps à y arriver; mais elle doit s'en former une idée, en concevoir un grand désir et, s'y disposant petit à petit, attendre avec patience... qu'il plaise à Dieu lui en accorder la grâce et l'y établir en effet comme il l'a déjà fait en désir (3).

 

« S'y disposant » par les pratiques mêmes que nous conseillent les maîtres de l'ascèse. Qui songe à congédier ces maîtres indispensables? Il s'agit uniquement d'adapter leurs

 

(1) La clef, pp. 58-59.

(2) Ib., p. 208.

(3) Ib., p. 204.

 

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leçons et leur méthode aux fins, à l'esprit de l'ascèse des mystiques. Le « laisser-faire » régit et contrôle le « faire », il ne le supprime pas, et c'est au contraire par les rigueurs de l'ascèse commune que l'on se façonne à subir les rigueurs, bien plus accablantes qu'exigera le pur amour (1).

 

Autant d'acceptations que nous faisons en ce que la divine volonté fait en nous sont autant de consentements que nous donnons à la mort et à la destruction de notre propre volonté, cette tant sainte volonté de Dieu... ne faisant et n'ordonnant rien à l'égard de l'état intérieur de l'âme que pour anéantir ce qu'il y a et ce qu'il y reste de propre volonté (2).

 

Tout se ramène à un seul acte : dire Fiat. Que peut-on imaginer de plus simple? Mais ce Fiat, en revanche, une volonté médiocre ne le dira jamais comme il faut le dire pour qu'il produise les résultats merveilleux qu'on attend de lui.

Entre le repos du laisser-faire quiétiste, et celui du laisser-faire pinien, il y a un abîme.

 

Il faut pourtant avoir bien de l'acquit pour être fidèle à ce mot Fiat, et laisser faire de la manière à Dieu. Puisqu'il faut approuver à cet effet, mais généralement et généreusement, tout ce que Dieu opère en nous.., et accepter le tout en vue seulement de son bon plaisir; ce qui n'est pas l'affaire d'un jour. Mais qu'on relève autant qu'on voudra cette difficulté,... il sera toujours vrai de dire que, pour marcher dans cette voie du pur amour, il n'y a qu'à le vouloir.

 

A cela près, qui n'est pas rien,

 

c'est ici l'état le plus aisé et le plus facile à acquérir, puisqu'il ne s'acquiert point tant en faisant comme en laissant faire ; que ce n'est point en s'empressant à faire pour s'avancer, et devenant actif, qu'on y avance, mais bien en demeurant passif et approuvant paisiblement ce que Dieu fait en nous (3).

 

(1) Le petit livre du P. Piny : La vie cachée, ou pratiques intérieures cachées à l'homme sensuel, mais connues et très bien goûtées de l'homme spirituel, est un modèle de ces adaptations ascético-mystiques, si j'ose ainsi m'exprimer; transposition, dans l'ordre mystique, du traité de Rodriguez.

(2) Le plus parfait, p. 63.

(3) L'état du pur amour, pp. 39-43.

 

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Il est facile de nager, puisque c'est l'eau qui nous porte; mais, pour nous abandonner à cette force mystérieuse et redoutable, mais pour perdre pied, il faut du courage.

 
§ 8. - Pur amour et prière pure.

 

Pour le P. Piny, la prière en soi, l'essence de la prière, ce qui fait que les divers exercices que nous appelons prière - vocale ou mentale; discursive ou contemplative; - méritent vraiment ce nom, la prière pure enfin, n'est pas autre chose que le « laisser-faire » commandé par le pur amour. Dès que ce laisser-faire parait, que l'on soit à genoux ou que l'on batte les chemins, que l'on récite le chapelet ou que l'on chante l'Office, que l'on médite ou que l'on contemple. il y a prière. Aussi longtemps que ce vouloir tarde à se déclancher, pas de prière. La prière ne commence qu'avec lui, ne se poursuit et, si j'ose dire, ne prie vraiment que par lui.

Cette psychologie de la prière, que tout ce que le P. Piny a publié ébauche ou suppose, il la développe abondamment, il la construit, et à la manière des grands maîtres, dans le livre qui a pour titre : l'ORAISON DU CŒUR OU LA MANIÈRE DE

FAIRE L'ORAISON PARMI LES DISTRACTIONS LES PLUS PÉNIBLES DE

L'ESPRIT, titre qui déjà dit tout, si l'on y prend garde, puisqu'il exclut de l'essence de la prière l'attention et le travail de l'esprit. Le premier chapitre est une merveille de synthèse, et la première phrase, de dextérité scolastique.

 

L'oraison n'étant autre chose qu'une élévation ou union amoureuse de l'âme à Dieu, ou, du moins, ayant principalement cette union amoureuse pour but,

 

rien que deux lignes et la partie est gagnée : il part de la définition qui est partout, que nul ne conteste : élévation de l'âme, et comme ce mot d'élévation fait naître quasi nécessairement dans l'esprit une idée fausse, suractive et anti-mystique de la prière, Piny lui substitue aussitôt par un

 

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ou négligemment jeté, le mot d'union amoureuse, qui déjà nous remet dans la vérité,

 

on peut voir aisément en quoi consiste l'oraison du coeur ou de la volonté, qui est ce que nous entendons ici par coeur.

 

Encore un ou, non moins habile que le premier : celui-ci en voulait surtout aux activités méditatives de l'esprit; celui-là chasse, pour ainsi dire, de l'idée de prière, l'idée d'une dévotion sensible et affectueuse ; deux pions mis en marche, et déjà échec au roi, c'est-à-dire à la confusion éternelle entre la prière et l'ascèse.

 

Donc l'oraison du coeur n'est autre chose qu'une union amoureuse de notre volonté à Dieu,... durant tout le temps de cette oraison. En sorte qu'on fait parfaitement cette oraison,... tout le temps que l'âme est dans cette disposition... de vouloir être là pour y aimer, adorer et prier son Dieu.

 

La plupart ne voient dans la prière qu'un des « faire » divers que nous commande notre devoir d'hommes, et plus encore de chrétiens. A les en croire, on fait sa prière comme on fait l'aumône ou comme on fait pénitence, à cela près que ce « faire » ne s'accompagne pas nécessairement de gestes, d'attitudes qui le trahissent au dehors; un «faire » c'est-à-dire une série d'actes distincts qu'a déclanchés une première décision de la volonté et que cette même volonté multiplie, rend plus intenses, ou au contraire réduit, suspend à son gré. La prière serait donc un effort, un exercice, que la paresse ou que la frivolité du vieil homme trouvent toujours plus ou moins pénible et qui, par suite, relève directement, uniquement même de l'ascèse ordinaire, aussi bien que le recours à la discipline ou au cilice. Bref, une application volontaire, consciente, persévérante de l'entendement, de l'imagination, de la sensibilité aux choses de Dieu ; application, qui sans doute n'oublie pas que le con-

cours divin lui est nécessaire, mais où l'on se gouverne, selon la fameuse consigne de saint Ignace, où l'on « fait » comme si le succès ne dépendait que de nous.

 

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Entre cette définition, que nous appelons ascétique, de la prière et celle du P. Piny, que nous appelons mystique, il est capital de saisir la différence, qui est grande, qui va même, dans l'ordre métaphysique, jusqu'à une véritable incompatibilité.

De part et d'autre, on admet également la nécessité d'une libre décision initiale, un vouloir-prier : mais au lieu que, pour les mystiques, ce vouloir est déjà la prière même, toute la prière, et parfaite, il n'est pour les autres qu'un prélude, une ouverture, un acheminement, les trois coups du régisseur. Dans leur pensée, avouée ou implicite, pour qu'il y ait prière, au plein sens du mot, il ne suffit pas qu'on veuille et même très énergiquement, appliquer les puissances de l'âme aux choses de Dieu ; il faut encore qu'elles s'y appliquent, et d'une application actuelle, effective, dont la réussite se constate, se mesure ; il faut des actes distincts. Ils admettent volontiers sans doute que vouloir prier est déjà excellent, mais enfin ce n'est pas encore prier. Pour les mystiques, ne craignons pas de le répéter, non seulement vouloir prier, c'est déjà prier; mais prier n'est pas autre chose que vouloir prier. Même lorsque les puissances de l'âme s'appliquent effectivement, actuellement, aux choses de Dieu, et par les actes qui leur sont propres, ce n'est pas cette application elle-même, toute naturelle en soi, qui est prière, c'est l'acte moins encombré, tout surnaturel, qui a voulu cette application et qui persévère à la vouloir. Si nous disons toujours, Piny et moi, la même chose, c'est que c'est toujours la même chose, une chose que Bossuet lui-même n'a pu saisir, quoique très simple, et que vous ne ferez jamais entrer dans la cervelle, pourtant bien faite, de Nicole.

 

Pour comprendre encore mieux cette union et cette oraison, et en donner une idée qui fasse connaître et qui nous persuade qu'il y a en effet une manière d'oraison qu'on peut dire spécialement du coeur, une oraison qu'on peut distinguer de celle de l'esprit,...

 

Vous pensez le tenir, lui faire avouer du moins qu'il y a

 

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deux définitions possibles de la prière : une, qui appliquerait effectivement les puissances, l'autre, qui se bornerait à vouloir les appliquer ; perdez cet espoir :

 

Non, à la vérité, que l'oraison de l'esprit ne doive renfermer celle du coeur (volonté), mais parce que l'oraison du coeur n'est pas toujours accompagnée de celle de l'esprit.

 

Pour comprendre donc que le vouloir seul prie réellement, il faut se rappeler

 

qu'il y a dans l'âme deux puissances qui sont le coeur ou la volonté, et l'entendement ou l'esprit, par lesquelles elle peut être unie et appliquée à Dieu, mais différemment selon la différence de ces deux puissances. Elle est unie et appliquée à Dieu par l'esprit, quand elle contemple Dieu, sa présence ou quelqu'une de ses perfections; ou quand elle médite ou considère quelque mystère... dont la connaissance peut nous porter à Dieu et nous conduire à la perfection... Si bien que cette union et cette application de l'âme à Dieu par l'esprit ne se fait point autrement que par une vue actuelle, et par une actuelle méditation, considération ou contemplation de Dieu ou de quelque chose de Dieu.

 

Eh bien, n'est-ce pas là un exercice louable? Qui dit le contraire ? On dit seulement que, si une telle application de l'esprit fait partie intégrante de toute prière, est exigée par la définition même de la prière, nombreuses sont les âmes

qui doivent renoncer à prier. Impuissance que le P. Piny a observée mille fois et qu'il a, si je ne me trompe, expérimentée, et très douloureusement, sur lui-même.

 

Je connais une âme qui est, il y a environ dix ou douze années, dans des distractions et des égarements d'esprit si grands, si fréquents et si continuels, qu'on aurait peine à s'imaginer qu'une âme qui va à Dieu, ou qui ne veut et ne souhaite rien tant que d'être uniquement à Dieu, puisse en venir jusque à ce point de dissipation, ne croyant pas présentement, à moins d'une grande violence, pouvoir dire un Ave Maria, sans penser à tout autre chose et dans les choses les plus saintes... quelque soin qu'elle ait pu apporter... Or, il est à remarquer que cette disposition à l'égarement accrût un jour, et augmenta à un tel point qu'étant, d'ailleurs, obligée dans ce même temps à quelque prière vocale,

 

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elle en fut dans une angoisse... extrêmement affligeante. Elle ne laissa pourtant pas... de commencer sa prière, pour satisfaire à son obligation, et voilà qu'en un moment sa langue et son esprit, qui étaient comme liés et enchaînés, se délièrent d'une manière qu'il lui sembla au même moment qu'il y eut un ange sur sa langue et un autre sur son esprit, pour lui faire prononcer les paroles de sa prière sans peine, et lui en faire voir et pénétrer le sens avec une application et une facilité merveilleuse (1).

 

D'où il faudrait conclure, poursuit le P. Piny, que, si la définition activiste de la prière est exacte, cette personne que nous savons, d'ailleurs, et saine et fervente, aurait vécu pendant quelque dix ans dans l'impossibilité de remplir le devoir quotidien de la prière. Oportet semper orare. Conclusion désespérante, injurieuse à Dieu, inacceptable.

 

Comme il n'arrive que trop souvent que, par la condition de cette vie mortelle,... on perd facilement cette vue (actuelle) de Dieu, soit par l'embarras et la nécessité des affaires qui nous occupent, soit par l'égarement et la légèreté de l'imagination,... soit encore par l'effort et la tentation du démon,.,. la sagesse et la bonté de Dieu, qui ne sauraient manquer en rien, et particulièrement en ce qui regarde notre sanctification,.., y ont aussi suffisamment et abondamment pourvu, en donnant à notre âme... une volonté par laquelle elle peut, parmi tous ces égarements... se conserver dans son union à Dieu,... pour qu'il n'y eût ni démon, ni homme, ni créature aucune qui puisse nous faire perdre, si nous ne le voulons, cette union amoureuse et sanctifiante, ni qui puisse malgré nous faire cesser cette oraison du coeur qui consiste principalement dans cette union...

Il est donc évident qu'il faut qu'il y ait une oraison du coeur et de la volonté, qu'on doit distinguer de l'oraison de l'esprit

 

argument déductif et tout ensemble inductif, et qui lui parait invincible.

 

Vous voyez la nécessité de cette oraison du coeur, et combien il est nécessaire qu'il n'y ait pas seulement une manière d'oraison, telle qu'est celle de l'esprit,.., mais qu'il y ait encore une manière

 

(1) La clef, pp. 192, 131.

(2) L'oraison, pp. 1-6.

 

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d'oraison,… où l'âme soit et puisse être unie à Dieu, de volonté et de coeur, quoique l'esprit dans ces moments ne le soit pas; puisque, autrement, ce... qui distrait notre esprit malgré nous pourrait pareillement nous enlever notre union de coeur, notre amour, notre vouloir, quoique nous ne le veuillons pas, ce qui est manifestement impossible (1).

 

Et, reprenant à satiété, comme toujours, sa distinction lumineuse entre l'union d'attention et l'union de la volonté profonde,

 

pour nous convaincre encore plus fortement sur ce sujet, écrit-il, il est à remarquer que, s'il n'y avait à la vérité qu'une sorte d'union... (celle) qu'on appelle de jouissance et de communication (consciente), je vous avoue, mon cher lecteur, qu'il me serait difficile et peut-être impossible de soutenir... qu'on peut (prier)... parfaitement, parmi toutes ces distractions d'esprit, puisque l'union qui nous unit à Dieu par jouissance et qui nous fait goûter ses perfections et ses vérités, ne se fait que par les lumières qui nous sont communiquées, je veux dire que ce n'est qu'à la faveur de ces lumières que Dieu.., nous découvre ses divines et aimables bontés; Gustate et videte quoniam suavis est Dominus; ce qui ne se peut trouver parmi toutes ces distractions...

Mais vous savez, ô âmes que Dieu appelle au pur amour,... qu'il y a une autre sorte d'union.,. un peu moins douce à la créature, mais qui est bien plus agréable à Dieu, plus intime, plus unissante au Créateur.., et qui est cet acquiescement à la sainte volonté de Dieu jusque sur la croix (2).

 

Pour être privé « de l'union d'attention par les distractions », on n'en reste pas moins uni, « Si tant est qu' (on) accepte et adore la volonté de Dieu dans toutes ces aliénations et dissipations d'esprit » (3).

Comprenons-le bien. Il ne se propose pas, comme on

 

(1) L'oraison, p. 3o4.

(2) Oraison, pp. 4o-41.

(3) Vie de la M. Madeleine, p. 469. C'est une des maximes de la Mère Madeleine « que l'âme spirituelle, dans les états des communications, est à la vérité plus attentive à Dieu que dans les états affligeants de distraction, mais non pas plus unie ». Ib., pp. 468-469.

 

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pourrait croire, d'élargir la définition de la prière pour y faire entrer son « oraison » du pur vouloir. Il n'imagine pas deux espèces de prières, l'une et l'autre également dignes de ce nom : celle de l'ascèse, celle de la mystique; union à Dieu par l'application de l'esprit, union par un acte nu de volonté. Non, pour lui, la première, considérée dans son activité propre et en tant qu'elle applique l'esprit aux choses

de Dieu, n'est pas assez unissante pour être prière : simple acheminement à la prière, ou simple réponse de nos facultés de surface à l'appel du vouloir profond ; mimétisme de l'union, et non pas union réelle, elle ne prie vraiment que dans la mesure où ce vouloir tout surnaturel la commande, la pénètre ou s'épanouit en elle.

 

Par le moyen de cet abandon amoureux,... l'âme est et demeure unie amoureusement à son Dieu, mais de l'union la plus intime et de l'amour le plus pur et le plus unissant... L'union de l'âme avec Dieu en ce monde ne pouvant être par une vue et une connaissance claire de lui-même, comme il est en lui-même, elle ne peut, pour être parfaite autant qu'elle peut l'être ici-bas, être autre qu'une union de volonté, ou uniformité des deux volontés (1).

 

Si nous attachons tant de prix à l'exercice facile et délicieux de nos facultés actives dans l'oraison, si nous avons tant de peine à comprendre que ni les stérilités ni les sécheresses n'empêchent notre volonté de s'unir à Dieu, n'est-ce pas que notre amour-propre regarde jusqu'à la prière comme son bien, sa « propriété », au risque de relâcher, de dénouer même cette union véritable, qui lui échappe fatalement, et contre laquelle il résiste de toutes ses forces. Nous tenons moins à nous unir qu'à nous sentir unis à Dieu; sentiment qui n'est certes pas mauvais en soi, mais qui tend plutôt à la désunion qu'à l'union, puisqu'il nous distrait plus ou moins de Dieu, si tant est qu'il ne nous absorbe pas dans la contemplation et l'amour de nous-mêmes. Et c'est toujours le même refrain : Heureuses les

 

(1) Oraison, pp. 20-21.

 

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âmes qui, malgré tout l'effort possible, ne peuvent appliquer ni leur esprit ni leur sensibilité aux choses de Dieu, puisque l'attention la plus féconde en pieuses pensées, puisque la dévotion la plus tendre, sont moins unissantes que l'acquiescement paisible du vouloir au fléau des distractions !

 

Parmi toutes ces distractions les plus fâcheuses,... (on peut) faire parfaitement cette oraison du coeur... (et) d'autant plus parfaitement que l'union que nous y avons avec Dieu est plus dégagée de l'amour-propre, plus intime et plus agréable au Créateur (1).

 

Loin de vous désoler d'une impuissance qui ne paralyse que vos activités jouissantes,

 

vous êtes bien plus heureux, et bien plus riches en fait d'oraison que vous ne pensez, ne faisant jamais mieux l'oraison du coeur que quand vous êtes plus embarrassés, ne pouvant ou prévenir ou faire cesser les distractions de l'esprit,... (celles-ci) empêchant à la vérité l'union de l'esprit, qui ne se fait que par attention et application actuelle de l'esprit, mais n'empêchant aucunement l'union du coeur et de la volonté (2).

 

Non seulement elles n'empêchent pas cette union, mais elles la resserrent, la rendent aussi étroite, aussi pleine qu'il est possible ici-bas.

 

Tant plus les distractions à l'égard de ces âmes sont grandes, fréquentes, et crucifiantes, tant plus ont-elles d'occasions d'accepter et de vouloir le bon plaisir de Dieu, dans ce qui leur déplaît et leur fait peine, et, partant, elles sont plus unies de cette sorte d'union crucifiée, qui est proprement l'union du pur amour en cette vie (3).

 

Avec cela, est-il besoin de rappeler que les mystiques ne sont pas nécessairement brouillés avec le bon sens? Ils ne canonisent ni l'inattention ni la sécheresse ils n'interdisent

 

(1) L'Oraison, p. 42.

(2) Ib., p. 3o3.

(3) La clef, p. 125.

 

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au bloc de la prière ni les vues de l'esprit ni les tendresses du coeur. S'ils chassent, pour ainsi parler, de l'essence même de la prière ces activités bienfaisantes, c'est que Dieu lui-même montre assez, par sa conduite envers les âmes pieuses, que nulle de ces activités n'appartient à cette précieuse essence. La distraction est toujours un désordre, non pas nécessairement moral, mais plutôt métaphysique. Elle rompt l'ordre naturel des choses, l'harmonie providentielle qui veut que le vouloir profond s'épanouisse en actes distincts, en discours, en sentiments; sève surnaturelle qui, même pendant l'hiver des épreuves, aspire aux bourgeons. La définition de l'arbre n'exige ni fleurs ni feuilles, l'arbre n'étant pas moins arbre au mois de janvier qu'au mois d'avril. Feuilles et fleurs n'en conviennent pas moins à la perfection complète de l'arbre : perfection accidentelle dont l'absence provisoire assombrit le paysage.

 

L'âme, dans les états de communication, est à ]a vérité plus attentive à Dieu que dans les états affligeants de distractions, mais non pas plus unie ; en sorte que l'âme doit et peut bien souhaiter d'être attentive à Dieu dans tous ses exercices spirituels... mais aussi ne doit-elle pas croire que, pour être privée de l'union d'attention,... elle en soit moins unie.

 

Il y a là un désordre, innocent à la vérité, mais dont nous pouvons et devons souffrir.

 

Dans les commencements,... on doit beaucoup s'affliger pour ces sortes de distractions et, quoique la conversion de l'âme... soit sincère et véritable et ces sortes de distractions involontaires, on ne doit pas laisser de s'en affliger afin que, par la peine que l'on en souffre, on vienne à expier les distractions volontaires qu'on a eu autrefois; comme encore afin qu'on abhorre et qu'on désavoue les présentes qui nous affligent et qu'en nous affligeant elles deviennent involontaires par la peine qu'elles nous causent.

 

Souhaits, tourments, non pas seulement passifs et aux bras croisés, mais actifs et agressifs et d'abord quelque peu violents. On n'accepte les distractions que de guerre lasse,

 

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après avoir tant et tant de fois abhorré, détesté et désavoué et tâché par mille saintes pratiques de pouvoir fixer et réduire l'esprit et l'imagination dans le recueillement (1).

 

Les mystiques, juste ciel! ne répudient pas l'ascèse, mais uniquement la confusion théorique et pratique entre ascèse et prière; entre le faire presque tout humain de l'ascèse, et le faire, beaucoup plus divin qu'humain, de la prière. Ils tiennent l'ascèse pour le prélude indispensable de la prière, mais qui ne saurait prier. Effort toujours nécessaire « dans le commencement », acharné même aussi longtemps, du moins, que Dieu n'invite à le détendre, à y renoncer, ou pour mieux dire, à le remplacer par cet effort moins agité, beaucoup plus douloureux, méritoire et unissant, d'une acceptation éperdue.

 

C'est bien assez de soutenir un état aussi pénible que celui d'un tel délaissement;... il n'y a sorte de pénitence qui puisse égaler celle-ci, quand elle est supportée en paix, avec résignation et en esprit de pénitence; puisqu'en toutes les autres que nous nous procurons, nous ne souffrons en quelque manière que ce que nous voulons.

 

 

Puis, s'appropriant avec sa hardiesse paisible une des maximes mystiques, où s'était déjà heurté, où se heurtera mille fois encore, pendant le dernier quart du XVIIe siècle, le scandale des étourdis,

 

qui croirait, poursuit-il, que d'avoir alors son recours aux prières vocales, fût encore une fine, mais des plus raffinées recherches de l'amour-propre, dans cet état... de délaissement intérieur. C'est pourtant ce que Dieu a fait connaître à certaines âmes, qui ont enfin connu que ce détour ou retour qu'on fait aux prières vocales, quand on souffre dans l'oraison et dans les autres exercices spirituels, ne tend en effet et en vérité qu'à nous faire éviter les souffrances qu'on aurait eu... en se tenant dans le silence devant Dieu. On peut donc bien, dans ces moments, se servir et même vocalement de quelques paroles de l'Écriture, en les répétant plusieurs fois, au temps de la violence et de la souffrance;

 

(1) La clef, pp. 122-123.

 

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mais, du reste, Dieu se plaît encore plus qu'on souffre intérieurement en silence et en patience; en sorte que le reste nuit davantage qu'il ne profite (1).

 

Un médecin ne parlerait pas autrement. Ici, comme toujours, l'originalité des mystiques est d'approfondir, à-la lumière des clartés surnaturelles et d'une philosophie moins sommaire, les simples consignes du bon sens.

 

Néanmoins, comme il est bon que l'esprit soit alors appliqué à Dieu aussi bien que la volonté ; et qu'il vaut toujours mieux que l'âme soit unie à son Dieu par l'une et par l'autre de ces puissances, du moins, quand elle peut, et à moins que Dieu, pour augmenter encore plus notre amour, veuille s'y faire aimer jusque sur la croix en tenant notre esprit captif dans les ténèbres (2),

 

le P. Piny ajoutera quelques indications très intéressantes . sur les différentes manières dont « on pourrait occuper l'esprit » pendant l'oraison. Oh! dira-t-on, une méthode ! Pourquoi pas? Les mystiques n'ont pas peur de ce mot, qui appartient d'abord au lexique de l'ascèse, mais qu'ils n'ont aucune peine à désascétiser, si j'ose m'exprimer ainsi. Telle qu'on la présente le plus souvent, une méthode de prière ou d'oraison a pour objet principal de dresser, de stimuler les intelligences paresseuses ou les sensibilités endormies. De la méthode ainsi comprise, on mesure le succès au nombre et à l'intensité des actes distincts qu'elle nous aide à former. Pour le P. Piny, au contraire, la méthode est uniquement orientée, non pas vers le faire, un faire de plus en plus envahissant, mais bien vers le laisser faire. On ne l'emploie que pour préparer, pour hâter l'heure où elle ne sera plus d'aucun usage, l'heure de la véritable prière. Active certes, elle ne peut être que cela, mais avec la nostalgie, si j'ose dire, de cette divine passivité qui ne succédera jamais trop tôt au branle-bas des activités de surface. Le P. Piny a

 

(1) Vie de la M. Madeleine.

(2) L'oraison, pp. 112, 113.

 

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là-dessus une page qui me paraît d'un extrême intérêt. Une des manières d'appliquer l'esprit dans l'oraison, écrit-il,

 

c'est l'occupation par considération, examinant, considérant, méditant ou contemplant quelque vérité du salut,... à cette condition pourtant,

 

et c'est ici déjà que la philosophie des mystiques se greffe sur les directions de l'ascèse commune :

 

à cette condition pourtant qu'on ne doit jamais oublier, savoir que cette manière d'occupation

 

n'est pas de l'essence même de la prière.

 

Il me semble, au reste, que, quoique l'esprit soit en liberté de s'occuper alors sur telle vérité du salut qu'il lui plaira,

 

on ferait mieux de l'occuper d'une telle manière que « son occupation d'esprit » préparât plus immédiatement, amorçât même la prière proprement dite, l'acquiescement au vouloir divin.

 

Il serait.., mieux que l'esprit s'occupât ou sur la... grandeur immense de Dieu,... qui le rend intimement et inséparablement présent dans l'âme,... ou sur sa volonté infiniment... sainte et sanctifiante quand on l'accepte, et qu'on s'y tient uni,... ou enfin sur ses bontés

 

toujours prêtes à se communiquer à nous. Oraison préparatoire, dira-t-on, et, qui plus est, selon la méthode proposée par les maîtres de l'ascèse. Oui, sans doute, mais avec cette différence curieuse, piquante ou paradoxale même, et très significative que, chez le P. Piny, l'oraison préparatoire, c'est déjà toute l'oraison de l'esprit, ou, pour mieux dire, que, chez lui, toute l'activité de l'esprit, pendant toute l'oraison, ferait bien de se limiter aux quelques vues très simples, que rappelle et ramasse, en un bref éclair, l'oraison préparatoire de saint Ignace.

 

Quant à moi, j'ose et j'oserai dire que la manière d'oraison la plus conforme au pur amour, qui soit plus dégagée de tout intérêt

 

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propre ; qui tende plus directement à ce que Dieu soit glorifié, et aimé,... qui nous conduise plus promptement,

 

par une brève application de l'esprit,

 

à l'union ou uniformité de volonté avec Dieu, et qui néanmoins soit telle qu'elle convienne indifféremment à toutes sortes de personnes ; que cette oraison, dis-je, peut se faire, en s'y proposant seulement d'aimer, d'adorer Dieu, durant ce temps de l'oraison, au lieu et place de toutes les créatures qui ne l'aiment et

 

ne l'adorent pas.

 

Pour cet effet, l'âme qui veut faire oraison n'a qu'à faire tout au commencement les deux actes suivants,

 

c'est ici le faire initial et indispensable dont nous avons tant parlé,

 

savoir de se bien établir premièrement en la présence de Dieu. Et comme c'est une vérité de foi que la majesté infinie de Dieu remplit tout, elle doit faire un acte intérieur de cette foi et se persuader fortement que Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit, est dans elle... Elle doit faire encore un acte d'abandon entre ses paternelles mains, lui protestant comme, de tout son coeur, elle abandonne et son intérieur et son extérieur à sa très sainte volonté, afin qu'il dispose de tout elle-même selon son bon plaisir.

 

Actes distincts, qui nous font passer comme automatiquement du faire au laisser-faire : vouloir, qui commence par un acte et qui nous établit dans un état.

 

Cela fait, elle n'a plus qu'à demeurer, tout le reste du temps de l'oraison, en paix (1).

 

Entendez par là non pas, qu'après ce prélude décisif, on doit s'efforcer de rester inerte, en désappliquant l'intelligence et la sensibilité, mais que, si Dieu permet, désire même la paralysie de ces facultés, la pleine acceptation qui a

 

(1) Etat du pur amour, pp. 69-75.

 

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été consentie dès le début et qui n'a pas été rétractée suffit à maintenir l'une dans un état d'union amoureuse, autrement dit, de prière (1).

Et c'est ainsi que la méthode pinienne, plus simple peut-être encore qu'héroïque, commence par où finissent les autres méthodes, et notamment l'ignatienne. Différence essentielle, que notre Piny réalise parfaitement.

 

Je voudrais bien enfin que ceux qui improuvent cette manière d'oraison, qu'on peut bien appeler l'oraison du pur amour aussi bien que l'oraison de victime, mais victime d'amour, puisque le tout se passe dans le plus pur amour du bon plaisir de Dieu et à ne vouloir respirer que ce bon plaisir;

 

splendide préambule, où s'accordent le frémissement du métaphysicien et celui du mystique,

 

je voudrais, dis-je, que ceux qui osent l'improuver, voulussent bien me dire quel est le temps et le moment qu'ils croient le mieux et le plus salutairement employé, dans les oraisons qu'eux-mêmes font et qu'ils conseillent aux autres de faire; et, s'il n'est pas vrai que ce n'est ni le temps qu'on emploie à la préparation, ni celui qu'on emploie à la méditation et considération du sujet, mais bien plutôt ce peu de moments qu'ils emploient, sur la fin de leurs oraisons, à s'unir par de saintes affections, et par l'amour qui est, de toutes ces vertus, la seule qui a ce droit et ce privilège d'unir l'âme à Dieu, et comme la transformer en lui-même, par une conformité ou uniformité de sentiments et de volonté.

 

(1) « Ceux qui improuvent cette manière d'oraison, où l'âme, après s'être établie par un acte de foi en la présence de son Dieu... et s'être abandonnée par un acte ou sentiment du pur amour à sa toute sainte et adorable volonté, pour être fait d'elle... selon son bon plaisir,... ne pense plus qu'à demeurer ainsi qu'une victime d'amour dans cet état, en paix et en silence, tout acceptant et tout approuvant; que ceux-là, dis-je, qui improuvent cette manière d'oraison, pour croire qu'on y demeure oisif, la connaissent bien moins par expérience et par pratique que par lecture, par conférence, ou par l'idée qu'elles-mêmes (sic) s'enforment. Car, hélas! est-il bien possible qu'une âme expérimentée... croie ce temps être oisif,... pendant lequel (le vouloir profond) adhère à Dieu et à sa volonté, que, bien loin que les distractions et... autres dispositions crucifiantes, où Dieu met l'âme pour éprouver la pureté de son amour... bien loin, dis-je, que tout cela la tire de cette adhésion à Dieu..., elle s'y unit encore plus fortement en acceptant le tout ». Vie de la M. Madeleine, pp. 461, 462. Pour le développement de cette dernière pensée, - acceptation unissante des distractions, etc., cf. Oraison, pp. 732, 133 ; Clef du pur amour, pp. 131, 133 ; et l'épître-préface du Plus parfait.

 

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Or, ce qu'ils n'emploient si bien, si salutairement, si fructueusement, dans leur manière d'oraison, que pendant quelques moments, et sur la fin de l'oraison, nous le faisons et nous le continuons dans la nôtre, pendant tout le temps qu'on y emploie;

puisque, pendant qu'eux se préparent par une multiplicité d'actes, et pendant tout cet espace de temps, pendant lequel ils considèrent, méditent et raisonnent et le plus souvent assez sèchement, nous sommes déjà appliqués et unis à Dieu par amour, au

moyen de ces actes d'abandon, que nous y avons fait tout au commencement, de tout nous-mêmes pour y être fait de nous, et pour le temps et pour l'éternité, selon son bon plaisir et saint service.

Pourquoi donc improuveront-ils, comme un temps passé en oisiveté,... ce temps que nous employons... en la manière qu'eux-mêmes emploient celui qu'ils croient être le mieux employé dans leurs oraisons?

 

Précieuse, divine méthode, au contraire,

 

par où l'on peut si facilement être toujours en oraison... et où l'on exerce si excellemment tant d'excellentes vertus, mais plus excellemment encore la plus excellente de toutes, qui est l'amour et pur amour du bon plaisir et volonté de Dieu.

 

Méthode, qui fait tomber, pour ainsi dire, les barrières que l'on dresse - des deux côtés du monde spirituel - entre la prière des simples et la prière des parfaits : comme si le pur amour, à quoi se réduit toute la mystique et par quoi toute prière est prière, était une je ne sais quelle vertu de luxe, réservée aux familiers de l'extase.

 

Oui, c'est là la grande aussi bien que la plus générale manière d'oraison, dont on peut dire que Dieu y appelle un chacun, ce qu'on ne saurait dire des autres; puisque c'est ici l'oraison de l'abnégation;... comme c'est là encore la manière d'oraison la plus aisée, quoiqu'elle soit d'ailleurs si épineuse, et non moins crucifiante et crucifiée qu'amoureuse, puisqu'elle ne demande ni tant d'esprit, ni tant de raisonnements, ni des lumières tant abondantes; mais tout au plus une foi vive sur la présence de Dieu et sur son mérite infini, et un bon coeur et une bonne volonté, pour qu'en présence d'un Dieu, si grand et si méritant, on veuille bien lui tout abandonner à son bon plaisir, et demeurant

 

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ensuite dans cette disposition d'abandon, ainsi qu'on fait dans cette oraison (1).

 

La double griffe, je le répète, et du métaphysicien et du mystique. N'eût-il écrit que cette admirable page, le P. Piny devrait prendre rang parmi les très grands maîtres.

On aura sans doute remarqué, et non peut-être sans quelque surprise, qu'une des excellences de cette méthode est que, par elle, « on peut... facilement être toujours en oraison », singulier privilège, si l'on songe que les autres méthodes, uniquement tendues vers la production d'actes distincts, n'aboutissent jamais, d'elles-mêmes, qu'à une prière morcelée, successive, intermittente, douloureusement rebelle à la consigne qui nous est donnée de prier toujours.

Que la « meilleure part » de la journée soit ainsi rigoureusement limitée par les battements de l'horloge ; qu'au milieu nième de l'oraison la plus facile, on puisse, on doive dire :

 

Le moment où je prie est déjà loin de moi,

 

c'est peut-être la pire peine des âmes saintes. Elles voudraient défier, survoler le temps. D'où cette obsession d'une « prière continuelle », qui possède tant de mystiques, et qui a entraîné plusieurs d'entre eux, Fénelon entre autres, sinon, me semble-t-il, à une psychologie absurde, du moins à des formules inacceptables. Il est trop clair, en effet, qu'un acte distinct et conscient ne saurait durer. Un acte, sans doute, ou un enchaînement d'actes; mais une disposition, mais un état, mais une orientation du vouloir profond, c'est tout autre chose.

 

C'est un abus, qui n'est pas des moindres ni des moins fréquents dans la vie spirituelle, de réduire et limiter nos oraisons... par des heures, ou demi-heures, ainsi qu'on fait dans les autres états où il est nécessaire de considérer, de méditer et de réfléchir. On peut bien, à la vérité, et on le doit aussi, prendre ainsi certains temps, pour entrer avec plus de recueillement dans cet abandon

 

(1) Vie de la Mère Madeleine, pp. 465-468.

 

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intérieur de tout nous-mêmes à la divine volonté, qui est le corps, l'esprit et l'essentiel de cette oraison, mais ce recueillement ne doit être que pour nous fortifier, en sorte que, quand nous en serions dehors, soit par les soins et les embarras des affaires, ou par le sentiment et la pesanteur de nos croix qui distrairont l'esprit et l'occuperont,... nous ne laissions pas de toujours demeurer dans cette disposition d'abandon à la divine volonté, pour que, ne voulant que Dieu et sa volonté, où tend l'union du pur amour, nous rendions par là notre oraison comme continuelle, et nous ne soyons pas moins en oraison quand nous sommes à soupirer sous le divin pressoir de la croix, que quand nous étions dans le plus profond et le plus paisible recueillement.

Or, pour expliquer un peu amplement un point aussi important qu'est celui-ci, et désabuser pour une fois ces âmes qui ne sauraient s'imaginer qu'elles soient véritablement en oraison, et encore moins qu'elles puissent la continuer, tandis

 

qu'elles ne sentent en elles que répugnance, et qu'au lieu de

 

cette union douce et béatifiante, qui fait qu'en d'autres états on goûte et on savoure Dieu avec tant de suavité,... elles ne sentent que des éloignements étranges;... donc pour .. leur faire voir qu'elles n'ont qu'à soutenir en paix toutes ces dispositions crucifiantes - qui est ce que j'appelle souffrir et vouloir souffrir - pour très bien faire cette oraison du pur amour, et pour la continuer, il n'y a qu'à les faire souvenir d'une vérité qui est... qu'on est toujours en oraison tant qu'on ne veut que Dieu et sa volonté; puisque, tandis qu'on est dans cette union ou uniformité de volonté,... on peut dire qu'on a son âme unie à Dieu en la manière qu'elle doit l'être.

 

C'est la pierre philosophale qu on allait chercher si loin, et toujours en vain, alors qu'elle est à la portée de tous. Pour rendre son oraison continuelle,

 

ainsi qu'elle doit ou devrait être, l'âme n'a besoin que de croix : en sorte qu'il n'y a... qu'à être toujours en croix, et vouloir y être, pour être toujours en oraison, et pour la rendre continuelle et familière, qui est à quoi toutes les âmes d'oraison doivent viser.

 

Et il revient une fois de plus à son défi sans réplique. Si la définition que l'ascéticisme donne de la prière est juste,

 

 

comment expliquez-vous l'obstination que Dieu semble mettre à empêcher les saints de s'y conformer ?

 

Qui croira... qu'une âme, s'étant ainsi donnée et abandonnée à Dieu dans cette pureté d'amour, Dieu veuille la charger de souffrance et de croix, s'il ne savait que ces souffrances (égarements continuels de l'esprit, sécheresse invincible du sentiment), bien loin de la tirer de l'union à sa volonté, où tend son oraison d'amour, l'y affermiront, au contraire, et épureront encore plus son amour en lui servant d'occasion pour aimer Dieu à ses dépens?

 

Ce qui est bien du reste, comme le montre l'expérience de tous les jours, « la manière la plus ordinaire et la plus commune dont Dieu traite ordinairement » les âmes qui ne veulent l'aimer que pour lui (1). Ecce lignum, l'invincible talisman qui réduit en fumée et les rêveries des faux mystiques et la trop humaine sagesse de l'ascéticisme (2).

 

(1) La clef du pur amour, pp. 223, 228.

(2) Pourquoi ne pas l'avouer ? Je me suis longtemps demandé si ce n'était pas là une doctrine plus spécieuse que solide, une sorte de trompe-l'oeil. Puisque, en effet, il en faut toujours passer par une décision actuelle de la volonté qu'aura nécessairement précédée et que fonde une considération actuelle de l'esprit, il semble que la difficulté soit ici escamotée plutôt que vaincue. On dira en effet : Eh! je voudrais bien! C'est là même tout ce que je veux, et précisément tout ce que je me plains de ne pas obtenir. Cette application actuelle de l'esprit, d'éternelles distractions me la rendent impossible, paralysant, du même coup, la décision actuelle de la volonté, cet acte de pur amour, d'abandon où le P. Piny voit l'essence même de la prière.

A cela, Piny répondrait, je crois, que cette paralysie de nos activités de surface n'est jamais qu'un accident, bien qu'elle se prolonge parfois, non seulement pendant toute la méditation, mais encore pendant une journée entière. D'ailleurs rarement totale. Il y a presque toujours des éclaircies, ne serait-ce que lorsqu'on se prend soi-même en flagrant délit de distraction. Point d'âme qui n'ait pu, d'autre part, se pénétrer une fois pour toutes des quelques vues très simples qui justifient et conseillent l'acte de pur amour. Pas n'est besoin qu'on se remette, par un acte distinct, en présence de ces idées fondamentales, au début de la prière. Cela vaudrait naturellement beaucoup mieux, mais n'est aucunement nécessaire. A chaque épure nouvelle, un architecte repasse-t-il son cours de géométrie ? Ces vérités, nous les possédons, nous continuons à les vivre. Sans quoi, souffririons-nous de ne pouvoir actuellement nous en occuper ? Il en va de même pour la décision actuelle de la volonté. Elle aussi, elle a été faite une fois pour toutes, et son effet persiste, c'est-à-dire la disposition foncière où elle nous a établis, aussi longtemps, dirait Piny, que cette décision n'a pas été rétractée. En fait, elle se renouvelle très fréquemment, tout ce qu'il y a d'activité consciente dans une âme fervente s'orientant d'abord vers ce renouvellement. Puisque vous souffrez si vivement de ne pas sentir cette activité, c'est donc d'abord qu'elle agit en vous, ensuite que votre amour-propre n'est pas encore tout à fait vaincu.

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§ 9. - Le petit monde du P. Piny.

 

On dit souvent que la mystique est une science expérimentale? ne serait-elle pas plutôt une vraie métaphysique, mais dont l'expérience seule nous ouvre l'accès. A la vérité, ses principes se déduisent nécessairement de quelques prémisses indiscutables que nous imposent la philosophie, d'une part, et la foi, de l'autre. La doctrine du pur amour, ou de l'oraison du coeur, nous dit le P. Piny,

 

est autorisée par la lumière de la raison, qui nous fait assez connaître qu'on aime et qu'on est uni amoureusement à ce qu'on aime, quand véritablement on veut l'aimer : puisque, aimer, dans la définition que la raison naturelle en donne, n'est autre chose que cet acte de volonté qui nous fait vouloir du bien à ce qu'on aime, ou nous complaire dans son bien et dans ce qu'il est.

 

A cette évidence première, s'ajoute

 

la lumière de la foi, qui nous fait voir, ou plutôt qui nous assure, malgré son obscurité, qu'il y a, et qu'il faut qu'il y ait, une union affective, amoureuse et intime de l'âme à Dieu, qui ne dépende point des égarements involontaires d'une imagination, et conséquemment une oraison.

 

du pur vouloir (1). Certitude déductive, qui parait encore plus éblouissante lorsqu'on songe à intégrer, si je puis dire, dans la philosophie de la prière, les canons de Trente sur la grâce habituelle et la moderne théologie de Ente supernaturali, qui développe ces incomparables canons. Rapprochez de la philosophie d'Augustin dans les Confessions un solide traité de la grâce habituelle, et pour peu que vous soyez géomètre, vous arriverez infailliblement, mathématiquement aux principes fondamentaux de cette philosophie de la prière. Il n'en reste pas moins que cette construction si facile, nul peut-être n'aurait songé à l'entreprendre sans la nécessité d'expliquer, de justifier et de contrôler

 

(1) L'oraison, pp. 271-272.

 

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l'expérience des saints. C'est ce qu'a fait magnifiquement le P. Chardon. Tel est bien aussi, me semble-t-il, le cas du P. Piny. C'est pour avoir d'abord suivi, et non sans anxiété, le travail obscur de la grâce dans les âmes intérieures que, métaphysicien de naissance et de métier, il a cherché, puis trouvé dans la métaphysique une sanction rationnelle à ces divines conduites. Eh! que de fois, au cours de ses développements théoriques, n'évoque-t-il pas son expérience de directeur :-« Je connais une âme... » -, augmentant du reste, par là le regret où nous sommes de ne quasi rien savoir de lui-même et d'ignorer le petit monde spirituel qui l'a aidé à prendre une conscience plus vive, plus raisonnée, plus savante, soit de ses grâces propres, soit de sa doctrine !

Ce petit monde se groupait-il autour d'un confessionnal ? Peut-être. Je vois passer, d'ici, de là, dans les écrits du P. Piny, la silhouette d'un prêtre, à qui notre Piny devrait, ou l'initiation première, ou l'encouragement dont il avait besoin.

 

Une personne que je connais, mais personne également expérimentée et éclairée dans les voies intérieures du pur amour et de la croix. Quand on lui demandait ce que c'était que d'être la joie de Dieu en ce inonde, et comment et par quel moyen on pourrait parvenir à ce divin état ;

 

questions qui ont dû tourmenter le jeune Piny ;

 

c'est, répondit ce directeur expérimenté, c'est être sans joie, vivre sans joie, et mourir sans joie. Car c'est alors que Dieu goûte et savoure l'âme, ainsi qu'un pain selon son goût, ne trouvant rien dans l'âme où elle se contente, ni par conséquent où il ne puisse se contenter.

 

Quelque prêtre provençal, me semble-t-il, disciple lui-même ou émule du P. Yvan, rigide et humain tout ensemble. C'est en souriant qu'il déclare la guerre à la joie.

 

 

C'est alors que l'âme est à Dieu, comme on dit, un pain cuit, où il n'y a plus rien à cuire et à consumer, puisqu'il n'y a joie aucune à purifier.

 

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Bonhomme et subtil. Je ne dis pas qu'on ne trouve rien de tel à Paris ou à Lille, mais enfin ce mélange est fréquent dans notre Midi. Cette même personne

 

fut un jour saintement curieuse de savoir quel de tous les états de la vie spirituelle était le plus agréable à Dieu ; trouvant dans un chacun quelque caractère particulier de sainteté qui glorifiait Dieu; mais aussi prenant garde, par la différence qu'elle y remarquait, qu'ils ne pouvaient être égaux en perfection, puisque ce qui faisait la perfection de l'un ne se rencontrait point dans l'autre. Elle demanda donc un jour à Dieu quel de tous les états de la vie spirituelle.., lui était le plus agréable ; et elle en entendit intérieurement cette réponse que c'était particulièrement l'état de ces âmes qui sont dans une insatisfaction continuelle ; qui portent un fond d'angoisse et d'amertume dans leur coeur; à qui le ciel est un ciel de bronze, la terre une terre d'épines... ; qui ne savent, du moins par expérience, ce que c'est que de faire une communion avec recueillement et avec joie, ni goûter Dieu dans une oraison, ni savourer une lecture. En un mot, qui sont sans joie, qui vivent sans joie, et qui, pour comble de joie pour Dieu et d'amertume pour elles, meurent sans joie (1).

 

Rien n'y manque, pas même la pointe d'exagération doucement goguenarde, le plaisir d'étonner les lents à comprendre et les prompts à s'indigner, en donnant un air de paradoxe aux vérités les plus simples. Mais Piny est provençal, lui aussi. Il comprend, et qui plus est, il se promet bien d'ajouter quelque jour, quand il prêchera ou écrira, à

l'horreur apparente de cette consigne. Et les âmes les plus hautes, non seulement le suivront sans résistance, mais encore lui montreront par le témoignage vivant de leur sainteté grandissante, qu'il a encore plus raison que peut-être il ne l'eût d'abord pensé.

 

Je ne puis... celer ici ce qu'en a connu une âme, qui semble avoir été appelée à cette voie à laisser faire à Dieu, et à consentir aux destructions qu'il plaît à la divine volonté faire en nous et de nous. Cette âme donc.., ne saurait sentir aucune propre volonté, tant juste soit la chose qu'elle voudra, qu'elle ne

 

(1) La clef du pur amour, pp. 211-214.

 

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soit comme contrainte par le remords qu'elle en sent d'abord, d'appeler aussitôt le souvenir de la volonté de son Dieu, pour lui en faire le sacrifice, et pour lui protester qu'elle ne veut, et en cela et en toute autre chose, que Dieu... Cette âme, dis-je, sentant d'un côté un attrait extrême à cette... conduite, aussi bien qu'un très cuisant remords quand elle y manque de fidélité, mais aussi sentant, d'ailleurs, une faiblesse grande pour tenir ferme à toujours accepter la volonté d'un Dieu (toujours crucifiante à son égard), cherchait et souhaitait trouver quelque pressant motif pour la fixer dans cette voie ;

 

lorsqu'enfin elle découvrit,

 

mais par des lumières qu'elle croit autres que naturelles, puisqu'elles inclinèrent le coeur en éclairant l'entendement, elle y découvrit tant de gloire pour Dieu... qu'elle ne put... que baisser le cou (1).

 

Comme on le voit - et ceci est très remarquable - il en appelle, en dernier ressort, aux lumières surnaturelles, à l'imprimatur divin, si j'ose ainsi m'exprimer.

 

C'est ce que Dieu a fait connaître à des âmes... Après les avoir laissées languir peut-être bien les douze et les quatorze années dans des ténèbres... à obscurcir, non seulement tout ce qu'elles auraient souhaité de connaître de surnaturel et de saint qui aurait pu les soutenir et les consoler; mais même, s'il semble, à obscurcir leurs connaissances et leurs lumières naturelles,... elles ont donc connu et reconnu heureusement,

 

par une claire réponse intérieure qui avait pour elles la valeur d'une sorte de révélation,

 

qu'il n'importait à l'oraison du coeur que l'esprit s'occupât à cette vérité ou à une autre, ou même qu'il fût occupé par des vues saintes et lumineuses, ou qu'il fût retenu comme captif dans les ténèbres et incapable, dans ces moments, de former une bonne pensée de Dieu ; et que c'était assez que d'avoir les vues de l'esprit tout au commencement de l'oraison,

 

c'est l'oraison préparatoire que nous avons dite, et qui, pour

 

(1) Le plus parfait, pp. 51-53.

 

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le P. Piny, est à elle seule toute l'oraison, ou pour mieux dire, qui suffit à transmuer en prière véritable une distraction continuelle ;

 

et d'avoir connu Dieu, ou par lumières, ou par la foi, autant qu'il a fallu ;

 

et il n'y faut qu'un éclair de réflexion,

 

afin qu'en vue... de l'excellence, des bontés de son Dieu ainsi connues, on ait formé l'acte de volonté qui est comme l'âme de l'oraison du coeur, et qu'on ait protesté ne vouloir passer ce temps d'oraison qu'à vouloir y aimer Dieu plus que nous-mêmes, l'adorer, le prier et demeurer abandonné à sa divine volonté (1)

 

Et cette approbation ainsi donnée par Dieu à la doctrine du pur amour, plusieurs l'ont aussi reçue.

 

Oui, il y a eu des âmes qui, après avoir passé un temps dans ces états fâcheux,... ont senti et reçu intérieurement et au fond de leur coeur je ne sais quelle assurance, que ce qui faisait leur peine, pour se voir ainsi imparfaites, était cela même qui les assurait du côté de Dieu. Et comme leur plus grande peine était alors une vive mais gênante appréhension que Dieu ne les eût abandonnées,.., aussi Dieu, qui regarde, et alors et toujours, quelle est la disposition du coeur et de la volonté, leur a fait entendre que, pour toutes ces imperfections qui ne tenaient plus au coeur, il ne laisserait pas de leur être également favorable ; que la peine même où elles étaient,

 

de ne pouvoir appliquer leur esprit à la prière, était déjà une vraie, une excellente prière.

Il va de soi que l'oraison du pur amour ne doit pas escompter cette réponse du ciel, puisque cette oraison nous fait accepter de n'avoir du ciel aucune réponse, de ne

jamais sentir que nous aimons en effet. Mais enfin « l'assurance », ainsi donnée à ces âmes,

 

peut aussi servir à rassurer toutes les autres, qui... ne laissent pas quelquefois de gémir et de craindre, étant, d'ailleurs, fondée, dans la raison et dans le bon sens,

 

(1) L'oraison, pp. 111-112.

 

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ce qui, à la rigueur, peut et doit leur suffire Pour peu, d'ailleurs, qu'on ait la pratique des âmes, on sait bien que, dès que ce rapide arc-en-ciel s'efface, l'angoisse revient et

même redouble :

 

Quand une âme s'est une fois abandonnée à la sainte volonté de son Dieu,... il est vrai que Dieu

 

la prend au mot, si l'on peut dire, et la traite désormais

 

d'une manière à ne passer peut-être une seule heure de la vie... où elle ne soit dans l'exercice continuel de la pénitence. Oui, j'en appelle à témoin toutes ces âmes... qui vont à Dieu d'une manière à laisser faire à Dieu,... s'il n'est pas vrai que, depuis l'abandon qu'elles ont fait,... elles ont été dans un exercice continuel de mort,.., et s'il n'est pas vrai que cette sainte volonté... les a réduit.., à se voir tantôt dans les plus profondes ténèbres, au temps de l'oraison, au lieu de ces... oraisons lumineuses qui, pour être si fort selon leur goût, auraient servi à entretenir leur propre volonté , si elles eussent toujours continué ; tantôt dans les ennuis et les tristesses, mais.., assommantes et tantôt dans les incertitudes,... pour les châtier de tout cet amour-propre qu'elles ont eu pour leur perfection et pour leur salut, et pour les y faire mourir par l'acceptation qu'elles font de la divine volonté sur elles et sur leur éternité (2).

 

Et il en peut appeler sur ce point à son expérience personnelle, car c'est bien de lui-même - j'en suis presque sûr - qu'il nous parle dans la page émouvante que je vais citer.

 

Je me souviens a ce sujet de ce qui fut un jour écrit à une âme, par une personne extrêmement plus éclairée, mais des lumières puisées dans l'oraison, et de la croix, que des lumières acquises et surnaturelles.

 

C'est peut-être le prêtre - et peut-être provençal - que nous avons entrevu tantôt. Par où nous apprenons que, certainement, il n'était pas docteur en théologie.

 

(1) L'oraison, pp. 149, 151.

(2) Le plus parfait, pp. 200-2o4.

 

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On lui écrivait donc... qu'elle pouvait tout espérer de Dieu, que Dieu achèverait son affaire.

 

Vous voyez bien qu'il est provençal.

 

Mais qu'il l'achèverait... par une suite de croix toujours amères. Dieu vous veut, lui écrit cette personne,... chargé de confusion et de mépris, l'objet de la risée et de la moquerie des hommes... et cela intérieurement aussi bien qu'extérieurement,.., angoisses, agonies, perplexités, sans assistance, sans consolation.

 

J'ai déjà dit qu'il se pourrait bien que, même dans « le grand couvent et collège de Saint-Jacques », un ou deux, trois ou quatre « maîtres en théologie » aient murmuré qu'avec son « pur amour » et sa « clef » et son « vouloir » et son « plus parfait », ce Méridional de Piny radotait un peu. Les mystiques sont parfois gênants. Le P. Surin en sut quelque chose. Mais continuons :

 

Voilà, ô âmes qui gémissez aussi bien que celle-là, sous cette main du Seigneur, voilà ce qui fut écrit à celle qui vous ressemble.

 

Si mon identification n'est pas exacte, c'est à désespérer de la critique interne,

 

Voilà ce qu'elle a déjà éprouvé et expérimenté en partie, attendant peut-être dans peu d'essuyer le reste ; voilà, encore une fois, comment et de quelle manière cette main divine, quelque paternelle qu'elle soit, perfectionne les âmes en ce monde (1).

 

Je fais, comme je peux, mon métier d'historien, tâchant de reconstituer ce groupe mystique, qui n'a laissé de traces que dans les écrits du P. Piny, et combien légères ! Humble schola que je n'ai même pas le droit d'appeler piniana, comme je voudrais, puisque Piny lui-même gravite peut-être autour d'une étoile inconnue, ce prêtre, dont il relisait les lettres, pour se préparer à « essuyer le reste » des angoisses promises. Une confrérie de l'amour crucifiant ;

 

(1) L'oraison, pp. 235-237.

 

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peu de savants, peu de grands seigneurs et de grands bourgeois ; de simples femmes surtout, et qui ne portaient pas l'habit religieux : « petites âmes » initiées à « tous les détours et tous les secrets » de l'amour anéantissant, et qui le « pratiquent encore mieux ». Il semble que le groupe ait insensiblement fait figure de confrérie et qu'il ait pris le nom « d'union chrétienne ». C'est pour elles peut-être que Piny a écrit sa Vie cachée. Quelques lignes de la préface permettent ces conjectures :

 

Oui, il y en a, et l'on en peut trouver, sans sortir de l'Union Chrétienne, qui, non seulement fuient d'être connues et reconnues dans le siècle, où elles sont retenues par les engagements de cette sainte union, mais qui se cachent autant qu'elles peuvent à elles-mêmes, ne voulant voir en elles que tout ce qu'il y a de misère et d'imperfection contre leur volonté. Sans vouloir regarder les pas et les progrès que l'amour leur fait faire de vertu en vertu, et sans vouloir savoir, et encore moins sentir si elles aiment, de peur que leur amour, pour être alors connu, en fût un peu moins pur.

 

Et cela, notez-le bien, au moment même où triomphe, et non pas seulement chez les jansénistes, le panhédonisme spirituel que nous savons : doctrine qui n'admet pas de prière que n'accompagne quelque « délectation ». Chétives métaphysiciennes, qui en savent plus long que Nicole et que Bossuet lui-même sur la psychologie, naturelle et surnaturelle, de l'amour.

 

Oui, il y en a de si jalouses de cette vie cachée, qu'elles se cachent en quelque manière à vous-même (à Dieu), en voulant porter en ce monde un état intérieur assez désolé..., pour tenir quelque chose, quant à la peine, de l'état désolé de l'enfer ; pour qu'en y acceptant l'ordre de votre sainte volonté, elles vous fassent aimer autant qu'il est en elles, jusques dans les enfers, en portant amoureusement cet état d'enfer dans votre volonté...

 

A l'extérieur, rien ne les distingue. Elles ne font,

 

quoique d'une manière édifiante, que ce que font tous ceux de leur profession ou de leur état... Rien que de commun et de très

 

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commun; et cependant, qui mènent une vie intérieure à aimer en tout et toujours... une vie d'un sacrifice continuel...

O! qu'à tout jamais soyez-vous donc béni, ô divin Jésus, dans votre vie cachée, qui, dans un siècle aussi corrompu que celui où nous sommes, attire encore après soi tant de bonnes âmes (1).

 

Pourquoi faut-il que le voile un instant soulevé retombe aussitôt : apparet domus intus - un nouveau palais parisien du pur amour - et atria longa patescunt et les humbles groupes provinciaux qui ont peut-être passé le mot d'ordre au P. Piny. Tout ceci est simple conjecture, une piste que je n'ai ni le temps ni le moyen de suivre, et que j'abandonne aux érudits.

Parmi ces « petites âmes », il en est une toutefois dont le P. Piny nous parle souvent, et qui paraît, de ce chef, moins insaisissable.

 

Il y a des âmes qui sont si accablées sous (la) croix des répugnances que, quand il faut aller à quelque action de leur devoir, c'est comme s'il fallait se résoudre à la mort... J'en connais une... qui, dans une oraison où Dieu lui fit connaître quelque chose de sa grandeur, mais d'une lumière également brillante et ardente, voulut à l'heure même se rendre par amour l'esclave de toutes les créatures de son Dieu, pour n'avoir pas cru devoir se rendre esclave de Dieu même, dans la vue de son infinie glandeur ; et qui, depuis cet esclavage d'amour, qui dure depuis huit ou dix ans, et dans des répugnances si grandes pour tous les petits services que les créatures viennent assez souvent lui demander, que, quoiqu'elle les eût bien prévues quand elle voulut s'en rendre esclave, elle ne laisse pas d'en trembler en quelque manière et d'en perdre son attention et son recueillement, dans les actions même les plus saintes, par la seule appréhension, et quelquefois imaginaire, qu'on ne vienne lui demander un tel ou un tel service, quelque aisé qu'il soit et quoi qu'il soit d'ailleurs de son devoir et de son état (2).

 

N'est-ce pas là une des plus aimables nuances que l'on

 

(1) La Vie cachée, épître, passim.

(2) Oraison, pp. 211-213. C'est la version la plus ramassée, la plus réaliste et la plus dramatique. Cf. le tableau beaucoup plus long que donne la Vie de la M. Madeleine, p. 97, et la Clef du pur amour, p. 91.

 

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puisse imaginer dans la pratique du pur amour ; mais n'est-ce pas là aussi notre P. Piny lui-même ? Tant de précisions menues et humblement pathétiques, suggèrent je crois, cette nouvelle conjecture, qui certes ne nous le rendrait pas moins attachant.

Voici, pour finir, une invention plus frappante, plus sonore même. Elle nous vient d' « une personne qui est morte depuis quelques années dans une des villes de ce royaume ». Le P. Piny la connaissait-il ? Nous n'en savons rien, mais, d'une manière ou d'une autre, elle appartient à notre schola; elle en serait même, aux yeux du P. Piny, la plus belle étoile.

 

C'était une fille qui avait couru pendant sa vie à la perfection par la voie du pur amour... Or, comme ordinairement nous finissons et nous mourons dans les même sentiments intérieurs et les mêmes inclinations, dans lesquelles nous avons vécu, cette âme... finit heureusement cette vie ou voie d'amour par une mort d'amour encore plus admirable ; et, pour en laisser à la postérité un témoignage perpétuel, elle légua une partie de son bien pour fonder à perpétuité certaines prières de louanges, qu'on chante dans la cathédrale de cette ville, dans cette intention et cette fin : pour louer Dieu à perpétuité du décret ou arrêt qu'il aurait fait sur elle, et sur le sort de son éternité, quel qu'il puisse être.

 

Ni Paris, semble-t-il, ni Avignon, qui n'est pas dans le « royaume ». Après tout, nous n'avons pas tant de cathédrales. Pourquoi ne retrouverait-on pas ce testament?

 

O ! que c'est bien là un riche exemple d'abandon, de pur abandon et de pur amour !... Ce n'est pas... seulement dans les livres où elle a puisé (cette inspiration sublime), puisqu'on voit encore tant de savants qui... ont tant de peine à pratiquer le pur abandon,

 

qu'ils feindraient plutôt de le juger peu orthodoxe,

 

pendant que cette pieuse fille abandonne et sacrifie de si bon coeur à la divine volonté jusqu'à son éternité, et fait chanter des louanges pour le décret que Dieu aura porté sur elle au moment

 

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de sa mort, quel qu'il puisse être... Prenons exemple, mon cher lecteur, sur tant de riches modèles... du pur abandon (1).

 

Et sur cette invention mémorable, qui réalise et illustre merveilleusement, j'allais dire, qui orchestre sa doctrine, son idée fixe, prenons congé du P. Piny. Mais non sans l'avoir taquiné une dernière fois, comme il est permis de compatriote à compatriote, et pour nous venger par là doucement de la promenade un peu rocailleuse que nous venons de faire avec lui. Je dirai donc que, si j'avais été le directeur de cette sainte âme, je lui aurais ordonné de brûler ce testament sublime et bizarre (2). Eh ! quel besoin que, chaque année, les cloches de la cathédrale redisent le nom de cette femme et ses dispositions héroïques. Le vrai « laisser-faire » exige un oubli de soi plus entier, plus épanoui et plus simple. De grâce, mon cher Père, pas de précieuses dans la confrérie du pur amour. En vérité, ce testament est une faute de goût. « L'idée fixe », du P. Piny, disions-nous. C'est là, me semble-t-il, la seule critique sérieuse que l'on puisse lui adresser, et elle est à peine sérieuse. Lui aussi parfois, il manque de goût. Sa doctrine foncière n'a certes rien de commun avec le quiétisme comme nous l'affirmait hier encore, un Maître en théologie, le savant P. Noël (3). Mais, s'il a toujours raison, peut-être se donne-t-il l'air d'avoir trop raison. Une seule cloche dans son clocher, et qui fait un peu trop de bruit. Au demeurant, un très grand homme. Aussi bien l'avions-nous rencontré déjà, mais sous une autre robe. Nous connaissons déjà un Père Piny capucin ; c'est le P. Paul de Lagny, fidèle disciple du capucin B. de Canfeld; un Piny jésuite nous attend, l'incomparable Père de Caussade. Tant il est vrai qu'ils sont unanimes, et, de ce chef, invincibles. Funiculus triplex difficile rumpitur.

 

(1) Retraite, pp. 359, 361.

(9) Le P. de Condren, nous le savons, aurait fait de même. Cf. mon tome III, Ecole française, p. 413.

(3) Réédition du Plus Parfait, Paris, 1919, pp. 334, 335.
 

QUATRIÈME PARTIE : L'ANGOISSE DE BOURDALOUE ET LA GENÈSE DE L'ASCÉTICISME

 

Craignant que ce titre ne parût un peu romanesque, j'ai voulu le soumettre à l'homme de France qui connaît le mieux la pensée de Bourdaloue sur la prière. C'est le R. P. Dæschier, de la Compagnie de Jésus, auteur du récent et excellent petit livre qui a pour titre : La spiritualité de Bourdaloue. Ce livre, que le R. P. Dæschler avait bien voulu me faire lire, avant de l'envoyer aux imprimeurs, m'avait tellement satisfait que l'idée m'était venue de ne pas rendre le manuscrit à l'auteur, et de le publier dans un fascicule séparé de mon Histoire littéraire. Le Révérend Père n'aurait pas dit non. Malheureusement il avait déjà proposé son livre à la collection du Museum Lessianum, qui, pour rien au monde, et je la comprends, n'accepta de s'en défaire. Obligé donc de donner ici un Bourdaloue de ma façon, je demandai au P. Dæschler ce qu'il penserait du titre hardi que l'on vient de lire. Sa réponse fut aussi encourageante que possible, un imprimatur légèrement teinté d'ironie. « Mais non, me disait-il, ou à peu près. I1 n'y a pas là de quoi se cabrer. Moi-même, j'avais eu vaguement, à vue de pays, cette idée d'une angoisse, ou au moins d'un malaise provenant, chez Bourdaloue, des contrariétés d'opinion sur la mystique. Mais, après examen, il m'a semblé que cette angoisse n'était qu'objective. C'est nous qui l'éprouvons, bien plutôt que Bourdaloue. D'autant plus - et ceci m'invite délicatement à ne rien outrer - qu'entre Bourdaloue et les mystiques, la contrariété est loin d'être absolue. Il. n'y a d'angoisse que dans l'esprit du lecteur d'aujourd'hui. C'est un peu comme le vertige des gens qui voient les couvreurs se promener paisiblement au bord d'un toit. Et puis, n'admirez-vous

 

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pas comme moi l'heureuse, la providentielle facilité avec laquelle l'homme échappe à ce malaise de la contradiction interne, qui, sans cela, ferait le tourment de ses jours et de ses nuits? » A merveille ! et me voici tout ensemble, absous d'une main, redressé de l'autre. L'angoisse donc, ou qui a point Bourdaloue, ou qui aurait dû le poindre, lorsqu'il s'entretenait des choses intérieures avec ses deux intimes, le P. Crasset, le P. Judde, disciples de Lallemant, l'un et l'autre; ou encore, qui le poindrait aujourd'hui, si je pouvais lui soumettre le présent volume. Esprit aussi noble que vigoureux, il n'irait pas me chicaner sur des vétilles; il reconnaîtrait, sans hésiter, que je ne prête rien de mon cru à ce long cortège de maîtres; que, bon gré, mal gré, leur philosophie de la prière n'est pas tout à fait la sienne propre et que, plus ou moins confusément, il a, toute sa vie, résisté à ces claires vérités, attiré tour à tour et troublé par elles. Ou encore, si vous préférez, mon angoisse à moi, le vif chagrin que me cause l'impossibilité où je me trouve de le compter, lui aussi, parmi les docteurs souverains de la prière chrétienne. Bossuet me gêne moins. Ce n'est après tout qu'un sublime poète; habitué qu'il est à changer lyriquement de système, professant avec une égale splendeur le pour et le contre, mystique, un matin, et jusqu'à l'excès, rêvant d'une passivité qui ne fut jamais; antimystique le soir. Bourdaloue ne connaît pas ces sautes d'humeur; il ne dit rien où son âme profonde ne soit engagée. C'est la différence du génie à la sainteté.

Aussi bien, dans les pages qui vont suivre, Bourdaloue sera-t-il pour nous un symbole plus qu'une personne, le symbole de ces jésuites innombrables qui affirment plus ou moins explicitement et qui supposent toujours la primauté de l'ascèse sur la prière; depuis le général Everard Mercurian, qui jugea l'oraison du R. P. Balthazar Alvarez irréconciliable avec la tradition spirituelle de la Compagnie, jusqu'aux ascéticistes contemporains qui, poussant les principes de Mercurian jusqu'à leurs dernières conséquences,

 

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canonisent la thèse de M. Vincent. Bourdaloue, certes, j'en suis trois fois sûr, n'eût pas partagé cet enthousiasme, mais il n'eût pas manqué non plus de se demander si, d'aventure, ses propres vues, fouettées par une dialectique implacable, ne rejoindraient pas, bon gré, mal gré, une telle nouveauté. De là serait venue, aurait dû venir, l'angoisse que nous lui prêtons.

Avec cela, on ne s'étonnera pas qu'avant d'en venir au Bourdaloue de l'histoire, j'aie voulu étudier, une fois pour toutes, la genèse du Bourdaloue symbolique. Quomodo obscuratum est aurum, mutatus est color optimus?... Comment a-t-il pu se faire qu'un Ordre religieux, fondé par un mystique et où les mystiques abondent, ait été amené à se hérisser, pour ainsi dire, contre la mystique, ou du moins, à ne la traiter qu'avec la plus extrême défiance ? Cauet legendus, disait, hier encore, du P. Lallemant le P. de Maumigny, un des spirituels les plus autorisés de la Compagnie (1). Ou encore, comment se peut-il que ces théologiens, unanimes sur tous les autres points, ces directeurs incomparables et qui marquent d'une seule et même empreinte héroïque les âmes qu'ils façonnent, n'arrivent pas à s'entendre sur la philosophie même de la prière chrétienne? Tel est l'étrange problème que nous allons tenter de résoudre.

 

(1) « Très sévère dans ses jugements sur les auteurs dont la doctrine ne lui paraissait pas à l'abri de tout reproche,... le P. de Maumigny terminait toujours la discussion (sur le P. Lallemant) par ce fameux : « Caute legendus! Homme supérieur, mais à lire avec précaution ! » A. Pottier, le P. Louis Lallemant et les grands spirituels de son temps. Paris, 1927, I, p. VI.
 
 
 
 

CHAPITRE PREMIER : LES COMMENCEMENTS DE LA RÉACTION ASCÉTICISTE DANS LA COMPAGNIE (1).

 

Saint Ignace et la prière. - Aucune ambition doctrinale dans les Exercices. - Ignace novateur à son insu. - Nadal et la liberté de la prière. - Les premiers spirituels de la Compagnie ne se réclament pas des Exercices. - Les Exercices menacés. - Extrême droite et extrême gauche.

 

La solution principale - car le problème est d'une complexité infinie - nous sera suggérée, je crois, par les réflexes impérieux, à peine raisonnés, qu'aura déclanchés, dans l'âme collective de la Compagnie parvenue à sa crise de croissance, l'instinct de conservation. Il est plus facile et plus important de prier que de spéculer sur l'essence de la prière, à quoi saint Ignace ne pensa jamais. Il avait certes conscience d'apporter au monde spirituel quelque chose de nouveau; une mystique de l'élection, un manuel d'héroïsme ou de chevalerie chrétienne, quelques recettes, simples, pratiques, empiriques, par où, comme le dit le titre même des Exercices, l'homme apprendrait « à se vaincre soi-même, et à ordonner sa vie, sans obéir à aucune affection désordonnée ». Son livre est comme une invitation à l'aventure, à une aventure laborieuse, d'ailleurs, mortifiante par définition, et à laquelle on ne se décidera que si l'on arrive d'abord à se persuader qu'elle est parfaitement raisonnable. D'où la nécessité de réfléchir, de peser le pour

 

(1) Je n'avais pas à faire ici une étude critique des Exercices. Qu'on me permette de renvoyer sur ce point à l'étude qui précède la traduction des Exercices qui paraîtra prochainement dans la série du « Livre catholique » (Crès).

 

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et le contre, la fin et les moyens, de s'examiner, en un mot de méditer; d'où les quelques indications qui façonneront les exercitants novices à exercer leurs puissances méditatives. Avec cela, comme le secours divin est indispensable, il faudra le demander; commencer et finir chaque exercice par la prière. Mais encore, cette prière, qu'est-elle en soi; quels en sont les divers mécanismes naturels et surnaturels? Dans la hiérarchie des valeurs spirituelles, quelle est sa place? Nobles questions, mais que l'auteur des Exercices n'avait pas à se poser. Qui se les posait, d'ailleurs, en ce temps-là? On admettait implicitement, on vivait l'unique réponse qu'elles comportent. Pour saint Ignace, la prière est ce qu'elle est, ce qu'elle a toujours été; cela lui suffit. S'il avait pu lire prophétiquement ce que dira plus tard de lui un de ses fils, le P. Watrigant, à savoir qu'on trouve dans les Exercices, « comme un enseignement primaire, secondaire et supérieur de l'oraison », il n'en aurait pas cru ses yeux (1). Pour mieux dire, il n'aurait même pas compris le sens de ces mots. Encore plus stupéfait, voire scandalisé, s'il avait également deviné qu'un jour viendrait où on lui prêterait le fantastique dessein de modifier profondément, de « révolutionner » la théologie traditionnelle de la prière. Et cependant, ni M. Vincent, ni le P. Watrigant, ni les autres ascéticistes ne parlent en l'air. La révolution qu'ils célèbrent n'est pas un mythe, et nul peut-être, comme ils le veulent encore, n'y aura travaillé plus efficacement que certains disciples d'Ignace. C'est là précisément le prodigieux phénomène qui nous intéresse. Il aurait pu ne pas se produire, mais l'histoire de la Compagnie commençante nous aide à comprendre comment il s'est en effet produit. Je n'entends pas dire par là que les chefs de ce grand Ordre se soient un beau matin mis d'accord, pour imprimer une direction nouvelle au monde spirituel et pour inventer à leur propre usage une prière inconnue de l'antiquité,  l’« oratio nostra », qu'exalte le

 

(1) Des méthodes d'oraison... Bibliot. des Exercices, fasc. 45, p. 7.

 

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P. Gapliardi (1); « l'oraison pratique » dont les ascéticistes contemporains vantent l'excellence. Mais on s'explique fort bien, et sans la moindre horreur, que certaines circonstances, que certains dangers pressants et qui menaçaient l'existence même ou l'intégrité de la Compagnie, les aient amenés à prendre telles ou telles mesures, plus immédiatement pratiques sans doute que doctrinales, grosses néanmoins, si l'on peut dire, d'une philosophie proprement nouvelle.

Le mouvement dont je parle s'ébauche peut-être imperceptiblement du vivant même de saint Ignace et de ses deux premiers successeurs Laynes et François de Borgia ; mais il n'éclate, il ne s'organise, et ne paraît triompher que sous le gouvernement d'Everard Mercurian, quatrième général de l'Ordre. Résumons-le, aussi brièvement que possible, et cependant sans trop nous presser, car c'est ici un événement de première importance dans l'histoire des doctrines spirituelles.

Un des traits caractéristiques de saint Ignace est le respect absolu des droits de Dieu sur les âmes. Si ami du détail, si minutieux même - et à un point qui parfois nous étonne - dans ses prescriptions ascétiques, il ne s'ingère jamais dans la zone sacrée (2). Le pas franchi, l'élection amorcée, il veut que le directeur s'efface et qu'il abandonne son disciple à la conduite du Saint-Esprit (3). Cela est si vrai qu'une

 

(1) Cf. Watrigant, op. cit., pp, 44-45. Gagliardi, mort en 16o7, est un des commentateurs les plus autorisés, et d'ailleurs, les plus excellents des Exercices.

(2) « L'idéalisme de Don Quichotte, dit à ce propos le R. P. Cavallera, et le pragmatisme (?) de Sancho-Pança... II a su allier à un degré surprenant le soin des idées élevées... et celui du détail,... de la détermination précise et minutieuse des démarches à faire en vue de tel ou tel but particulier à atteindre... On se demande parfois comment le même homme a pu s'intéresser si fort à des minuties et d'autre part s'inspirer de vues si grandioses. » R. A. M. Oct. 1922, pp. 367, 368. Le R. P. serait moins surpris, s'il distinguait comme nous les deux plans : ascèse et prière. Quand il s'agit de provoquer, d'entretenir et de régler l'effort ascétique, rien n'est trop menu aux yeux d'Ignace. C'est là proprement le terrain qui appartient aux méthodes. Pour la prière, comme elle est l'affaire de Dieu plus que la nôtre, une seule règle et grandiose lui paraît suffire : Sibi et Deo relinquatur.

(3) Ceci est particulièrement remarquable dans les lettres d'Ignace à François de Borgia. II lui répète constamment: Faites ce que Dieu vous imposera. Vie de saint François de Borgia, par le P. Suau, passim.

 

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des premières critiques - d'ailleurs stupides - que l'on fit aux Exercices était précisément d'ouvrir un trop large et trop continuel crédit aux inspirations divines (1). On n'a pas encore étudié comme il le faudrait la spiritualité des premiers jésuites, mais le peu que nous savons là-dessus montre assez qu'Ignace ne songeait aucunement, soit à réglementer leur prière, soit à la maintenir dans le cadre des Exercices. Qu'on en juge sur ces directions « d'un grand libéralisme »,

proposées par le P. Nadal, l'intime confident, la main droite du fondateur (2).

 

Les supérieurs et pères spirituels doivent user de cette modération que nous savons avoir été familière à notre P. Ignace, et qui est propre à l'Institut de la Compagnie, à savoir : s'ils jugent dans le Seigneur que quelqu'un progresse, en fait d'oraison, dans le bon esprit, qu'ils ne lui imposent rien, qu'ils ne le reprennent pas.

 

Suivent ou précèdent d'autres indications qui ne laissent aucun doute sur la doctrine libératrice de Nadal. Je ne puis la suivre plus en détail, mais il me suffira de dire qu'entre lui et nos maîtres du présent volume, je ne saisis pas de différence appréciable. Aussi bien le caractère nettement mystique de sa direction est-il si manifeste que, sous le généralat de Mercurian, lorsque la réaction ascéticiste aura le dessus, les textes de Nadal ne seront plus admis à figurer, parmi les commentaires officiels des Constitutions, que vigoureusement expurgés, et, si j'ose dire, démysticisés (3).

 

(1) Cf. le P. Brou, à propos des censures du dominicain Pédroque. « Quand il est dit au directeur de ne pas pousser le retraitant vers la pauvreté volontaire, mais de le laisser chercher et trouver la volonté de Dieu, Pédroque s'indigne : « Proposition téméraire, scandaleuse, hérétique... C'est vouloir tout attendre des illuminations divines... » Brou, Les Exercices..., 1922, PP. 75-76.

(2) « Des grands religieux qui entourèrent saint Ignace,... aucun n'exerça peut-être sur son Ordre, une action plus étendue et plus profonde que le P. Jérome Nadal. » Seau, Histoire de saint François de Borgia. Paris, 1gbo, p. 281.

(3) Cf. H. Bernard, Essai historique sur les Exercices spirituels de saint Ignace. Louvain, 1926, pp. 176-177. « Ce passage, dit-il (le plus significatif de tous) a été supprimé des Annotations classiques de Nadal sur l'Institut de la Compagnie, par ordre de Mercurian. » « Encore une fois, poursuit le P. Bernard, les successeurs de Nadal devront restreindre ces libertés. » Oui, sans doute, s'ils veulent rester dans la logique de leurs propres principes. Mais il n'est pas évident du tout que ces principes eux-mêmes soient conformes à la philosophie implicite des Exercices. C'est là tout le problème. Je dois, au reste, avouer que j'ai beaucoup de peine à suivre la pensée bondissante de ce jeune historien. Approuve-t-il le revirement ascéticiste, ou le juge-t-il regrettable ? Je n'en sais trop rien, mais toujours est-il qu'il nous le rend comme palpable, et avec une dextérité critique de premier ordre. Il dit, par exemple, que Nadal, lorsqu'il veut définir l'oraison de la Compagnie, ne fait état ni de « la méthode des trois puissances », ni de « n'importe quel autre des modes enseignés par Ignace ». En somme, Nadal ne prévoit d'autre danger que « celui de s'attarder aux consolations », - et ce n'est pas de ce côté-là que penchent nos mystiques, - ou encore de consacrer aux exercices formels de prière plus de temps que la règle ne le permet. Restriction qui va de soi, la règle n'étant pas autre chose pour un religieux que la manifestation de la volonté divine; la prière, pas autre chose qu'une adhésion à cette même volonté. Avec nos maîtres du présent volume, Nadal prend volontiers pour centre de perspective l'Evangile de saint Jean, au lieu que, dit encore le P. Bernard, « les Exercices s'inspirent surtout des... Synoptiques ».

 

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Il se peut d'ailleurs que, passé l'enthousiasme reconnaissant des débuts, l'estime que la Compagnie faisait alors des Exercices ait été en raison inverse de leur succès initial (1). J'entends l'estime pratique. Cet admirable livre leur avait mis, si l'on peut dire, le pied à l'étrier. Une fois partis, et de quelle vitesse! ils l'oubliaient ou le négligeaient quelque peu. Il leur avait ouvert un monde nouveau. Deux mondes plutôt : celui de la vie intérieure, celui de l'apostolat. Quand on songe au développement vertigineux d'un Ordre qui, au bout de vingt ans d'existence, dominait déjà dans tous les domaines - théologiens, prédicateurs, humanistes, diplomates..., - on comprend non seulement qu'ils n'aient eu ni le temps ni le souci de beaucoup réfléchir sur la différence entre l'ascèse et la prière, mais encore que plusieurs se soient gouvernés comme si la contemplation avait

 

 

(1) Il est extrêmement difficile de se mettre aujourd'hui sur ce point dans l'état d'esprit des premières générations. A quelques exceptions près, ce petit livre n'était pas mors ce qu'il est devenu, grâce notamment à l'intense propagande du P. Roothaan, pour les jésuites des XIXe et XXe siècles. Ponlevoy, Ravignan, Olivaint, Watrigant, tant d'autres. Chez les jésuites des XVIIe et XVIIIe siècles, on rencontre rarement cette dévotion absorbante, presque exclusive. Que de fois, lisant ces vieux textes, j'ai été déconcerté de ne pas voir enfin venir cette mention, ce rappel des Exercices que j'attendais, qui s'imposerait aujourd'hui, Chose curieuse, quoique naturelle, ce sont les mystiques de l'école Lallemant qui auront le plus fait, chez nous, pour maintenir le culte des Exercices.

 

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moins de prix que l'action. Inversement, on s'explique aussi - et sur ce point les preuves abondent - que les meilleurs, les plus fervents, moins fascinés par la séduction du « faire », aient vite dépassé les premières étapes, semi-ascétiques, de la vie spirituelle, laissant bien loin derrière eux les méthodes élémentaires qui leur avaient donné le premier élan. Sans faire état des grâces extraordinaires, des extases proprement dites, dont nombre d'entre eux étaient favorisés, à qui fera-t-on croire qu'un François de Borgia, par exemple, dans ses oraisons de quatre ou de cinq heures, ait suivi pas à pas, ait pu suivre les routes rocailleuses de la méditation discursive? Or ce ne sont pas là des contemplatifs solitaires. Ils prêchent, ils confessent beaucoup. Les âmes saintes se mettent sous leur direction. De là, pour eux, à une étude raisonnée des choses de l'intérieur, il n'y avait qu'un pas et qui, remarquez-le, devait fatalement les conduire à demander aux maîtres, ou du lointain passé, ou de la veille, ou même du jour, ce qu'ils ne trouvaient pas dans les Exercices, et ce que, d'ailleurs, les Exercices ne prétendaient pas leur donner. En vain, saint Ignace a-t-il prescrit qu' « on ne permît que dans des cas particuliers, et avec discernement, la lecture des écrivains spirituels qui, bien que paraissant pieux, ne s'accommodent pas bien à notre Institut, comme sont Tauler, Rueysbrock, Harphius et d'autres, à cause de leur style ». Cela n'empêchera pas un jésuite modèle, Canisius, de rééditer en 1543, les oeuvres de Tauler. Dix ans plus tard, les chartreux de Cologne dédient à Ignace une édition de Harphius (1). Et voilà déjà les mystiques dans la place. « Les auteurs jésuites qui, dans leurs traités d'oraison, se sont le plus étroitement attachés à la lettre des Exercices, ne sont pas toujours les plus anciens, remarque le R. P. Brou... Il est curieux de voir tels des premiers spirituels de la Compagnie, dans leurs exhortations sur la prière mentale, donner du Louis de

 

(1) Bernard, op. cit., p. 208.

 

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Grenade autant et plus en apparence que des Exercices (1). »

Avec cela, ils écrivent eux-mêmes nombre de traités, et où souvent ils ne songent même pas à se réclamer des Exercices, ni même à les mentionner. Bellarmin, nous assure-t-on, « ne semble pas s'être signalé par (une) fidélité scrupuleuse aux prescriptions des Exercices (2) ». Le P. Melchior de Villanueva, publie, en 1608, son Libro de la oracion mental. « Saint Ignace ni les Exercices... n'y sont nommés. Même quand il s'explique sur les précautions à prendre,... sur la méthode à suivre, sur la consolation,... le P. de Villanueva, tout en décalquant parfois les indications des Exercices, fait comme s'il les ignorait. Il ne s'y réfère pas, il ne s'y appuie pas... Dans ses pages sur la méditation,... on ne trouvera rien sur les trois puissances, la contemplation (ignatienne), l'application des sens, les trois manières de prier... Les méthodes de méditation suggérées par l'auteur n'ont rien à voir avec les Exercices... Il a ses sources doctrinales, ses auteurs de choix,... les Victorins, saint Bonaventure, saint Bernard, saint Thomas. Le reste est pour lui inexistant (3). » Ainsi encore, le P. Balthazar Alvarez, qui va bientôt nous occuper. « Ce qu'il enseignait, écrit le P. Bernard, n'était certes pas contraire aux Exercices, mais n'y était pas expressément énoncé, et ce n'est pas une des moindres curiosités de cette époque que l'on puisse parler d'un Balthazar Alvarez ou d'un saint Alphonse Rodriguez, sans que la spiritualité des Exercices y soit directement intéressée. A plus forte raison, comprendra-t-on qu'il soit souvent si difficile de démêler les rapports de spiritualités étrangères à la Compagnie avec le livre des Exercices, par

 

(1) Saint Ignace, maître d'oraison. Paris, 1925, pp. 18-19. Mais non, se reprend le P. Brou, cela n'est pas si curieux, puisque la méthode de Grenade est la même que celle d'Ignace. Deux fois plus curieux, au contraire, si cela est vrai. Quel besoin d'emprunter à l'étranger ce qui se trouverait déjà dans les Exercices ? Cf. Bernard, op. cit., p. 241. « Il semble que Luis de Grenade, plus encore que les Exercices, soit employé pour régler le développement de l'oraison mentale. »

(2) Bernard, op. cit., p. 249.

(3) P. Dudon, Revue d'ascétique et de mystique, janvier 1925, pp. 51-52.

 

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exemple de sainte Thérèse ou de saint Jean de la Croix. Si des jésuites authentiques s'y astreignent si peu, des âmes même dirigées ou enseignées par les jésuites ne devaient pas s'y sentir liées (1). »

Il y a toutefois beaucoup plus grave. Car enfin, il est assez naturel qu'on « n'appuie pas » sur ce petit livre tout pratique, une théorie de la prière, mais ce qui paraît vraiment inexplicable est qu'au lendemain de l'âge d'or, en plus d'un endroit, et lorsqu'il s'agit de la formation première des novices, on en soit venu à faire comme si les Exercices n'existaient pas. « Nombreux sont ceux qui, comme le P. Balthazar Alvarez, ne font que tardivement les Exercices, ou ne les font pas du tout : celui-ci, à vingt-huit ans, après sept ans de vie religieuse, ne les avait pas encore faits (2) ». Le P. Gil Gonzales écrit, vers 1583, au cours d'une visite officielle en Andalousie :

 

L'usage de donner les Exercices est partout très rare; là où il est conservé, le fruit en est médiocre, et cette sorte d'armes spirituelles, qui a rendu tant de services au début de la Compagnie, e. perdu son efficacité et son fruit... Parmi nous, quel est celui qui sait rendre -compte des Exercices? La plupart n'ont salué, même du seuil de la porte, ni les règles ni les annotations des Exercices.

 

Cinq ou six ans plus tard, le même Visiteur écrit de Castille qu' « on voit peu de résultats de l'oraison, parce que beaucoup n'en font pas, d'autres ne savent pas la faire... On y perd son temps;... les plus âgés et les supérieurs n'en ont pas souci (3) ». Bref, c'est ainsi que, des deux points extrêmes, le prestige des Exercices se trouvait alors battu en

 

(1) Bernard, op. cit., pp. 194-195. Ceux-la même qui utilisent les Exercices, prennent avec le livre et ses méthodes les plus étonnantes libertés. Cf. Bernard, pp. 242-244; p. 217.

(2) Bernard, op. cit., p. t78. Après avoir passé plus de quatre ans dans la Compagnie, le P. Alphonse Rodriguez répond ainsi au questionnaire du Visiteur : « J'ai fait une fois les Exercices de la première semaine en huit ou neuf jours. » (Cité par A. de Vassal: Un maître de la vie spirituelle, le P. Alphonse Rodriguez, dans les Etudes, 3 février 1917, p. 199.

(3) Bernard, op. cit., p. 244. Même plainte de Polanque sur la Province de Sicile, ib., p. 117.

 

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brèche, et leur pratique plus ou moins délaissée : les uns, les fervents, s'abandonnant à la « loi d'amour et de charité n et se laissant pousser par elle vers une activité de plus en plus intense de prière, que le livre d'Ignace permet, certes, qu'il prépare, et où il tend de lui-même, mais enfin qu'il n'enseigne pas directement, qu'il n'éclaire pas ; les autres, négligeant, pour une raison toute contraire, les directions ascétiques, le rude programme de ce même livre. Mais cette distinction, que nous rendent aujourd'hui facile et le recul de l'histoire et la critique des documents, cette distinction, dis-je, comment s'étonner que les supérieurs de l'Ordre, n'aient pas songé d'abord à la faire ? Émus par les plaintes globales qui leur parvenaient de tous les côtés et qui se cristallisaient autour d'un même point, une chose leur était claire et douloureuse, le péril pressant des Exercices, la conviction, que la Compagnie ne survivrait pas à la ruine dont sa pierre de voûte semblait menacée. D'où la nécessité d'une intervention rigoureuse. Que les mesures que va prendre le général Mercurian dépassent de beaucoup le but, qu'elles soient en contradiction manifeste avec la philosophie traditionnelle de la prière, tout le monde, je crois, l'accorderait aujourd'hui. Mais, avant de les déplorer et de marquer la funeste influence qu'elles doivent exercer sur le développement de la spiritualité moderne, il n'est que juste de réaliser l'embarras cruel où se trouvait leur auteur, aux prises, d'un côté, avec de trop réels désordres, de l'autre, avec des problèmes spéculatifs extrêmement complexes par eux-mêmes, que tout contribuait alors à rendre insolubles, et que l'infaillible subtilité d'un François de Sales, d'un Lallemant, d'un Chardon, n'avait pas encore débrouillés. Aussi bien, n'était-ce pas à la légère que Mercurian frappait du même coup et les meilleurs et Ies médiocres. Parmi les disciples de Balthazar Alvarez, « n'y avait-il pas de jeunes religieux qui prétendaient que les méthodes d'Ignace... n'étaient que comme des chariots d'enfants, qui ne leur servent que jusqu'à ce qu'ils aient appris à marcher, et que

 

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le Saint-Esprit ne veut point être lié à des règles et à des préceptes d'oraison, mais qu'il inspire où il veut et comme il lui plaît, et que son inspiration doit être suivie avec liberté d'esprit » (1). Truismes que tout cela, si l'on donne à ces paroles le sens que Balthazar Alvarez ne pouvait manquer de leur donner, mais truismes formulés d'une manière intolérable. Étaient-ils nombreux à s'exprimer si indécemment ? Je croirais volontiers que non. Rapportés par un dénonciateur prévenu, et que ne passionne pas uniquement le souci de l'orthodoxie, les propos les plus inoffensifs prennent vite une couleur sacrilège. Mais sans aller communément à de telles outrances, il paraît probable que la prudence n'était pas la vertu maîtresse de ces jeunes écoles mystiques, chantant un peu trop haut le cantique de la délivrance. Laqueus contritus est... Tant y a enfin que, s'il faisait à part lui - ce qui n'est pas sûr - la distinction que nous avons dite entre les meilleurs et les pires, Mercurian, tout en les rappelant à l'ordre les uns et les autres, et par un même décret, était peut-être plus épouvanté par l'indépendance exaltée des uns, que par la tiédeur confortable des autres. Dans les Ordres les plus saints, il y aura toujours des religieux médiocres. De guerre lasse, on s'accommode de leur inertie, peu contagieuse en de tels milieux. Les meilleurs, quand ils pensent de travers, sont beaucoup plus dangereux, leur zèle ne connaissant pas de bornes et leur vertu paraissant justifier leurs aberrations. Perversio optimi pessima.

Alvarez et les autres novateurs ne seraient-ils pas de ceux-ci? Il était difficile sans doute de se faire une idée exacte du venin qui les travaillait. Faute de mieux, on avait alors sous la main un qualificatif d'autant plus accablant qu'il était plus vague : Los Alumbrados. A cette secte mystérieuse, qui répandait la terreur et bien au delà des frontières espagnoles, Alvarez et ses amis ne se rattachaient-ils pas, d'une manière ou d'une autre, et, du moins, par leurs

 

(1) Bernard, op. cit., pp. 2,8, 219.

 

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tendances ? Double épouvante : la Compagnie livrée au fléau de l'illuminisme et, qui plus est, offrant à tant d'ennemis qui avaient juré sa ruine, non plus un prétexte, comme au temps d'Ignace, dénoncé lui aussi comme affilié aux Alumbrados, mais le plus sérieux des griefs. Nous voici au coeur du sujet. S'il est vrai, comme j'en suis persuadé, que l'étrange phobie anti-mystique, dont nous tâchons présentement d'étudier la genèse, remonte, d'ondulations en ondulations, jusqu'à la panique non moins étrange, déchaînée chez les jésuites du XVIe siècle, par les méfaits, réels ou imaginaires, des Alumbrados. Moins vive, sans doute, mais inapaisée enclore, l'angoisse d'Everard Mercurian palpite, si l'on peut dire, dans l'angoisse de Bourdaloue et des ascéticistes d'aujourd'hui. C'est toujours le même loup garou aux prunelles diaboliques, mais amenuisé aux proportions d'un furet (1).

 

(1) Cf. l'article de M. Saudreau : Le mouvement anti-mystique en Espagne au XVIe siècle et l'altération de la doctrine traditionnelle, dans la Revue du Clergé français, 1er août 1917.
 
 
 
 
 

CHAPITRE II : LES « ALUMBRADOS » D'Espagne ET L'ÉPOUVANTAIL DE L'ILLUMINISME

 
 
 
 

I. Orientations anti-mystiques. - L'épouvantail de l'Illuminisme. - Les Alumbrados d'Espagne. - Cano et les chasseurs d'hérésie.

II. Un groupe d'illuminés parmi les jésuites d'Espagne. - Le franciscain Texeda, François de Borgia et le jésuite Oviedo. - Le duc de Gandie, jésuite. - La Vigne. - Les prophéties de Texeda. - Les extravagances d'Oviedo et les alarmes d'Ignace. - Ignace et Borgia. - Much ado about nothing. - La panique originelle.

III. Causes profondes du conflit. - Intellectualistes et mystiques. - Pour ou contre la vraie prière.

 

I. - Nous allons assister à un phénomène extrêmement curieux, assez commun en vérité et même normal dans l'histoire de la pensée religieuse, mais qui ne se présente pas d'ordinaire avec une pureté, un relief aussi parfaits. Expérience magnifique de rétablissement, ou plutôt, si j'osais dire, de retournement, qu'un savant dominicain, le R. P. Colunga, résume fort bien en ces quelques mots : La Compagnie de Jésus, écrit-il, « qui, au début, parut si suspecte pour ses

 

 

(1) « L'histoire des Alumbrados est encore très mal connue... Les textes (des procès) ne sont pas encore classés. De nombreuses sources inédites sont encore inexplorées ». Jean Baruzi, Saint Jean de la Croix et le problème de l'expérience mystique. Paris, 1924. pp. 251, 252. L'illustre Menendez y Pelayo (Historia de los Heterodoxos espanoles, t. II, p. 521, seq.) bien que « d'une lecture indispensable », est aujourd'hui tout à fait dépassé. Une foule de renseignements et de pistes dans la thèse de M. Baruzi (pp. 251-26g). Cf. aussi l'introduction et les notes capitales de M. Marcel Bataillon, dans son édition du Dialogo de Doctrina Cristiana de Juan de Valdés. Coimbre, 1925; les articles si remarquables du R. P. Colunga O. P. Los Alumbrados espanoles, tiré à part de la Basilica Teresiana, Salamanque, 1919; Intelectualistas y mysticos en la teologia espanola en et siglo XVI, dans Ciencia Tomista, 1914. Ces articles sont constamment cités dans le livre du P. Bernard. Essai historique sur les Exercices.

 

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tendances mystiques, se montra (ensuite) plus prudente et plus défiante qu'aucun autre Ordre, et ses auteurs sont d'ordinaire ceux qui insistent le plus pour recommander (ce qu'ils appellent) le chemin communs ». A cela près qu'il y eut toujours des jésuites, et parmi les plus grands, pour défendre la tradition mystique, c'est bien ainsi que les choses vont se passer. Pour étrangler la Compagnie naissante, Melchior Cano et d'autres dressent contre elle l'épouvantail de l'illuminisme; l'alerte passée, et qui fut terrible, les jésuites s'emparent de ce même épouvantail, ils se l'approprient; ils lui passent une soutane noire au lieu de la blanche, ils arment ses poings du rouleau des Exercices, enfin ils plantent sur son crâne chauve les cornes menaçantes de leur barette. Ce n'est pas là chez eux manoeuvre ou piège de guerre. Non, avant de le brandir contre les dangers du dehors, ils se font peur à eux-mêmes de ce mannequin. Peur très noble, certes, et même pathétique, si l'on songe soit au zèle ardent qui l'allume, soit aux sacrifices personnels qu'elle commande, mais enfin qui amusait fort un assez bon juge, le P. Laynès, second général de l'Ordre. Celui-ci, quand lui arrivaient d'Espagne les absurdes pamphlets de Melchior Cano contre l'illuminisme de la Compagnie, son premier mouvement était d'éclater de rire, à quoi répondait d'Espagne le joli rire de Thérèse d'Avila, soupçonnée, elle aussi, des mêmes extravagances. Tout, semblent-ils dire l'un et l'autre, tout ce que vous voudrez, mais pas ça. Et, en effet, si jamais Ordre religieux fut immunisé, dès sa naissance, non pas, juste ciel! contre la mystique, mais contre le venin de tous les. faux mysticismes, c'est bien la Compagnie de Jésus.

 

Il y aura des signes avant-coureurs du jugement, annonçait Melchior Cano, du haut de la chaire, pendant le Carême de 1648, et parmi ces signes, il faut distinguer la venue de certains hypocrites, avec des visions, des exercices. Tel qu'on tient aujourd'hui pour saint se trouve n'être qu'un maudit ! Les Alumbrados,

 

(1) Cf. Bernard, op. cit., p. 238.

 

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eux aussi ont eu des commencement très saints, et ensuite ils tombèrent (1).

 

Nous retrouverons bientôt ce prophète. Pour l'instant, retenons qu'il semble reconnaître la sainteté, au moins apparente, des premiers Alumbrados. Eh! je le crois bien, ce mouvement n'ayant été, dans son ensemble, et quoi qu'il en soit des déviations particulières, qu'une des manifestations de la renaissance religieuse en Espagne, au début de la contre-réforme.

« L'origine des Alumbrados remonte aux dernières (années) du xve (siècle). Ils ont une intime connexion avec la réforme des réguliers qu'entreprit Cisnéros. C'est dans la ferveur ardente de quelques couvents franciscains et de quelques béates que se manifesta pour la première fois la manière de se comporter et de vivre qui donna le nom aux alumbrados... (Ce nom) veut dire que ces personnes étaient considérées comme douées d'une lumière spéciale du ciel, à cause de leur oraison ou de leur vie de recueillement prolongé. On a coutume de les appeler dans les documents d'alors : spirituels parfaits ou abandonnés (dejados), quoique en rigueur, ce dernier nom ne convienne qu'à ceux qui défendirent et pratiquèrent l'abandon (dejamiento) ».

Comme on voudra; prenez garde néanmoins que vie mystique et vie d'abandon, c'est exactement la même chose. Mais apparemment, et comme il arrivera plus tard chez nos mystiques français, quelques alumbrados devaient insister plus expressément sur la pratique de l'abandon. Quoi qu'il en soit, le mot d'alumbrados n'avait d'abord « rien de malsonnant ». Ce n'est qu'à partir de 1529, date du premier procès contre eux, qu'il prit un sens péjoratif, odieux même, d'ailleurs très vague et très accueillant, comme chez nous « quiétiste », ou « libéral ». « Les documents du Saint-Office montrent qu'il suffisait d'une erreur ou illusion spirituelle de n'importe quelle espèce pour être qualifié

 

(1) Bernard, op. cit., p. 133.

 

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d'alumbrado. » Au début, « et bien à tort, on avait été tenté de les confondre avec les partisans d'Érasme (alors si nombreux en Espagne) ; il n'y avait aucun lien historique entre ces deux groupes » (1). Puis, - et c'est là encore une jolie formule du P. Colunga, - on les identifie aux luthériens : « parce qu'une personne était adonnée à l'oraison, certains l'appelaient illuminée et, parce qu'elle était illuminée, on l'appelait luthérienne » (2).

Ainsi naissent et se gonflent les fantômes. Car, pour ne pas parler ici des premiers procès, il semble bien qu'à partir du moment où saint Ignace et ses Exercices et sa Compagnie sont engagés dans l'affaire, on se trouve en présence d'une hérésie fantôme. Si ces Alumbrados sont dignes du feu, il nous faut brûler aussi Tauler, Harphius, Ossuna, comme aussi bien Melchior Cano nous y invite avec allégresse.

 

Il ne manque pas de gens, écrit-il,... qui citent à chaque instant Baptiste de Creme (3), Henri Harphius, Jean Taulère, et d'autres auteurs de même farine (4).

 

C'est ainsi que Melchior Cano brandit l'épouvantail, avant de le passer aux jésuites. Grand homme certes, mais qui déraisonne à ses heures. « Les historiens jésuites ne lui sont pas tendres », écrit un historien jésuite. Essayons donc de le voir en beau. Eh ! ne serait-ce que pour cette page de lui, où se marient si joliment la férocité et la candeur. L'Ogre expliquant au Petit Poucet qu'en ne le mangeant pas, il manquerait à son devoir. d'ogre. Évidemment. Reste à savoir si nous devons ajouter une béatitude nouvelle à celles de l'Évangile : Bienheureux les ogres!

 

Ce qui sent l'hérésie, écrit-il, ce qui ne sent pas l'hérésie, cela

 

(1) Ceci me paraît un peu trop affirmatif. Il nous manque une bonne histoire de 1'Erasmisme espagnol.

(2) Bernard, op. cit., pp. 59, 6o ; 129, 13o.

(3) Celui-ci a été condamné en Italie, mais, paraît-il, un peu vite. Directeur de saint Gaétan et de saint Zaccaria, il a été réhabilité depuis. Cf. le livre si intéressant du R. P. Premoli. Fra' Battista Da Crema. Rome, 1910.

(4) Bernard, op. cit., p. 131.

 

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ne se juge point tant par la précision définie et par l'argumentation logique de la doctrine spéculative que par une sorte de sens et de goût prudentiel.

 

Ceux qui sont doués de ce sixième sens,

 

comme des chiens en chasse, quand ils entreprennent de lire un livre, ils emploient une sagacité extraordinaire à déceler les hérésies. Une sorte d'odeur les guide. Ils sentent avec une acuité merveilleuse ce en quoi l'auteur s'est laissé gâter. Peut-être un autre lira ce même livre, n'y verra qu'une souche inoffensive, sans y flairer, sans même y soupçonner rien de malodorant (1).

 

Nos autem... Il est amusant de voir cet intellectuel forcené appeler l'instinct au secours de sa dialectique et se couvrir ainsi de la philosophie même que, par ailleurs, il n'a cessé de combattre. Qu'on nous permette néanmoins de préférer la mystique des saints à celle glu chasseur ou du policier; le flair intuitif de Dieu, si j'ose dire, au flair intuitif de la chair fraîche. Très sincère, au demeurant; sa féroce bonhomie en est une preuve presque suffisante (2). Mais serait-ce donc la première fois que font bon ménage le zèle désintéressé et la fureur?

 

Nous pensons toujours, écrit à ce propos le P. Colunga, que les luttes et controverses entre personnes, bonnes par ailleurs, peuvent s'expliquer par l'envie et les passions : elles ont une source plus profonde. La vie spirituelle, l'oraison, ses méthodes... voilà des thèmes qui... divisèrent les esprits de ce temps-là, et les excitèrent au point de les amener à des excès; ces excès sont parfois injustifiés, mais, sans aucun doute, ils n'ont point pour racines de viles passions (3).

 

Eh! ne serait-ce pas assez grave déjà que, sans y être poussé par de viles passions, on commette des iniquités ?

 

(1) Bernard, op. cit., pp. 136, 137. La traduction que je conserve, en la

retouchant quelque peu, nous gâte certainement le beau latin du Cano.

(2) Lui-même, d'ailleurs, il nous apprend que sa vertu maîtresse est la charité. Bernard, p. 132.

(3) Bernard, op. cit., p. 137.

 

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Et, d'ailleurs, est-ce bien possible? Un arbre, aux racines toutes saines, portera-t-il des fruits empoisonnés? Avec cela, et quoi qu'il en soit de Cano, si je comprends fort bien que d'excellents esprits, avides d'impartialité, s'efforcent à réduire ici les torts des bourreaux, je ne vois pas de quel droit on refuserait aux victimes le bénéfice de cette psychologie magnanime. Elles ont aussi leur tréfonds, et qu'une exploration diligente montrerait peut-être moins noir qu'on ne nous le dit. Il semble, en effet, à lire nos historiens, même jésuites, qu'il suffise ici de faire, en deux ou trois coups de hache, la part du feu, et qu'après avoir mis hors de cause les très grands, qui n'ont pas ou qui n'ont plus besoin d'avocat, Ignace, Thérèse, Grenade, voire Carranza, on doive bravement se résigner à d'autres autodafés, le plus souvent et, par bonheur, métaphoriques, mais qui n'en restent pas moins assez infamants. Un exemple, pittoresque et amusant à creuser, fera comprendre ce que je veux dire et prouvera qu'avant de laisser planer sur qui que ce soit, illustre ou chétif, le soupçon d'illuminisme, il faut y regarder à plus d'une fois.

Mes clients sont de bon lieu : le franciscain Texeda, et deux jésuites, les PP. Onfroy et Oviedo. Derrière eux, saluez la silhouette d'un personnage plus considérable, mais qu'on ne nous montre un instant que pour le dérober aussitôt, saint François de Borgia. Tous les jésuites de ce temps-là, nous dit-on, « qui étaient passés par les Exercices n'étaient pas exempts d'illusion ». Je veux bien, mais encore faudrait-il qu'on nous éclairât sur la nature et la gravité de cette illusion. Il y en a de toutes sortes. Pour nous, chasseurs d'hérésie, « illuminisme » a un sens précis. Nous ne l'employons pas au petit bonheur, pour désigner n'importe quelle aberration du sentiment religieux, le scrupule par exemple. Chose curieuse, cet illuminisme qu'on nous fait si affreux, on néglige toujours de le définir. On en parle aujourd'hui encore, comme on ferait du jansénisme, du molinosisme, du modernisme, erreurs connues et classées. Un

 

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goût trop marqué pour les visions, quelques puérilités plus ou moins ridicules, quelques exagérations de parole ou de plume, il y a loin de ces misères inévitables à l'illuminisme authentique, celui des montanistes par exemple; celui, veux-je dire, qui met l'inspiration particulière au-dessus des décisions de l'Église, et qui, par là, mène droit au schisme ou à l'hérésie.

II. - On conserve aux Archives de Valence la vie manuscrite de ce dangereux Texeda, composée par un jésuite, peut-être le P. Emmanuel de Sa, lequel n'est pas le premier venu. Vida del Bienaventurado P. Fr. Juan Tejeda, frayle menor. Bienaventurado, en effet. Texeda est un de ces chercheurs d'aventures spirituelles, comme nous en rencontrons, à chaque pas, en France aussi bien qu'en Espagne et en Italie, pendant ces années de renouveau mystique. Non pas enfants perdus, mais francs-tireurs, parfois un peu excentriques, de la Contre-Réforme. Jean de Texeda était né « à Sellejon, dans le diocèse de Plasencia. Son frère avait commis un meurtre, en défendant leur père et, par crainte de représailles, Jean s'enfuit en Andalousie. Un jour, à Jerez, un étranger attaque Texeda. Celui-ci renverse son agresseur et, l'épée à la main, il allait l'achever quand, mû par un bon sentiment, il lui fit grâce. Il fut récompensé de sa générosité par une apparition du Sauveur qui décida sa conversion ». Ces détails et ceux qui vont suivre, qui s'étonnerait de les rencontrer dans la légende de saint Ignace? « Des actes de singulière humilité signalèrent ce changement. Texeda vint ensuite à Sellejon, se construisit un ermitage, à l'endroit même où son frère avait tué son ennemi. Il y vécut deux ans. » C'est la passion du désert, alors si commune. Mais si vous croyez que cette passion est un clair indice d'illuminisme, sans remonter jusqu'à saint Jean-Baptiste, M. de Rancé vous détrompera. « Appelé à l'Ordre de saint François, il fut reçu à Barcelone comme frère lai. Sa ferveur et son austérité étaient extrêmes, et

 

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son biographe anonyme lui compose toute une légende dorée, tissue de visions et de prophéties » selon les règles du genre. En une de ces visions, Texeda aurait aperçu « un personnage, que Dieu destinait à une haute prélature dans l'Église. « Ainsi, plus tard, quand sainte Jeanne de Chantal rencontrera pour la première fois saint François de Sales, elle reconnaîtra en lui le directeur qu'une vision lui avait montré et promis. « Pendant les fêtes du carnaval, le frère croisa, peu après, le cortège du vice-roi (François de Borgia qui n'était encore que marquis de Lombay) et son étonnement fut grand de retrouver, dans le marquis de Lombay, l'homme dont Dieu lui avait indiqué la sainteté future. Un visiteur de l'Ordre (franciscain) passa sur ces entrefaites, à Barcelone. Ravi du trésor qu'il découvrait en l'humble frère, il en parla au vice-roi, qui voulut connaître Texeda. Celui-ci profita de cette occasion pour dire à Borgia ce que Dieu attendait de lui. Quoi qu'il en soit des merveilles qui précédèrent leur rencontre, il est certain qu'à partir de ce moment, le marquis de Lombay ne voulut point se séparer du franciscain. Avec la permission du Pape, il le prit dans sa compagnie et l'amena à Gandie. L'évêque de Carthagène... conféra le sacerdoce au frère lai qui, bien que sans études, en remontrait aux plus doctes théologiens... C'est en 1541 probablement qu'eut lieu la rencontre de Borgia et du frère, et c'est de cette rencontre que date l'élan de ferveur austère qui emporta depuis le marquis de Lombay. Texeda fut son premier guide dans la voie de l'héroïsme chrétien (1). » Borgia fera bientôt connaissance avec la Compagnie de Jésus, qui vient à peine de naître, et pour lui vouer un tel culte qu'après la mort de la duchesse, sa femme, il deviendra jésuite lui-même. Texeda a vu naître cette amitié dont il aurait pu modérer l'élan; se former et se décider cette vocation qu'il aurait pu combattre. Moins large d'esprit et moins haut de coeur, ce

 

 

(1) Suau. Histoire de Saint François de Borgia, troisième général de la Compagnie de Jésus (1510-1572), Paris, 1910, pp. 142, 143.

 

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franciscain aurait convoité pour son Ordre une proie aussi magnifique. Il ne parait pas y avoir même pensé. En tout cas, nous le voyons étroitement lié avec la petite colonie de jésuites, que saint Ignace envoie à Gandie, en 1545, pour y fonder un collège. Plus que lié, puisque sur deux au moins de cette brigade, l'Espagnol André de Oviedo et le Français François Onfroy, il exerce une influence profonde, et qui inquiétera longtemps saint Ignace. Il était là, cet alumbrado si redoutable, dans la chapelle ducale de Gandie, le Ier février 1548, lorsque, entre les mains d'Oviedo, le duc émit ses voeux publics de jésuite. « Moi, François de Borgia, duc de Gandie, pécheur abominable,... je fais voeu de pauvreté, d'obéissance et de chasteté, selon l'Institut de la Compagnie,... je prie les anges et les saints du ciel d'être mes avocats et mes témoins. Je demande la même faveur au P. maître André (Oviedo) et au P. maître François Onfroy, au P. maître Saboya et au P. Fr. Jean Texeda, qui sont présents. » Qu'on me pardonne d'avoir l'esprit si mal fait, mais plus j'avance, moins je résiste à la séduction de ces trois illuminés: Oviedo, Onfroy, Texeda. Hélas ! est-il bien sûr qu'en serrant de près cette formule mémorable, on ne trouverait pas un quatrième alumbrado dans ce petit groupe, et qui ne serait pas maître Saboya?

Quand il débarque à Gandie, André de Oviedo, déjà prêtre, a vingt-huit ans. « Le zèle et la ferveur même », nous assure le P. Suau, qui le suit, comme je tâche moi-même de faire, avec une amitié anxieuse. L'angoisse de Bourdaloue! « Il avait trouvé Gandie fort relâchée. Par ses prédications, il avait (rapidement) transformé la ville. Prêtres et notables enviaient la faveur de suivre, sous sa direction, les exercices spirituels. Ils se réunissaient par groupes de douze ou de quatorze et sortaient de leur retraite renouvelés » Le duc, qui l'avait aimé dès le premier jour, l'observait de tous ses yeux, prenant, par là, si j'ose ainsi dire, la mesure de la

 

(1) Suau, op. cit., p. 194.

 

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Compagnie. Nouveau lien entre ces deux hommes : c'est Oviedo qui assiste Doha Eléonor de Castro, duchesse de Gandie, au lit de la mort. Deux mois après, la grande résolution de Borgia était prise. Oviedo l'écrit à saint Ignace en caractères chiffrés.

 

Voici exactement comment le duc s'est décidé. Il a fait les Exercices, et, amené à faire un choix, après avoir tout examiné avec une grande clarté, raisons naturelles et sentiments surnaturels, il s'est décidé pour la Compagnie... Nous étudions deux fois par jour la Somme de Cajétan. Le duc a trente-six ans et une saine complexion... Son talent est grand. Il est très porté aux lettres. Aussi lui ai-je conseillé d'étudier. Le Seigneur pourra se servir de lui en tous emplois, car il dépend entièrement de la volonté de Dieu (1)...

 

Quel son noble et pur ! Aussi peu d'exaltation et de tapage que s'il présentait à Ignace la plus chétive des recrues. Non seulement il ne fait pas sonner sa conquête, mais encore on croirait, à le lire, qu'il n'y est pour rien. Et cependant, si jamais

l'esprit du monde aurait eu presque le droit de s'insinuer dans le récit d'une vocation, n'est-ce pas dans celui-ci ? Un religieux, moins homme de Dieu, n'eût pas trouvé assez de cloches dans Gandie pour annoncer un événement si glorieux, et qui devait si heureusement fixer la fortune, encore hésitante, de la Compagnie. Il y a encore des nigauds qu'intriguent les desseins occultes de la franc-maçonnerie jésuitique. C'est

beaucoup plus simple qu'ils ne le croient. Le secret de l'Ordre, vous le trouverez dans cette dépêche chiffrée.

Puisque j'en suis aux digressions, en voici une seconde. Mais non, la délicieuse lettre d'Oviedo que je vais citer, bien qu'elle ne se rapporte pas immédiatement à notre sujet, rendra comme sensible l'atmosphère candide et surnaturelle,

où germent les dangereuses extravagances des alumbrados. 26 janvier 1547, d'Oviedo à Ignace :

 

Le Seigneur duc a résolu de donner une vigne au collège. Il a

 

(1) Suau, op. cit., pp. 179,  18o.

 

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choisi un terrain de quarante fanegadas, qui contient déjà quelques vignes entourées d'oliviers. Ce terrain suffira à alimenter le collège d'huile et de vin. Le jour de saint Thomas martyr, le lendemain des Innocents,

 

aucun de ces détails n'est remplissage,

 

Sa Seigneurie prit avec elle des chanoines et des chantres, et nous avons été bénir la vigne. On a commencé les prières au milieu du champ, puis on en a fait le tour en procession. On l'a béni très solennellement. C'est la première fois, dans le royaume, qu'on faisait une semblable cérémonie. Le jour de l'octave des Innocents, nous avons été planter la vigne. Arrivé dans le champ, le Seigneur duc a enlevé son manteau. « Que tout le monde tire son manteau », a-t-il dit, et, après avoir récité les litanies et d'autres prières, un des fils de Sa Seigneurie a pris un fagot de plants et Sa Seigneurie chargea d'un autre fagot un autre fils, en lui disant d'être son Isaac. Puis, prenant une pioche en ses saintes mains, le duc planta les premières vignes, en l'honneur de quelques saints, et au nom de quelques amis de la terre. Des nombreuses vignes qu'il planta, il en offrit une au nom de Votre Paternité et de quelques autres Pères. Le marquis et les autres fils du duc, enfin les Pères et moi avons planté le reste (1).

 

Mistral aurait aimé cette lettre. Mais hélas! pourquoi faut-il que, dans cette vigne, que l'on voit déjà fleurir, rampent les crapauds de l'illuminisme. Oviedo, reprend le P. Suau, « était doué d'une intelligence supérieure, mais, âme candide et naïve, il avait pour l'illuminisme une propension que le commerce du frère Jean de Texeda développa singulièrement ». Pour comble de malheur, maître Onfroy, un Français pourtant, subissait éperdument la même influence délétère. Tout cela, du reste, à ciel ouvert. Et comme les

 

(1) Suau, op. cit., pp. 184, 185. Je recommande aux vrais curieux ce très beau livre, un des rares chefs-d'œuvre de l'hagiographie contemporaine. Un des traits profanes qui m'enchantent le plus dans ce livre est qu'on pourrait le comparer aux plus beaux recueils épistolaires. Des très nombreuses lettres qu'y a réunies le P. Suau et que, d'ailleurs, il traduit fort bien, la plupart sont tout à fait remarquables et donnent une haute idée de la civilisation espagnole à cette époque. Les plus parfaites sont encore celles de François de Borgia lui-même. Elles vengent enfin ce grand homme, plus ou moins ratatiné jusqu'ici par ses biographes.

 

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idées de Texeda n'inspiraient pas le même enthousiasme à tous les jésuites de Gandie, les belles confidences du franciscain et de ses disciples eurent bientôt fait le voyage de Gandie à Rome, où saint Ignace les prit assez au sérieux pour les soumettre à la critique de théologiens patentés. Et voici déjà qui nous invite à ne pas secouer trop rudement nos trois visionnaires. Aujourd'hui, si le Général de la Compagnie recevait des rapports de ce genre, il ne leur ferait pas l'honneur de les discuter longuement. Mais en ce temps-là, visions, révélations, extases, stigmates, surexcitaient la pieuse curiosité et de la foule et des plus hauts personnages. Qu'on se rappelle l'histoire, bouffonne jusqu'au sinistre, de la Prieure de Lisbonne, soeur Marie de la Visitation, et de l'examen que firent de ses prétendus stigmates, le grand spirituel Louis de Grenade, et le général des Dominicains, Sixte Fabri (1). Des visions, mais on en rencontre à chaque pas dans l'histoire de la Contre-Réforme et dans celle de saint Ignace. Une part d'illusion se mêle sans doute à celles du très vertueux et très sincère Texeda. Mais enfin, il paraît bien que, comme Oviedo et Onfroy, saint François de Borgia lui-même les a crues divines. Le ferons-nous passer, lui aussi, pour un dangereux illuminé?

Ces visions, nous les connaissons, grâce à la consultation demandée par saint Ignace, et qu'ont publiée récemment les Monumenta Historica de la Compagnie (2). Texeda croyait savoir que les jésuites verraient bientôt se dresser contre leur Institut un pape persécuteur. Il fallait donc se préparer à la résistance, et même au martyre. Il y a du Savonarole chez ce franciscain. A quoi nos théologiens répondent

 

(1) Cf. R. P. Mortier, Histoire des Maîtres généraux..., v. pp. 6o9-629. Oserai-je avancer que peut-être le dernier mot n'est pas encore dit sur cette invraisemblable aventure. La supercherie de la prétendue stigmatisée est telle qu'il faut lui donner un autre nom. Quel crédit pouvons-nous donner à des aveux qui feraient d'elle une prestidigitatrice de génie ? Où commencent précisément ses mensonges ? L'illusion, et même des grâces authentiques ne se mêlent-elles pas aux simulations qu'elle avoue, et qui, même dénoncées par un tiers de sa communauté, ont été longtemps niées par les deux autres tiers? Encore une thèse de doctorat!

(2) Séries I, t. XII, pp. 632, 654.

 

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gravement que « le martyre n'est pas bien désirable s'il doit nous venir de ce côté », et qu' « il parait peu probable que le Créateur et Seigneur de tous délaisse à ce point le Souverain Pontife, dans les affaires générales de l'Église, comme il ne l'a jamais délaissé au spirituel ». Pourquoi le Pape songerait-il d'ailleurs à persécuter la Compagnie, « qui est si sienne et toute dévouée à son service », bien qu'après tout « la chose soit en elle-même possible »? Si possible, hélas! qu'elle arrivera, sous Clément XIV. Texeda ne se serait donc trompé que de date. Mais la tourmente ne serait que passagère. A ce pré-Ganganelli succéderait un Papa angelicus, d'autant moins hostile à la Compagnie qu'il serait lui-même jésuite. François de Borgia, comme vous aurez bien deviné. Ici encore, Texeda ne se trompait que de robe. Pape noir, au lieu de blanc, Borgia sera général des jésuites après la mort de Laynès. Sur ce point plus délicat, les théologiens passent la plume à saint Ignace. La phrase du saint trahit quelque embarras. Manifestement cette perspective, Borgia pape, l'enchante peu. Avec cela, tout est possible, mais, pour le moment, « tenons-nous loin de telles pensées ». Au demeurant, ils espéraient de ce « Pape angélique » la réforme non seulement de l'Église, mais aussi de la Compagnie, où il établirait la primauté du spirituel. Naïvement, ou pour mieux dire, sottement, ils regrettaient que leur Ordre ne ressemblât pas davantage à celui des Chartreux. Critique déraisonnable, sans doute, mais qui le paraissait moins à cette époque, où l'Institut, encore in fieri, comme le remarquent nos théologiens, n'avait pas pris une pleine conscience de lui-même. Oviedo et Onfroy n'étaient pas seuls à demander que l'on donnât chaque jour de longues heures à la prière. Enfin, on tance vertement Oviedo, pour avoir dit « qu'entendre parler Texeda,... c'est entendre parier le Bon Dieu ». Oh! Oh! lui répliquent-ils avec leur humour scolastique, pour que cette comparaison se tienne, il faut que vous ayez déjà « entendu parler le bon Dieu ». Pauvre facétie, en vérité, mais qui nous montre que les

 

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propos les plus innocents d'Oviedo, dûment amplifiés par ceux qui les dénonçaient à Rome, y étaient jugés sans eutrapélie. Mais quoi! n'avons-nous pas les propres lettres de ces redoutables alumbrados, ne connaissons-nous pas nombre de leurs gestes, et qui les condamnent assez? Je l'avoue, en effet, et que, dans l'histoire des saints, on n'avait jusque-là rien vu de pareil. Pour imiter leur absurde Texeda, ils en étaient venus, poursuit-on horrifié, « à passer de longues heures en oraison, et » - ce qui paraît encore plus inconcevable - « et, pour y être plus aptes, à ne se nourrir que de gazpacho ! » A ce mot, qui ne frémit? Les sauterelles de saint Jean-Baptiste peut-être! Non, pourtant, rien de si affreux. Renseignements pris, ce n'est qu'une soupe à la paysanne. La garbure béarnaise, que de fins gourmets ne dédaignent pas, en peut donner une idée (1). Texeda leur avait conseillé ce régime et plusieurs s'y étaient mis, sans du reste qu'Oviedo, qui était leur supérieur, eût imposé à sa communauté « ce jeu de los gazpachos », comme le nommaient les réfractaires.

En 1547, nous dit-on encore, « le P. Oviedo adressait à saint Ignace un mémoire très détaillé sur l'état du collège. Aux détails édifiants, il joignait des appréciations singulières » et sans doute plus scandaleuses. Tremblons de nouveau!

« Chaque matin, on médite en commun de cinq à six heures, puis on entend la messe, et l'on prie jusqu'à sept heures. » C'est à peu près, si je ne me trompe, ce qui se fait encore aujourd'hui dans les grands séminaires français. Funeste et persévérante contagion de l'illuminisme sulpicien, ou bérullien ! « De neuf heures à dix heures du soir, nouvelle méditation en commun, et Oviedo estime que, dans toute maison de la Compagnie, on devrait méditer une ou deux heures par jour. » Loin de moi la pensée d'atténuer les extravagances

 

(1) Pour Mérimée, le gazpacho est une « espèce de salade de piments », Carmen, I.

(2) Cf. les Monumenta, Séries Ia, t. II, p. 494, seq.

 

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d'Oviedo. Cependant je dois répéter ici qu'à cette époque, les usages de la Compagnie n'étaient pas encore fixés. Période d'essai. Chaque supérieur faisait, comme il l'entendait, ses expériences, puis il en communiquait le résultat au fondateur. Pour certains, et je les comprends aussi, une heure de méditation par jour, c'était déjà terriblement long, mais tant s'en faut qu'Oviedo fût le seul à en vouloir deux. On a vu, du reste, que, sage pour une fois, il hésite entre une heure ou deux. « Quand Borgia était à Gandie, Oviedo passait avec lui plusieurs heures le matin, autant l'après-midi. Jusqu'à la nuit, ils causaient de choses spirituelles et d'affaires, ou étudiaient la logique. » Évidemment, ceci devient de plus en plus singulier. Le P. Suau gradue ses effets, pour nous préparer au pire, que voici enfin, du reste : « Oviedo ajoute que les profès de la Compagnie devraient, chaque année, se retirer un mois au désert. Lui-même, le goût de la vie solitaire l'a pris. Au mois d'août dernier, il s'est enfermé dans l'ermitage de Sainte-Anne, situé à un quart d'heure de Gandie. Du 14 août à la fin du mois (c'est le double de la retraite annuelle que la règle imposera plus tard aux jésuites), il y a mené la vie érémétique. Cette vie retirée , avoue-t-il, lui a enlevé le goût des oeuvres apostoliques. Le duc de Gandie lui a demandé de prêcher le prochain carême, il ne sait s'il le fera. Il est inquiet à ce sujet; il voit autant de raisons contre que de raisons pour, et ne sait que décider. » Aussi bien le duc avertissait-il lui-même saint Ignace que maître Onfroy se levait à minuit et priait sept heures de suite. S'entraînant l'un l'autre, et sans doute stimulés par Texeda, ces deux religieux en venaient « à désirer d'aller passer sept ans dans la solitude ». Autant dire toute leur vie, désir, qu'avec leur simplicité ordinaire, ils expriment à saint Ignace Bref, nous voici enfin, grâce à toutes ces précisions, pleinement édifiés sur ce qu'on appelle l'illuminisme de ces deux Pères et de leur mauvais génie, Texeda.

Comme il vous plaira, chacun étant libre de changer le

 

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sens naturel et, si j'ose dire, officiel des mots. Mais, pour nous, qui nous refusons cette liberté, nous n'arrivons pas à discerner le moindre indice d'illuminisme pervers, dans ce chapelet (le prouesses, ou, s'il vous plaît encore, d'extravagances. Oraisons prolongées, mortifications excessives, désir de la retraite, nous retrouvons tout cela dans l'histoire des saints les plus authentiques et dans les bulles qui les canonisent. On ne voit pas - et c'est en cela précisément que réside l'illuminisme - on ne voit pas Oviedo se poser une seule fois en inspiré, en prophète, en homme qui ne relève que du Saint-Esprit et, comme tel, braver hautement l'autorité de son supérieur et de l'Église. Il ne fait aucun mystère des initiatives qu'il se permet et que, supérieur lui-même, il avait le droit de se permettre, à cette heure où les Constitutions n'étaient pas encore promulguées. Il avoue, du reste, n'être pas sûr d'être conduit en cela par le bon esprit. Set désirs comme ses doutes, il soumet tout, avec la simplicité et l'abandon d'un enfant, au jugement, aux volontés de saint Ignace. On peut éplucher une à une ses aspirations ; pas une d'elles qui répugne soit à l'Évangile, soit à la tradition de la piété chrétienne. Oviedo, conclut le P. Suais, et c'est là, dans sa pensée, dirait-on, le coup de grâce. Oviedo «n'avait-il pas même demandé de célébrer la sainte messe deux ou trois fois par jour ? Le bon sens de saint Ignace s'alarma de ces singularités ». « Si le P. André était à Rome, fit-il répondre, je guérirais d'une seule façon sa dévotion exagérée ; je lui défendrais de dire la messe, même une fois (1). » Comme il vous plaira, encore une fois. Je rappellerai seulement que l'Église permet, conseille même les trois messes de Noël, les trois messes du jour des Morts, ce qui suffit à prouver qu'une telle dévotion, prise, je le répète, en elle-même, ne présente rien d'extravagant (2).

 

(1) Suau, op. cit., pp. 195-196.

(2) A plusieurs, à moi du moins, se confesser quatre ou cinq fois par jour, comme faisait saint François de Borgia, paraîtra plus singulier que de communier trois fois par jour. La pratique de la communion spirituelle, autorisée, conseillée par tous les spirituels, implique le désir d'une communion réelle fréquente, désir qui ne reste à l'état de désir que parce que l'usage - que l'Eglise pourrait modifier à sa guise - ne permet pas qu'on le réalise. Aussi bien ignorons-nous, je crois, l'objet précis et les limites du désir soumis par Oviedo à saint Ignace. Rien ne prouve qu'il ait demandé la permission de célébrer chaque jour deux ou trois fois, comme on ne serait pas fâché de nous le donner à entendre.

 

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Non pas, juste ciel, que je me permette de trouver exagérées les inquiétudes que saint Ignace manifeste en la circonstance, ou la raideur de ses décisions. Je me borne à trouver inacceptable l'interprétation qu'on en donne et les conséquences qu'on en tire. Il ne se prononce pas ici contre l'illuminisme, mais contre un programme de vie qui, bien qu'autorisé par l'exemple des saints, ne saurait convenir à sa Compagnie. Il ne songe pas à imposer ses propres vues sur la philosophie de la prière, mais uniquement à maintenir le caractère particulier, la fin propre, l'avenir de l'Ordre qu'il est en train de fonder. Le temps plus ou moins long que l'on consacre à l'oraison, ne change pas la nature de celle-ci. Ne durerait-elle qu'un quart d'heure, comme l'eût voulu saint Ignace, elle serait encore ce qu'elle ne peut pas ne pas être, à savoir un exercice proprement mystique, moins actif que passif, et sur la nature duquel Ignace n'a pas songé une seconde à se prononcer. Il parle ici en législateur, non en spéculatif, ni en juge de la foi. Le code civil règle les actes humains, il n'en décrit pas le mécanisme. Il nous ordonne d'être soldats et d'aller au feu. Il ne nous propose pas une philosophie de la guerre (1).

 

 

(1) C'est pénible à dire, mais, en ce temps malheureux, Oviedo n'était pas une exception. Nombre des premiers jésuites - et ceux-ci apparemment parmi les plus saints - auraient désiré qu'une part moins réduite fût faite à la prière dans les Constitutions qui se préparaient alors. Ignace avait certes raison de ne pas les suivre sur ce point, mais de ce qu'ils tardaient ainsi à comprendre la vraie pensée de leur fondateur, en faut-il conclure que, beggards à leur insu, ils tendaient vers l'illuminisme ? On lit dans le Mémorial de Gonçalves da Camara ; « La première fois que Nadal alla comme visiteur en Espagne, ce qui eut lieu en 53 - cinq ou six ans après les extravagances d'Oviedo - nos Pères, en quelques endroits, lui parlèrent de notre oraison, se plaignant qu'elle fût trop courte... Ces considérations avaient presque convaincu Nadal - tu quoque, fili ! - quand il revint à Rome. Or, le jour de sainte Cécile, 54, rendant compte à notre Père de sa mission, il s'exprima sur le sujet avec quelques regrets, montrant qu'à son avis il y avait une concession à faire, au moins à cette province. Le P. Ignace était au lit, et moi seul présent à l'entretien. Il répondit avec un visage et des paroles si sévères, avec une telle rigueur que j'en étais stupéfait. J’admirai la patience de Nodal... Enfin le Père conclut : « A un homme véritablement mortifié, un quart d'heure suffit pour s'unir à Dieu dans l'oraison. » (Cité par Brou, Saint Ignace, maître d'oraison, Paris, 1915, p. 31.) A merveille, ni François de Sales, ni le P. Piny n'en demanderaient davantage. Pas même autant, eux qui tiennent que, pour prier au plein sens du mot, il n'est pas nécessaire de se mettre à genoux et de multiplier certains actes, pendant un temps plus ou moins long. Autant de formalités accessoires et qui n'intéressent pas l'essence même de la prière. L'unique problème, entre les ascéticistes et nous, est de savoir en quoi consiste exactement cette essence. Problème qu'on voit bien qu'Ignace n'a pas touché. « Il était commun, parmi nos premiers Pères, de donner trop de temps à l'oraison, au préjudice des études et des autres ministères. » (Bernard, op. cit., p. 104.)

 

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Quant à cette nostalgie du désert, on ne s'étonne pas davantage que saint Ignace la combatte de toute son énergie, mais uniquement en sa qualité de fondateur, et non pas du tout comme gardien de la spiritualité orthodoxe... Quis mihi dabit pennas n'est pas un cantique montaniste. Cupio dissolvi et esse cum Christo, disait quelqu'un qui ne passe pas pour quiétiste. En un mot, ni les Chartreux, ni les Carmélites ne sont des illuminés. C'était là, certes, pour la Compagnie, mais non pour la doctrine elle-même, une question de vie ou de mort. Dans ces milieux encore si ardents et, d'ailleurs, par trop surmenés, s'était dessiné, nous dit-on, « un véritable courant vers la Chartreuse ; rien de plus fréquent alors que de voir un jésuite fervent songer à une vie plus parfaite dans l'état des chartreux ; il y eut une sorte d'épidémie de vocations à la vie érémétique ou pénitente » (1). Comment saint Ignace n'aurait-il pas pris peur? Si l'on n'arrête pas impitoyablement cette vague contemplative, c'en est fait, non pas des Exercices, que rien n'empêcherait ces fugitifs d'emporter avec eux dans le désert, mais de la Compagnie elle-même. Aujourd'hui Oviedo, demain Borgia peut-être. On ne nous le cache pas du reste : « L'exemple d'Oviedo et de ses compagnons aurait pu grandement nuire au duc de Gandie, encore néophyte. » Alumbrado, au moins en puissance, le duc n'a déjà que trop de pente aux longues prières, aux mortifications excessives. Ne nous lassons pas

 

(1) Bernard, op. cit., pp. 188, 189.

 

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de le mettre en garde contre les « tenaces illusions » (1), contre la séduction funeste d'Oviedo.

Les petits ont toujours tort. Non qu'on leur veuille du mal. Simplement, ils ne comptent pas. Texeda, Oviedo, Onfroy ont bon dos. Mais enfin nous n'étions pas là, saint Ignace pas davantage. Sans manquer à la vénération que nous lui devons, nous pouvons nous demander s'il est exactement renseigné sur tout ce qui se passe à Gandie. Que les lettres d'Oviedo l'irritent, je le conçois ; mais si naïves, si franches, si pleines de soumission, elles pourraient lui montrer aussi que, d'un si excellent religieux, il n'a rien à craindre. N'en reçoit-il que d'Oviedo et de Borgia? Pour moi, je croirais volontiers que d'autres soufflent de loin sur le feu. Tous les membres de cette petite communauté voient-ils sans aigreur croître de jour en jour l'ascendant qu'Oviedo exerce sur le duc, et l'intimité entre les deux hommes ? On s'est disputé souvent, par tous les moyens, des consciences moins armoriées. Un menu fait ajoute à la vraisemblance de ma conjecture : Araoz, qui gouvernait alors tous les jésuites d'Espagne, écrivait à saint Ignace que, lorsque le duc quittera Gandie, il serait opportun qu'Oviedo partît par le même train. « Ses sujets ne doivent pas beaucoup se plaire avec lui..., il n'a pas beaucoup de talent pour gouverner (2). » C'est fort possible. Mais n'est-ce pas un des mécontents qui le lui a dit ? Ou plusieurs? Et celui-ci, ou ceux-ci, pour hâter l'affaire, n'auront-ils pas envoyé leurs doléances jusqu'à Rome? Je n'ai pas leurs lettres sous la main, mais celles d'Ignace, que nous possédons, s'expliqueraient difficilement, si Oviedo était seul à s'accuser auprès de son général. Ignace n'osait pas demander à Borgia le sacrifice d'Oviedo, mais il lui redisait avec insistance l'inquiétude que lui causait cet alumbrado. Borgia connaît bien son ami ; il le couvre, il répond de lui. Ces deux saints, ces deux Espagnols, ces deux diplomates,

 

(1) Suau, op. cit., p. 199.

(2) Ib., op, cit., p. 215.

 

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il est charmant pour nous et très instructif de les voir aux prises. Le duc à Ignace :

 

Quant à ce désir de solitude que m'a manifesté le P. André (Oviedo), je lui ai dit qu'un tel désir ne pouvait être réalisé, mais qu'il fallait remercier le Seigneur qui l'avait inspiré et qui lui permettait, dans la Compagnie, d'obtenir les mérites de la vie érémétique, sans cependant qu'il l'embrasse. Il s'est montré, d'ailleurs, très indifférent à ce sujet, et ma réponse l'a laissé très consolé. Si le démon a prétendu gagner quelque chose de lui, je crois qu'il a au contraire perdu. Ce Père obtiendra et le mérite de la vie solitaire et le sacrifice de l'obéissance. J'en dis autant du P. Onfroy. Que V. P. les bénisse tous deux. Elle a en eux des fils qui méritent le nom de fils. Inutile, me semble-t-il, de s'occuper outre mesure de cet incident. Ce ver ne rongera pas la Compagnie. La déclaration de V. P. a suffi. Aussi ne me paraît-il pas nécessaire que le P. André aille à Rome, à moins que V. P. n'en ordonne autrement.

 

Entre cette lettre et celle d'Ignace qui va suivre - de mai à juillet 1549 - que s'est-il passé? Oviedo avait la maladie du scrupule. Longtemps après, nous le savons, il en souffrira encore. Aura-t-il laissé voir à ses frères que la tentation du désert le tourmentait de nouveau. A-t-on pu croire qu'ils méditaient quelque fugue, lui et le P. Onfroy, car ils vont toujours la main dans la main. S'il y eut alors quoi que ce soit de gravé, comment imaginer que Borgia l'ait ignoré, ou qu'il n'ait rien fait pour l'empêcher, ou qu'il n'y ait pas réussi, maître qu'il était de ces coeurs? Néanmoins, de ce qu'ils ont dit ou fait, peut-être même de ce qu'ils n'ont ni dit ni fait, Ignace a eu bientôt la nouvelle, dûment orchestrée, comme il est d'usage. Sa réponse, sa sentence plutôt, et combien terrible! n'aura pas tardé non plus.

 

Les deux personnes en question recherchent toujours, paraît-il, le désert qu'elles désirent, et elles risquent de s'en faire désigner un autre plus complet, si elles ne savent pas s'humilier, et se laisser guider suivant leur profession. Le remède est bien nécessaire, je le crois. Votre Seigneurie peut beaucoup par son autorité et sa présence. Aussi, considérant ce que ma

 

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conscience m'ordonne, et protestant devant le tribunal du Christ... qui doit me juger, que ces deux hommes s'égarent, illusionnés et dévoyés, parfois dans la bonne route, parfois en dehors, déçus par le père du mensonge,.., je charge V. S. de beaucoup réfléchir, de considérer et de pourvoir à tout cela.

Qui jugera entre ces deux juges ? Dans l'abstrait, il va sans dire que, de la part d'Ignace, une telle rigueur est impressionnante. Il a pour lui l'expérience d'un homme qui n'en est pas à sa première rencontre avec l'illusion; et puis, général de l'Ordre, quand il prononce en dernier ressort, tous les préjugés sont en sa faveur. D'un autre côté, « ces deux personnes » qu'Ignace ne nomme même plus, qu'il semble déjà considérer comme perdues, Borgia les voit tous les jours, et depuis cinq longues années. Le problème ne semble-t-il pas insoluble? Borgia fera sans hésiter ce qu'on lui commande, et deux mots de lui suffiront pour que tout rentre dans l'ordre. Mais

il reste manifestement sur ses positions, persuadé qu'Ignace exagère la gravité du conflit.

 

Je remercie V. P. de la communication, des grâces spirituelles de la Compagnie qu'elle m'accorde. Je supplie V. P. de nommer, dans cette communication, le P. André auquel je dois beaucoup et que j'aime.

 

Les mots si froids, déjà si distants, de la lettre d'Ignace : « les deux personnes en question » ; « ces deux hommes », lui ont été, à lui-même, une blessure.

 

J'avise V. P. que j'ai usé de son autorité et que, in nomine tuo, et avec la grâce de Notre-Seigneur, mutavi homines. Il est resté très consolé et tout entier adonné à l'étude (1). Aussi je supplie

 

 

(1) Il est curieux que cette demi-ligne n'ait pas attiré l'attention du P. Suau. Dans le rapide veni, vidi, vici que l'on vient de lire, et qui semble bien dire à sa manière : much ado about nothing, Borgia donne pourtant à saint Ignace un détail précis, et qui devait leur sembler concluant à l'un et à l'autre : il lui annonce qu'Oviedo s'est remis allégrement à l'étude. Une de ses tentations était donc de renoncer à la science, en quoi il ressemblait du reste à plusieurs spirituels de ce temps-là, à l'observantin Fr.  Titelmans, par exemple, ce fameux exégète, en qui Erasme voyait un rival, et qui, « pris d'une aversion profonde pour l'étude, abandonne Louvain et les livres » pour entrer chez les capucins (1536). « Dès lors, il n'avait plus connu d'autre occupation extérieure que celle du travail manuel, « tressant des corbeilles, soignant les malades, renonçant à toute application d'esprit u. Pour le P. Bernardin de Montolmo, a le vrai capucin devait fuir l'étude comme une cause de ruine, s'abstenir de la prédication et se persuader que la prière suffisait au bon gouvernement de soi-même et de l'Ordre. Pour le faire changer d'avis, il ne fallut rien moins qu'une vision où il fut menacé d'avoir la langue coupée, puisqu'il refusait de s'en servir pour Dieu et le prochain D. Cf. le P. Frédégand Callaey, o. m. p. L'infiltration des idées franciscaines spirituelles chez les frères mineurs capucins au X VIe siècle. Miscellanea, Fr. Ehrle, I, Rome, 1924). Il est plaisant de voir ainsi le bon sens rentrer dans son empire par la porte des visions! Avec cela, faut-il croire que le franciscain Texeda servit ici de trait d'union entre Oviedo et les rigoristes capucins? Non, me semble-t-il, ce serait là chercher midi à quatorze heures. Constatons plutôt que ces idées-là étaient, pour ainsi dire, dans l'air de la Contre-Réforme. Cette tendance rigoriste nous montre assez - et ceci est très important - que le mouvement, qu'il se développe en Italie, en France ou en Espagne, n'est pas moins ascétique que mystique; il serait même, si je ne me trompe, d'abord ascétique : une réforme, une recherche passionnée du plus parfait. Cette ferveur héroïque - exagérée ou non, peu importe - devait naturellement amener un renouveau proprement mystique.

 

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V. P. de lui écrire, pour le consoler et le féliciter, car enfin il est un vrai fils de la Compagnie, bien qu'il ait désiré, en sa candeur, être ut passer solitarius (1).

 

L'exquise lettre ! Il n'est pas jusqu'à ce latin si discret et si plein de choses, qui n'ajoute à ce miracle de tact, de bon sens et de tendresse. Après la verte réplique d'Ignace, Borgia n'ose plus dire expressément : Much ado about nothing, mais il donne assez à entendre qu'en vérité l'affaire est très peu tragique, puisque, en un clin d'oeil, elle s'est trouvée dénouée. Mutavi homines. Non seulement soumis, mais sans qu'il leur reste la moindre amertume. Et leur faute même, si faute il y a eu, qu'est-elle ? Deux mouettes, battues par les vagues, et qui envient, avec le Psalmiste, le nid solitaire du passereau.

Et du coup s'éclaircit l'énigme où tantôt nous nous buttions. Il n'y a plus de problème, pour la bonne raison qu'il n'y en avait jamais eu. Nous connaissons l'obstination invincible des illuminés authentiques. Si Borgia l'a changé en un tournemain - mutavi - c'est qu'Oviedo était déjà tout changé, je veux dire bien décidé à sacrifier ses inspirations

 

(1) Suau, op. cit., pp. 199-201.

 

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propres à la volonté de ses supérieurs (1). « Vrai fils de la Compagnie », avant et pendant la tempête, aussi bien qu'après. « Ainsi s'acheva - conclut le P. Suau qui remise, lui aussi, en un tournemain, son épouvantail - cette crise qui eût peut-être été fatale au P. André de Oviedo, s'il n'avait eu pour l'aider à en sortir l'appui si délicat et si ferme du duc de Gandie. » Ajoutons, pour être juste, que la crise eût peut-être été fatale, si elle eût été autre chose qu'un fantôme de crise. « Aussi bien, ce grand désir de solitude, Dieu, plus tard, devait le réaliser abondamment, et peut-être Dieu l'inspirait-il alors au P. Oviedo, afin de le préparer aux futurs sacrifices auxquels il le préparait ». Nommé par le Pape patriarche d'Éthiopie, Oviedo mena là-bas, « pendant plus de vingt ans, une vie plus misérable et plus solitaire qu'il n'eût jamais osé le désirer. Il ne se trompait donc qu'à demi, en se jugeant appelé par Dieu à des sacrifices extraordinaires » Un véritable saint, un des plus grands jésuites, parmi cette génération de géants. « Dénué de tout, prisonnier, persécuté, réduit à cette nécessité de chercher une paire de boeufs pour labourer la terre », ce dangereux alumbrado trouvait encore le moyen de se tourmenter lui-même, craignant de manquer à son voeu de pauvreté, qui, pourtant, en sa qualité de patriarche, ne l'obligeait plus. Il faut que, de Rome, l'obéissance calme ses scrupules. Borgia dut lui écrire qu'il peut donner de menus présents aux indigènes, et « avoir une mule en cas de nécessité » (3).

Je m'excuse de m'être attardé si longtemps à cet épisode,

 

 

(1) « Quant aux désirs de solitude, écrit encore le P. Suau (Ignace) leur opposa la saine et vraie notion de l'obéissance religieuse » (ib., p. 196). Ceci ne me paraît pas exact. Aux velléités d'Oviedo, Ignace oppose son autorité de chef; il fait jouer solennellement le voeu d'obéissance, mais la « saine notion de l'obéissance » n'était pas en cause. Elle ne l'eût été que si Oviedo avait refusé d'obéir, ce dont pour ma part, je le crois incapable. La douceur de Borgia lui a rendu le sacrifice plus facile. Mais si, au lieu de confier ses pouvoirs au duc, Ignace avait agi ou directement de lui-même, ou par l'intermédiaire d'Araoz, le résultat eût été le même. Du moins n'a-t-on pas le droit d'affirmer le contraire.

(2) Suau, op. cit., p. 201.

(3) Ib., pp. 458-466. Cette correspondance est de toute beauté.

 

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encore plus lumineux et plus significatif qu'émouvant. Je l'ai déjà dit: les historiens et les théoriciens des choses spirituelles nous renvoient toujours, menace, argument suprême, aux alumbrados d'Espagne, et aux dangers que ceux-ci ont fait courir à l'Église. C'est la grande peste. Panique originelle qui commande les débats acharnés qui vont suivre et qui, d'épouvante en épouvante, entraînera la retraite des mystiques. Il se trouve néanmoins que cet épouvantail sinistre reste environné d'un brouillard impénétrable. On répète sans fin qu'il y eut alors en Espagne une épidémie formidable d'illuminisme. Quant à nous révéler, textes en main, l'origine, le caractère précis, l'action, la portée, les suites, en un mot l'histoire de ce venin, on n'y pense pas. Très peu de noms propres : des analyses désespérément sommaires, pas l'ombre d'une statistique. Discrétion d'autant plus alarmante - ou rassurante - que je la retrouve toute pareille, autour d'un sujet qui m'est plus connu : nos alumbrados français, pendant le XVIIe siècle. Par exemple, les illuminés de Picardie. Le docte M. Fagniez les prend au tragique, faute de quoi il devrait avouer que le P. Joseph est parti en guerre contre des moulins à vent ; d'autres érudits, qui me paraissent mieux informés, ne veulent même pas les prendre au sérieux. Ainsi, comme nous verrons plus tard, de nos autres foyers français : ou bien ils ne donneront jamais que des flammes imaginaires, ou bien, car enfin il n'y a pas toujours de fumée sans feu, on en a grossi démesurément l'étendue et les ravages. D'où l'intérêt que présente un cas particulier, aussi facile à discuter que celui de nos trois amis, Texeda, Oviedo, Onffroy, catalogués, par de graves historiens, comme autant d'illuminés authentiques. J'aurais pu choisir d'autres cas plus extrêmes, celui, par exemple, des illuminés de Llerena, en Andalousie, épisode plus retentissant et qui, nous dit le P. Bernard, « demeura longtemps comme un épouvantail qu'on agitait pour effrayer les mystiques ». « Appels à l'Inquisition, dit encore le même historien, mémoires, marches et contre-marches,

 

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démêlés avec les franciscains, épisodes plus ou moins burlesques, voyages répétés à Madrid, tout cela aboutit, en décembre 1575, à un procès monstre contre les alumbrados de Llerena, qui agita toute l'Espagne, autant que l'autodafé des protestants de Valladolid en 1558... et qui (provoqua) de formidables remous dans les cloîtres. » II semble bien cependant que les condamnés n'étaient pas beaucoup plus sérieusement coupables que le P. Oviedo. L'homme le plus expert en ces matières, et le moins suspect de parti pris contre l'Inquisition, « un dominicain, le P. Colunga, est fort indulgent pour eux (1) ». On n'entend pas dire par là que, pendant cette période de fermentation, d'ébullition même, aucun des suspects ou des condamnés n'ait jamais donné de prise à la critique. Laissons de côté les déments ; il y en a toujours ; laissons les criminels, s'il y en eut alors qui prirent le masque de l'illuminisme comme Tartufe prendra plus tard celui de la dévotion ; absurdités ou turpitudes qui ne nous intéressent ici d'aucune façon, bien qu'on ne s'obstine que trop à en étoffer, à en noircir l'épouvantail de l'illuminisme (2). A cela près, il n'est pas

 

(1) Bernard, op. cit., pp. 223-227, 1755. C'était le moment où « Carranza sortait enfin des prisons romaines, après dix-sept ans de prévention, et... pour mourir ; Fray Luis de Léon était sous les verrous des juges espagnols; sainte Thérèse s, était dénoncée elle aussi. Cf. Bernard, ib., pp. 227-228. Quand nous parlons d'épouvantails, on voit que cc n'est pas sans raison. Rappelons, en passant, que François de Borgia fut toujours persuadé de l'innocence de Carranza. Sur Carranza, dont l'orthodoxie est aujourd'hui reconnue de tous, cf. Jean Baruzi (op. cit., pp. 137. 145, 254) ; du même historien un article dans la Revue protestante de Strasbourg, 1928; et le P. Mortier, Histoire des Maîtres généraux, t. V, Paris, 1911, p. 579, seq. « Au fond, écrit le P. Mortier, le grand crime de Barthélemy Carranza était d'être archevêque de Tolède. Ce siège possédait des revenus considérables, qui aiguisaient l'appétit d'autres prétendants » (p. 580). Espérons du moins, avec le P. Colunga, que cette longue iniquité a aussi des causes plus nobles.

(2) Beaucoup de prêtres, raconte le R. P. Brou, faisaient à Alcala les Exercices avec Villanova et revenaient pleins de zèle, prêchant la communion fréquente. Par malheur, des maladroits survinrent, qui exagérèrent; eux communiaient deux fois par jour ». Cela est bientôt dit, mais sur quelles preuves? Jusqu'où s'étendit cette pratique? A vue de pays, un historien pressé et prévenu porterait aisément contre le P. Oviedo une accusation pareille. Nous savons pourtant qu'il s'est borné à exprimer un désir, à demander une permission. Le P. Brou continue : « Rien qu'à Tolède, disait-on, il y avait 6oo de ces théatins - (c'est le nom qu'on donnait aux jésuites et à leurs disciples) ; - ils se livraient à des pratiques occultes, en prenaient à leur aise avec les sacrements, se mettaient au-dessus de l'épiscopat, aboutissaient au concubinage, etc. ». Bref, on traitait ces jésuites comme on a traité jadis les premiers chrétiens, comme, de tout temps, on traitera qui l'on veut détruire. Mais encore une fois, aucune preuve, et pour cause. Le P. Brou le sait aussi bien que moi. Aussi bien semble-t-il d'abord se borner à enregistrer la rumeur infâme. « A Tolède, disait-on... ». Après quoi, fort curieusement, ce « disait-on » est escamoté et fait place à une certitude. « Ceux-là, conclut-il, étaient assurément des illuminés, des alumbrados », Mais, juste ciel, « ceux-là », vous ne savez pas vous-même s'il y en eut vraiment, pas plus que vous ne pouvez affirmer qu'il y eut jadis certains hommes, que l'on appelait chrétiens, et qui se livraient, dans leurs agapes, à des infâmies. C'est ainsi trop souvent que, de la meilleure foi du monde, on fait d'un « disait-on » incontrôlable, le pivot de l'épouvantail.

 

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douteux que, par leurs outrances ou de parole ou de conduite, plusieurs alumbrados aient causé de graves inquiétudes à ceux-là mêmes qui les observaient avec amitié et sans prévention. Dans la fougue un peu volcanique de leur zèle, les initiateurs improvisés de ces mystiques propagandes ont dû manquer souvent de prudence, de doigté, parfois même de bon sens. Un de leurs manuels préférés, l'Abecedaire d'Osuna - une belle oeuvre, et que sainte Thérèse goûtera fort - se prêtait, alors surtout, à des interprétations équivoques. Bien que, par miracle, l'Inquisition l'ait épargné, ce livre, écrit le P. Bernard, « donne plus occasion à l'erreur que d'autres livres prohibés ; il enseigne une contemplation pure de Dieu,... sans phantasmes... et, en apparence, sans pensée; c'est à son sujet que... Jean d'Avila, si sévère pour le quiétisme du déjamiento (abandon), se contentait de cette réserve : « On ne doit pas le laisser lire à tous indistinctement, car il leur ferait mal ; il demande de laisser de côté toute pensée, et ceci ne convient pas à tous (1) .» Saint Thomas de Villeneuve pense tout de même sur les Exercices. « Il les a vus, dit-il au P. Araoz, et, à lui personnellement, ils paraissent bons, mais ils ne sont destinés qu'à très peu de gens (2). » Si les amis jugent de la sorte, quelle indulgence attendre des adversaires, et le moyen de se reconnaître dans un tel chaos doctrinal? Il semble bien, en effet, que, ni d'un côté ni de l'autre, on ne sache exactement

 

(1) Bernard, op. cit., p. 117.

(2) Ib., p. 113.

 

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ce qu'il faut penser des choses mystiques. De là viennent les exagérations des uns et des autres. Saint François de Sales n'est pas encore venu. Ceux-là mêmes - nos alumbrados, veux-je dire, - qui, de tout leur élan confus, rejoignent déjà sa doctrine, son pannmysticisme, s'expliquent et se gouvernent souvent comme s'ils identifiaient le don mystique à ces phénomènes extraordinaires qui parfois l'accompagnent, les extases, les révélations, les visions. « Le moins que l'on puisse dire des alumbrados, même orthodoxes, écrit à ce sujet le P. Calunga, c'est qu'ils étaient trop crédules au sujet du merveilleux (1). Ils semblent supposer qu'il est très ordinaire d'éprouver des faveurs sensibles et des lumières surnaturelles dans l'oraison », et, chose beaucoup plus grave, ils semblent supposer qu'en ces grâces accidentelles réside l'essence même de l'oraison. « De là vint chez quelques-uns un penchant à croire aux révélations privées et à surfaire la sainteté de ceux avec qui ils sympathisaient. Chez les femmes surtout se développa la préoccupation des choses extraordinaires, et l'illusion de se croire favorisées plus que d'autres. » De là des factions, des batailles de béates, « des scandales et des procès retentissants où l'on prétendait voir les conséquences des doctrines des alumbrados; en fait, c'était plutôt le résultat de facteurs individuels et sociaux qui différaient beaucoup d'un cas à l'autre (1) ». Par où l'on nous rappelle sagement cette règle trop négligée, que chacun de ces cas particuliers doit être soumis isolément à la critique, ainsi que nous avons essayé de le faire pour Oviedo; après quoi, l'on arriverait plus d'une fois

 

(1) Dans le travail si intéressant qui nous a servi déjà, le R. P. Callaey nous donne un nouvel exemple de cette passion pour Le merveilleux, que l'on remarque, non seulement chez les alumbrados, mais chez les autres ouvriers de la Contre-Réforme. Rien de plus excellent en soi, ni même, semble-t-il, de plus urgent que la réforme inaugurée par les premiers Frères mineurs capucins. Elle se justifiait assez d'elle-même. Pour l'appuyer néanmoins, et pour s'encourager dans leur rude besogne, plusieurs de ces premiers capucins ont recours à ces visions, à ces prophéties qui abondent, comme on sait, dans la littérature apocalyptique des anciens « spirituels ». C'est là ce que développe le P. Callaey.

(2) Bernard, op. cit., p. 118.

 

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à constater, ou bien que tel de ces faits divers a été amplifié, empoisonné, sinon forgé de toutes pièces par la passion; ou bien que, dans tel autre, la doctrine même des spirituels de ce temps-là ne se trouve pas engagée. De là vient enfin la formation d'un milieu favorable aux crises d'hystérie ou à la folie, et d'un autre côté, la carrière ouverte aux simulateurs et aux tartufes (1). Mais quoi ! des misères de ce genre, qui a la faiblesse de s'en épouvanter ou qui a le goût de s'y complaire, les retrouvera toujours les mêmes à toutes les pages de l'histoire ecclésiastique : frange inévitable d'écume que déposent fatalement sur le sable de la sottise ou de la vilenie humaine, et les moindres mouvements de dévotion, et, plus large, plus éclatante, les grandes vagues de sainteté. La véritable explication du conflit qui nous occupe, c'est ailleurs, c'est dans une région plus haute et plus noble qu'il faut la chercher. Dégagé des poussières qui l'enveloppent et des passions, plus chétives encore que furieuses, qui l'assiègent, un seul problème est ici débattu, vieux comme Socrate et son démon, mais qui, dans le branle-bas universel de la Contre-Réforme, au lendemain de la Renaissance et de la révolution luthérienne, s'imposait à toute l'élite intellectuelle et morale, avec une acuité qu'il n'avait jamais eue encore, le problème des relations entre l'homme et Dieu.

III, - Au-dessous - au-dessus plutôt - des querelles particulières, il y avait, a-t-on dit excellemment, le conflit « entre cieux tendances ou manières de voir les choses : la première, nous l'appellerons intellectualiste ou spéculative, la seconde, mystique ou affective (1). Dans l'ardeur de la lutte,

 

(1) Pour l'hystérie, saint Ignace lui-même, depuis si prudent, avait commencé par s'y laisser prendre. A ses débuts, il n'était pas loin d'y voir comme une rançon de la conversion. Cf. Bernard, pp. 63-65. Pour les mystifications, j'ai déjà rappelé celle dont fut victime Louis de Grenade. On ne saurait trop le redire. Ces accidents inévitables ne prouvent rien, sinon la faiblesse des meilleurs esprits.

(2) L'opposition entre spéculatif et affectif n'est pas précisément l'opposition entre rationalistes et mystiques. Mais on voit bien que l'auteur veut parler ici « des dominicains qui tenaient avec Carranza et de ceux qui tenaient pour Cano ». Bernard, p. 138.

 

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les intellectualistes représentent les mystiques comme des hommes déraisonnables et illusionnés, et les mystiques con-sidèrent les intellectualistes comme de véritables pharisiens qui n'entrent pas dans le royaume de Dieu et ne laissent pas entrer les autres... En général, les mystiques et spirituels aspirent à une connaissance supérieure de Dieu (supérieure à la connaissance naturelle et rationnelle), et à une union plus grande avec lui par les pratiques de la religion, en particulier par l'oraison et par la purification des imperfections humaines. (Mouvement ascétique, ne nous lassons pas de le répéter, autant que mystique.) Ils se distinguent... par un grand zèle religieux ; ils déprécient quelque peu la science purement humaine, et beaucoup d'autres choses que la généralité des hommes est portée souvent à trop estimer. Leurs opinions et manières d'agir paraissent étranges à ceux qui n'éprouvent pas les mêmes sentiments. Ils donnent à l'oraison une part extraordinaire, même en vue d'acquérir la science, et quoique ce fait soit une sorte de scandale pour les intellectualistes, les mystiques ou spirituels possèdent d'ordinaire de Dieu une connaissance plus profonde, plus intense et, pour ainsi dire, plus vitale que les théologiens non mystiques ».

Je n'ai pas besoin de souligner la justesse profonde de ces vues panoramiques, esquissées, à course de plume, par le R. P. Colunga. J'aurais honte plutôt des quelques précisions que j'y ajoute en passant, et qui ne trahissent pas, je l'espère, la pensée du savant dominicain. Il poursuit magnifiquement : « Le vrai terrain du combat, c'est l'oraison mentale et la contemplation, ses fruits, ses lumières, ses expériences. Tout ce que l'on dit, même avec mesure, est interprété comme frisant l'illuminisme (et à plus forte raison les formules moins précautionnées de certains autodidactes qui pensent plus juste qu'ils n'écrivent). Des théologiens, par ailleurs remarquables, croient que, si une personne dit qu'il est nécessaire de consulter Dieu dans l'oraison, elle prétend (par là) remplacer l'Écriture sainte et la Tradition

 

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par l'expérience privée (1). Les intellectualistes veulent s'en tenir exclusivement à la raison fondée sur la sainte Écriture et sur les décisions de l'Église, et parce qu'ils sont satisfaits de l'état présent de la piété chrétienne, ils ne veulent pas qu'on la renouvelle, au moyen de l'oraison et de la fréquentation des sacrements. Leur théologie était de préférence extrinséciste et conservatrice ; celle des spirituels était un peu immanentiste et rénovatrice (2). La tendance des théologiens, si on l'exagérait, paraissait conduire à la sécheresse religieuse; celle des spirituels, sans le frein de l'enseignement dogmatique, courait le danger du subjectivisme. C'est dans la raisonnable harmonie de ces deux tendances qu'était la vraie religiosité chrétienne » (3) : harmonie, qu'en

 

(1) Ainsi l'illustre Dominique Soto, ami personnel de plusieurs alumbrados, de Carranza, par exemple. Appelé à porter un jugement sur les Commentaires de Carranza, la censure qu'il en fait, « est bénigne dans son ensemble », mais, dit-il, « comme ce livre est si long, il serait bon de l'abréger, afin que le vulgaire ne lise point une théologie si complète et si mystérieuse ». Il se fâche sur un point cependant : Carranza, après avoir exposé la doctrine de saint Thomas sur l'aumône, concluait : « Après avoir pris conseil de toutes les règles de la Théologie, que l'on agisse selon que Dieu l'inspire et donne grâce, ce qui est la règle la plus assurée en cette matière. » Sur ce, Dominique Soto : « Cette parole se rapproche des inspirations intérieures des alumbrados... Il n'y a pas d'autre règle pour connaître les inspirations de Dieu que la loi écrite et les conseils des savants; tout le reste est imagination de gens qui veulent prendre leur jugement pour règle de l'Esprit-Saint ». C'est vraiment à n'y pas croire ! Il suivrait de là, entre autres paradoxes, que nous ne devons pas demander les lumières du Saint-Esprit, ni même écouter la voix de la conscience. On sait bien, du reste, que saint Ignace, dans les Exercices, parle exactement, et à maintes reprises, comme Carranza. Mais déjà l'épouvantail les affolait. S'il faut en croire le P. Bernard, Suarez lui-même, bien que, « somme toute, il tienne les positions du fondateur de la Compagnie », flairerait, lui aussi, de l'illuminisme dans les Exercices. Déjà l'angoisse de Bourdaloue! Et nunc... erudimini. » Dominique Soto, conclut le P. Bernard, n'était pas obligé à une telle déférence, et l'on conçoit qu'iI ait plusieurs fois froncé les sourcils en parcourant l'opuscule de saint Ignace » (Bernard, pp. 144-145). A merveille : un historien, en effet, ne doit s'étonner d'aucune aberration, d'aucune phobie; mais, si vous ne les guérissez pas, celles-ci vous mèneront loin, et jusqu'à ne plus vouloir de l'Evangile lui-même .

(2) Décidément, il n'y a plus de Pyrénées. Pour nous qui avons vu naître extrinsécisme, et qui l'avons suivi, comme jadis la fille de Pharaon, dans son frêle berceau menacé par la tempête, il ne nous déplaît pas de le retrouver, rose de santé, dans la cellule hospitalière d'un dominicain espagnol. « Immanentiste », plus répandu, est aussi plus suspect. Mais le « un peu », dont nous le voyons ici flanqué, montre bien que le P. Colunga ne le prend pas dans son mauvais sens.

(3) Cf. Bernard, op. cit., p. 138-142.

 

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vérité nos alumbrados, ceux du moins que je connais, ne menacent guère, ne paraissant pas à la veille de secouer le joug de l'obéissance; mais harmonie, que rendrait impossible l'anti-mysticisme obstiné de leurs adversaires.

Mais au fond, curieusement, c'est peut-être la « question sociale », si j'ose dire, qui passionne le plus ce débat. Ce qu'on pardonne le moins aux alumbrados c'est de ne pas admettre, dans la communion des saints, la distinction entre roturiers et aristocrates : c'est d'inviter également tout le monde, les petits comme les grands, à la vie parfaite. Louis de Grenade, écrit Melchior Cano, a l'inconcevable audace de prétendre faire en sorte

 

que tous deviennent des contemplatifs et des parfaits... Il veut enseigner au peuple en Castillan ce qui ne convient qu'à peu de gens... (Il promet) un chemin de perfection commun et général pour tous les états de vie, sans voeu de chasteté, de pauvreté, et d'obéissance.

 

D'où il suivrait - effarante perspective - que les artisans, gonflés de l'orgueil des nouveaux riches, abandonneraient, qui leurs fours à pain, qui leurs charrues, au risque de mettre les anciens riches dans un extrême embarras et, en même temps - car enfin, ils ont une âme - de compromettre leur propre salut.

 

Si beaucoup de personnes prétendaient aller à la perfection par le chemin de Fray Luis, elles ne pourraient probablement plus se sauver par les exercices de la vie active qui conviennent à leur état. Par conséquent, c'est une manière d'agir indiscrète, préjudiciable au bien public..., que de livrer par écrit, pour le profit de quelques individus, ce qui met en danger beaucoup de gens n'ayant ni forces ni capacités pour cela.

 

Laissez-leur donc le peu de prière, le peu de sainteté qui conviennent au petit peuple : « Qu'un savetier sorte des Exercices (que propage cet alumbrado d'Ignace) moins bon savetier, qu'un cuisinier y apprenne à mal préparer sa soupe, c'est intolérable ». Et d'autant plus qu'en exaltant

 

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ainsi les humbles, du même coup, vous déposséderez les aristocrates de leurs sièges. « Ce qui me déplaît chez ces Pères Théatins (ignatiens), c'est que, lorsque des chevaliers leur passent parles mains, les lions deviennent des poules (1). » Par où l'on voit que lorsqu'ils se mettent à extravaguer, ils n'ont rien à envier aux alumbrados les plus délirants. Prenez garde néanmoins, allez au fond de ces niaiseries, vous y trouverez un solide préjugé de caste, et très répandu à cette époque parmi les « intellectuels », l'idée que la plus haute prière et que le perfection évangélique doivent rester le privilège de quelques âmes bien nées. Il est, d'ailleurs, fort vraisemblable qu'ici encore, quelques alumbrados ont prêté le flanc à la critique, soit en répandant à pleines mains des livres mystiques sans doute excellents mais que les simples ne pouvaient entendre, soit de toute autre manière. Mais n'avons-nous pas assez dit qu'en ce temps-là, chose singulière! ni d'un côté ni d'un autre, on ne se réglait toujours d'après la droite raison? Aussi bien ne demanderons-nous pas que l'on brûle en place de Grève l'effigie de Melchior Cano. Qu'il dorme en paix dans sa gloire. C'était un esprit supérieur, un des flambeaux de la théologie moderne. Mais, de grâce, qu'on n'aille plus lui emprunter, pour le brandir contre les mystiques, l'épouvantail gonflé de sophismes qui, promené par lui, manqua de soulever l'Eglise contre saint Ignace : épouvantail, aujourd'hui piteux, du reste, et qui ne ferait même pas peur au « franc archer de Bagnolet ».

 

(1) Bernard, op. cit., p. 146-148.
 
 
 
 
 

CHAPITRE III : LA CONDAMNATION DE BALTHAZAR ALVAREZ

 

 

I. une date critique dans l'histoire de la spiritualité. - Mercurian et la première offensive officielle contre la contemplation. - Cordeses approuvé par Borgia, condamné par Mercurian.

II. Balthazar Alvarez et son oraison. - Laqueus contritus est. - Heureuse influence d'Alvarez. - Davila et les premiers coups. - Jean Suarez et le bûcher de Villeverd.

III. Le panmysticisme d'Alvarez.

IV. Le procès et la sentence. - La « contemplation arrachée » par Mercurian, réhabilitée par Aquaviva.

V. Le R. P. Dudon et la « morale de cette histoire ». - Indépendance de la prière : Sibi et Deo relinquatur. - La métaphysique implicite de Mercurian et l'ascéticisme.

VI. « Stérilité a de la contemplation, excellence de « l'Oraison pratique ». - Grande nouveauté de cette oraison. - Critique de l'oraison pratique.

 

I. - Familiarisés avec l'épouvantail, voyons la phobie à l'oeuvre. « Le cas du P. Balthazar AIvarez, écrit le P. Dudon, est, pour ainsi parler, classique dans l'histoire de l'oraison mentale. Sa vie a été publiée à Madrid dès 1615, traduite en français, à Paris, en 1623 (c'est-à-dire, au moment où notre renouveau mystique prend son essor et déjà se heurte à de graves résistances)... L'auteur de cette vie est le R. P. Louis de la Puente (Dupont), et ce maître fameux de spiritualité ne manque pas de s'expliquer sur les tribulations que valut au serviteur de Dieu sa manière de prier. Par là même , on devine si l'événement a dû fournir matière depuis trois siècles aux commentaires des écrivains de théologie mystique (1). »

 

(1) R. P. Dudon, Les leçons d'oraison du P. Balthazar Alvarez (1573-1578). Revue d'ascétique et de mystique, janvier 1921, p. 36. Dans le livre que nous avons déjà cité, Essai historique sur les exercices spirituels, le P. Bernard ajoute de précieux détails à l'étude, très riche déjà, du P. Dudon.

 

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C'est, en effet, beaucoup plus qu'un épisode émouvant, comme l'histoire des saints nous en offre par centaines; c'est un événement, au sens rigoureux du mot, une de ces grandes expériences, chargées de sens, cruciales, si l'on peut dire, telles que l'histoire des idées n'en voit naître que de loin en loin au cours des siècles, et qui passionnent si fort les curiosités de l'esprit que les mouvements affectifs s'en trouvent paralysés, suspendus. Qu'agissant, du reste, avec les intentions les plus droites, les supérieurs de la Compagnie aient plus ou moins meurtri le saint religieux dont ils condamnaient la prière, cela est bientôt vu et dit; on s'émeut, on admire, on passe; mais, que les mêmes supérieurs, rencontrant pour la première fois à visage découvert la philosophie traditionnelle de la prière, aient d'abord reculé avec effroi, puis qu'à cette philosophie ils en aient opposé une autre, plus conforme, disaient-ils, seule conforme à la pensée de leur fondateur, voilà certes une aventure mémorable, et en elle-même, et par l'orientation qu'elle imposera aux spirituels de la Compagnie future. Date critique pour nous, puisqu'elle marque la première éclosion de cette doctrine spirituelle qui s'étale aujourd'hui sans voiles, soit dans les polémiques incessantes du P. Watrigant et de ses compagnons d'armes, soit dans les affirmations plus sereines de l'abbé Vincent. L'ascéticisme, qui sans doute couvait déjà parmi nombre de jésuites, mais enfin qui n'existait jusqu'ici qu'à l'état de pressentiment, de tendance, nous le voyons soudain passer de l'implicite au conscient, du réflexe presque instinctif à des gestes proprement doctrinaux, si l'on peut ainsi parler. Et, sans doute, il n'est pas encore un système proprement dit, mais déjà il se confronte avec le système contraire; il commence, par une victoire, aussi éclatante qu'imprévue, sa carrière, qui, nous le savons, sera longue. Victoire à vaste portée. En frappant le P. Alvarez, ce sont tous les mystiques de la Compagnie qu'on extermine autant qu'on le peut. Je ne suis pas le premier à comprendre ainsi le vrai sens de cet

 

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épisode symbolique : « Si l'on veut, écrit le P. Dudon, nommer au XVIIe siècle, des héritiers légitimes d'Alvarez, il faut nommer en Espagne, Louis de la Puente, en France, Lallemant et Surin. »

J'ajoute qu'avec ces illustres, disciples ou unanimes d'Alvarez, il faut nommer aussi le plus insigne des mystiques anglais modernes. Et ceci est capital. « De tous ces maîtres of pure spiritual contemplative prayer, qui ont paru dans ces derniers temps, écrit Dom Baker, il n'en est pas un de comparable au P. Balthazar Alvarez. » C'est une vraie grâce, écrit-il encore, « que l'histoire de sa condamnation nous ait été conservée. Les enquêtes, les examens qu'on lui a fait subir, réduisent à néant toutes les allégations de ses critiques, dissipent tous les soupçons qui pesaient sur sa prière. Je me reconnais tout entier dans ces documents et j'y trouve la confirmation éclatante de ma propre doctrine » (1).

L'offensive s'ébauche dès les premières paroles officielles du P. Everard Mercurian, nommé général de la Compagnie en 1573, après la mort de Borgia. « Il faut penser, disait-il, que notre vocation a été appelée à juste titre par Ignace une guerre... (et que) l'esprit de la Compagnie exige la souveraine perfection des vertus solides (2). »

Prise en soi, j'avoue que la formule ne présente rien qui puisse inquiéter les mystiques. On croirait plutôt qu'elle en veut surtout aux médiocres de l'extrême gauche, à ceux qui seraient tentés d'oublier les consignes héroïques du fondateur. Néanmoins, c'est bien aussi, et peut-être surtout, l'extrême droite que vise Mercurian. Comme s'il leur disait :

 

(1) Dom Baker, Holy Wisdom (Sancta Sophia), reédition de Dom Sweeney, Londres (1876), p. 384. Je le traduis à ma façon, mais c'est bien le sens de ce passage. « The special benefit that may be reaped from his story is that, by occasion of his trial and examinations about his prayer, ail the suspicions and allegations against it are well cleared, and the whole substance of this treatise worthily confirmed and asserted... Among all the late masters of pure spiritual contemplative prayer, there is none deserves more our esteem, nor is more proper to be produced in this place, than the late R. F. Balthazar Alvarez. »

(2) Bernard, op. cit., p. 208.

 

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Nous sommes appelés, non pas à prier, mais à combattre; nous devons préférer les « vertus solides » aux douceurs de la contemplation. Eh bien ! quoi encore de surprenant ? Entre le chartreux et le jésuite, n'y aurait-il pas de différence ? Oui, entre les occupations quotidiennes, non entre la prière des uns et des autres. Il n'est qu'une seule définition et toute mystique, de la prière, et cette définition, Mercurian semble la réprouver, du moins l'ignorer, puisqu'il imagine une distinction entre vertu et prière, alors que toute vraie prière est essentiellement un acte d'amour, et donc de vertu, de la plus solide vertu, de celle enfin qui fait la solidité de toutes les autres. La voici donc poindre de bonne heure, et dans un document officiel, cette opposition fondamentale - prière; vertu ; - la droite balle des ascéticistes; le pivot de la thèse vincentienne; et voici poindre, du même coup, la notion, non moins étrange, d'une prière distincte, sui generis, hors cadre, propre aux religieux de la Compagnie, et liée à l'essence même de l'Institut. Ne craignons pas de nous répéter : c'est là, dans l'histoire des doctrines spirituelles, une nouveauté prodigieuse, un renversement complet des valeurs, un vrai coup d'Etat.

Et, pour que nul doute ne subsiste sur la pensée profonde qui dirige Mercurian, le nouveau général, à peine entré en charge, expulse des bibliothèques de son Ordre, toute la littérature mystique, non pas certes comme mauvaise pour le reste du monde religieux, mais comme « ne s'ajustant pas bien à notre Institut ». Outre les grands trois, Tailler, Rueysbrock, Harphius, « sa liste de proscription contient... Henri Suso, le Rosetum de Mauburnus, l'Art de servir Dieu, si loué par sainte Thérèse, Raymond Lulle, bien plus les oeuvres de sainte Gertrude et de sainte Mechtilde, et il ajoute cette clause radicale : « Aucun de ces livres ne doit jamais se trouver dans nos collèges, si ce n'est avec la permission du P. Provincial (1).»

 

(1) Bernard, op. cit., p. 2o8-2o9.

 

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Il n'y va pas de main morte; mais ne poussons pas les hauts cris. Comprendre vaut mieux. Reconnaissons, du reste, qu'à elle seule, cette mesure un peu roide n'aurait pas nécessairement le sens que nous lui donnons. Un supérieur, ami des mystiques, aurait pu la prendre, sollicité à cela par des abus particuliers, comme serait trop de temps donné à la lecture de ces sortes de livres, ou une défaveur bruyante

marquée à l'apparente sécheresse des Exercices. La mesure elle-même  importe moins ici que les considérants qui la dictent, et sur le vrai sens desquels les décisions prochaines de Mercurian ne permettent pas le moindre doute. Peu de temps après, avril 1574, il écrira, par exemple, au jésuite aragonais Cordeses, dont la spiritualité lui avait été dénoncée comme dangereuse :

 

Que ni en public, ni en privé, Votre Révérence n'enseigne l'oraison autrement que ne le font les Exercices spirituels, sans rien y ajouter, sans rien en retrancher, puisque chacun peut y apprendre assez clairement le mode propre à la Compagnie de Jésus (1),

 

Depuis quelque temps déjà, ce P. Cordeses propageait autour de lui une oraison plus simple que l'ignatienne, plus « affective », et qui, du vivant de Borgia, avait paru inquiétante à plusieurs. L'affaire portée à Rome, Borgia, tout en réprouvant l'abus qu'on en pouvait faire, n'avait pas désapprouvé le principe de cette oraison.

 

J'apprends, avait-il écrit à Cordeses, que vous demandez à vos subordonnés des actes de l'amour de Dieu, et que vous voulez les conduire tous par le même chemin. Je loue certainement le zèle et la bonne tentative de Votre Révérence, mais prenez garde, mon Père, que tous n'en sont pas capables... Dans la prière, les uns suivent une méthode, les autres une autre, comme dit l'Epître aux Corinthiens, et parce que toutes les méthodes sont bonnes, on doit laisser la liberté d'embrasser l'une et d'abandonner l'autre, suivant les circonstances. En effet, les directions

 

(1) Bernard, op. cit., pp. 22o-221.

 

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de l'Esprit saint sont différentes, et différentes aussi les capacités des hommes (1).

 

De cette lettre à celle que le même Cordeses recevra bientôt de Mercurian, et que nous venons de citer, on voit la distance. La première permet, approuve même; l'autre défend. Borgia se règle uniquement sur les besoins particuliers de chaque âme et sur les droits souverains de la grâce; Mercurian, sur les besoins propres et sur l'esprit de la Compagnie.

Cordeses était un religieux exemplaire; il se soumit sans rechigner aux ordres de son général, mais, nous dit-on, « les Pères de sa province ne l'imitèrent pas et les discussions continuèrent ». Il y avait parmi eux, nous dit-on encore, quelques visionnaires qui entretenaient l'agitation et aussi, nous le savons par ailleurs, quelques turbulents, que la juste notion de la prière eût laissés indifférents, mais qui sautaient sur la première occasion venue de tenir tête au gouvernement central. C'est ainsi que l'on gâte souvent les meilleures causes. S'il n'avait eu affaire qu'à de vrais mystiques, Mercurian se fût sans doute montré moins expéditif ou moins absolu. Quoi qu'il en soit, les résistances qu'il rencontrait n'étaient pas faites pour ébranler chez lui une conviction déjà très arrêtée ; aussi renouvelle-t-il, à la fin de 1574, ses instructions précédentes :

 

La Compagnie, écrit-il à Cordeses, a sa fin propre ; la méthode

 

(1) Cette lettre ne dit pas assez clairement d'où pouvait venir l'abus que redoute Borgia. C'est qu'aussi bien on ne dit pas exactement ce qu'était l'oraison enseignée par Cordeses. « Affective s, l'appelle-t-on, et ce mot reste assez équivoque. Il est clair néanmoins que ce mystique devait réduire de beaucoup, et peut-être jusqu'à l'excès, l'effort ascétique dans la prière, le discours, les actes « des vertus solides ». Le British Museum a de lui un Traité de l'oraison, qui n'a pas été publié encore, ni étudié. (Cf. Dudon, op. cit., p 48.) Quoi qu'il en soit, je tendrais à croire que Balthazar Alvarez et Cordeses devaient enseigner la même doctrine, Cordeses peut-être avec moins de prudence ou d'exactitude. Comme nombre d'alumbrados, il poussait l'anti-intellectualisme fort loin. « N'était-il pas d'avis qu'il ne faut pas de savants parmi les nôtres, mais qu'il suffit d'avoir des confesseurs à demi instruits ? » Bernard, p. 192. On frémit de penser aux conséquences qu'aurait eues la victoire de cette école ; plus de Suarez, plus de bollandistes ! Un jésuite précurseur de Rancé, qui l'eût cru !

 

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de Votre Révérence et certains de ses termes ne conviennent pas à notre Institut. Elle s'étend trop sur la faveur, les goûts et la dévotion que Dieu Notre-Seigneur donne dans la méditation.

 

S'il y avait quelque outrance dans la doctrine de Cordeses, était-ce bien celle qu'indique ici Mercurian? J'ai peine à le croire et d'autant plus qu'une telle direction paraît moins contrarier celle que donnent les Exercices. Saint Ignace n'insiste-t-il pas à maintes reprises, et beaucoup plus que ne le font les mystiques, sur le bienfait des goûts spirituels, des larmes de piété et des autres « consolations » ?

 

Qu'on se contente de la manière dont nous instruit saint Ignace dans les Exercices : cet enseignement est très simple et il ne faut pas prendre occasion d'une ou deux paroles des Exercices pour insinuer une manière d'oraison qui ne soit pas conforme à notre Institut.

 

Saint Ignace, « maître d'oraison », et d'une oraison qui ne doit pas s'épanouir en contemplation : telle est manifestement la pensée du général.

 

L'oraison n'est pas la fin ni notre principale occupation, comme dans d'autres ordres religieux, mais un instrument universel dont nous nous servons, ainsi que des autres exercices, pour acquérir les vertus et exercer les ministères confiés à notre Institut (1).

 

« Tout a été créé pour l'oraison », dira bientôt François de Sales, et le jésuite Guilloré, et tous les mystiques. C'est toujours la même équivoque, si j'ose m'exprimer ainsi; faire entrer dans la notion même de prière, ou telles ou telles modalités ou diversités accidentelles comme, par exemple, le nombre d'heures que l'on donne à l'oraison. Confusion, que les excès de certains jésuites espagnols n'expliquaient alors que trop. « Sous prétexte d'oraison et de recueillement », écrivait, vers le même temps, au général le recteur d'Oropesa - et, « sous prétexte » est bien le mot juste -

 

(1) Bernard, op. cit., pp. 221-222.

 

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« on voit de ces contemplatifs qui passent la plus grande partie de la journée enfermés dans leur chambre, à lire des livres ou à s'adonner à leurs dévotions ». Ils se donnaient même un nom spécial, celui de « recollets ». Le P. Alonso Sanchez... transporte ces germes de division jusqu'au Mexique. » Autrefois la Chartreuse seule attirait ces contemplatifs - la Chartreuse de Valence est « notre teigne », écrivait-on encore, polilla nostra -; maintenant, ils rêveraient aussi de se réunir aux carmes réformés. Je dis « rêveraient », car enfin, le plus souvent, Rome ne connaît ces excès que par ceux qui les dénoncent. Oviedo, confiant naïvement à saint Ignace tout ce qui lui passait par la tête, n'aura pas eu beaucoup d'imitateurs. On reproche, par exemple, au P. Gaspar de Salazar « de s'être laissé entraîner au Carmel », hypnotisé qu'il était par sainte Thérèse. Mais non, répond-il, ou à peu près, rien de pareil. C'est beaucoup plus simple. Je n'ai que des ministères peu absorbants et, d'un autre côté, dormir ne m'est pas facile. De quoi je profite pour faire cinq ou six heures d'oraison par jour » (1) . Aurait-on préféré qu'il jouât aux cartes ? Pour beaucoup d'autres, sans doute, les soupçons étaient mieux fondés. Evidemment, on coupait le mal à la racine en déclarant que prier n'est pas la fin des jésuites. N'eût-il pas été néanmoins plus exact théoriquement et pratiquement aussi efficace, de fixer aux exercices dévots une mesure de temps, que l'ensemble des religieux ne devraient pas dépasser, sans mettre pour cela en question soit l'unité essentielle, soit la primauté de la prière ? Mais il est un peu tard pour conseiller à Mercurian de mouiller les cordes. N'oublions pas, dans notre facile sagesse, qu'il vivait sous Philippe II. L'ascéticisme est encore au berceau;. dru nourrisson aux traits déjà fortement marqués, aux poings déjà redoutables, mais qui ne songe guère à dégager la métaphysique de la cantilène qui le berce. Il grandira. Aussi bien son parrain se gouverne-t-il ici, non comme docteur,

 

(1) Bernard, op. cit., pp. 222-223.

 

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mais comme chef, moins soucieux de trancher une controverse doctrinale que de maintenir dans sa ferveur et dans sa pureté originelle, contre les excès de droite et de gauche, l'Institut dont il a la charge.

 

II. - Le spirituel le plus apprécié de la province de Castille était alors « incontestablement le P. Balthazar Alvarez (1533-158o), qui, depuis 1567, dirigeait le noviciat de Medina del Campo et qui, à peine âgé de vingt-six ans, avait été le confesseur de sainte Thérèse (1) ». S'il avait si curieusement tardé, comme nous l'avons vu, à prendre contact avec les Exercices, sa première formation religieuse, plus ascétique que mystique, n'eût pas été, je crois, de nature à inquiéter Mercurian. On le devine plus ou moins gêné et d'une ferveur sans allégresse. Peu à peu néanmoins, et manifestement sous l'inspiration de la grâce, il commence à abandonner l'oraison discursive, pour recevoir « un coeur nouveau et agrandi, détaché des créatures, épris du seul éternel, si éclairé sur les choses divines qu'il y trouvait la force, le repos et une jouissance semblable à celle des bienheureux » (2).

C'est lui-même qui parle ainsi, et nous rencontrerons bientôt, dans les confidences du P. Crasset, une métamorphose toute pareille ; ce même sentiment de libération, de détente, d'épanouissement. Cette oraison, sur laquelle Alvarez devra bientôt s'expliquer, mais qui lui paraissait alors la chose la plus simple du monde, il la propage autour de lui ; et l'on constate sans tarder qu'elle produit « des fruits remarquables de renouvellement ». D'ici, de là, parmi ses disciples, réguliers ou séculiers, quelques indiscrétions peut-être. Comme le dit excellemment le R. P. Dudon : « Dans un mouvement créé par l'influence puissante d'un directeur éminent, comment imaginer que tous les disciples se tinrent, toujours et très exactement dans la pensée du maître? Ce

 

(1) Dudon, op. cit., p. 139.

(2) Bernard, op. cit., p. 193.

 

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serait miracle (1). » Assurément rien de grave. Un des jésuites les plus considérables de ce temps-là, et l'un des plus hostiles aux innovations de tout genre, le P. Gonzalez Davila, parcourant en qualité de visiteur les provinces d'Espagne, est émerveillé de l'action bienfaisante d'Alvarez. « Direction modeste, persuasive, pacifique », écrit-il, en 1 568 ; « et il propose de réunir sous sa direction les novices et les pères du troisième an de toute l'Espagne. En 157o, l'enchantement dure encore ». Davila constate chez Alvarez lui-même de nouveaux progrès :

 

Ce qu'il y avait autrefois en lui d'étroitesse et de recueillement excessif l'a abandonné, ainsi que le besoin de tout redresser. Le Seigneur lui a élargi le coeur. Il est grandement aimé de tous ceux qui ont rapport avec lui, à cause de la suavité et de la solidité que Notre-Seigneur lui a données pour former les autres; et ceux qui sortent de ses mains se font remarquer par l'esprit religieux, bon et solide, avec lequel ils progressent. Pour ce ministère qui est si important, le P. Balthazar me semble se perfectionner de jour en jour. C'est un serviteur fidèle et prudent (157o) (2).

 

Davila ne parle ici qu'à bon escient. Comme il était de règle dans la Compagnie, Alvarez et ses disciples n'ont rien caché au Visiteur de leurs dispositions les plus secrètes. La méthode est donc ici justifiée, louée autant que le maître. Aussi est-on d'abord assez étonné de voir ce même Davila changer peu à peu de sentiments à l'endroit d'Alvarez, et bientôt faire cause commune avec ceux des jésuites espagnols qui auraient voulu arrêter la propagande de cet illuminé prétendu. Mais le mystère se dissipe assez aisément. En vérité, ce n'est pas d'abord sur le problème de la prière, mais bien plutôt sur des questions de pure discipline que se heurtent ces deux hommes. Délégué par son général,

 

(1) Dudon, op. cit., p. 37.

(2) Bernard, op. cit., pp. 198-199. Alvarez étant venu à Rome en 1571, sa doctrine avait paru si conforme à l’Institut, et sa vertu si haute, que les Pères de Rome auraient voulu lui confier la direction de leurs propres novices (Ib., p. 194).

 

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Davila porte la responsabilité d'un ordre religieux parvenu, si l'on peut dire, à l'âge ingrat. Équilibre, sens pratique, modération, humanité, il a toutes les qualités d'un grand supérieur. Alvarez, moins pondéré, plus chimérique, moins apte au gouvernement, porté comme les autres alumbrados à trop exiger soit de lui-même soit d'autrui, et peut-être aussi d'une intelligence à peine au-dessus de la moyenne. L'administration ferme mais condescendante du Visiteur lui paraissait molle, et il s'en plaignait souvent en haut lieu, jusqu'à fatiguer le général et son entourage. Ainsi jadis Ignace irrité par l'idéal trop sublime qu'Oviedo voulait être celui de la Compagnie. Cette résistance n'avait rien à voir avec l'oraison d'Alvarez, mais elle ne pouvait manquer de rejaillir en quelque manière sur elle, et dans la pensée de Davila, et dans celle des supérieurs majeurs. François de Sales montrera bientôt que la mystique n'est pas brouillée avec le bon sens, et Port-Royal montrera, de son côté, que rigorisme et anti-mysticisme peuvent faire bon ménage. Mais au temps de confusion où présentement nous sommes, il est assez naturel que, sans y regarder de si près, on ait suspecté en bloc, puis condamné, comme également morbides, et la rigueur chimérique d'Alvarez et son oraison.

Nommé en 1573 assistant d'Espagne, et, en cette qualité, résidant à Rome auprès de Mercurian, on peut croire que Gil Gonzalez Davila, ainsi prévenu, n'aura pas été étranger aux graves décisions qui vont être prises contre l'oraison d'Alvarez. L'initiative des mesures de répression ne vient pas de lui, mais il n'aura rien fait ni pour en adoucir la dureté ni, chose beaucoup plus fâcheuse, pour en limiter la portée doctrinale. Les premiers coups, en somme bénins, furent portés en 1574 par le P. Jean Suarez, provincial de Castille. Une exhortation qu'on nous a conservée de lui, montre clairement qu'il se faisait l'idée la plus confuse et, sit venia verbo, la plus fausse de cette prière sur laquelle il avait à se prononcer. Pour définir son état d'esprit, je ne saurais faire mieux que de le comparer à celui de M. le baron

 

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Seillière. A la formule près, qui dénote une civilisation beaucoup plus avancée et germanisée, le P. Balthazar lui paraissait infecté de cet impérialisme mystico-romantique, à base d'orgueil et d'érotisme dont les innombrables ouvrages de M. Seillière nous ont révélé le venin. Si le P. Balthazar détendait les contraintes de la méditation discursive et se refusait à confondre ascèse et prière, c'était, pensait le P. Jean Suarez, pour que la sensualité dévote, ayant par là le champ libre, pût s'exalter à plaisir.

 

La sûreté, disait-il, n'est pas ès sentiments et goûts spirituels, ni en la satisfaction de soi-même, ains en la vraie obédience à l'Eglise et à notre Religion (Institut). Car nous en avons vu plusieurs, fort réjouis intérieurement, fondre en larmes et sentiments qui étaient pipés, à raison qu'ils suivaient comme Saül leur propre jugement, qui est un démon volontaire, séminaire d'erreurs, source d'hérésies.

 

En quoi, si j'ose encore dire, le bon Père ne fait qu'enfoncer solennellement des portes ouvertes. Il ne s'agit ici, ni de préférer la sensibilité à la raison, ni d'opposer le propre jugement à l'obéissance. Alvarez le lui avait expliqué déjà et fort clairement.

 

Cette communication de Dieu et sa présence, disait-il, ne consiste principalement et essentiellement ès choses sensibles... Qu'on tâche de parler de ces sentiments en termes communs et usités des saints, sans les exagérer, et qu'on n'y entre sans respect,

 

c'est-à-dire sans une certaine défiance,

 

car plusieurs qui s'y sont fié ont éprouvé de grosses pertes. On doit prendre ces choses comme n'étant les principales...

 

Pulvérisant de point en point le réquisitoire par trop sommaire du Provincial, il disait encore

 

que le gouvernement de l'âme ne doit être principalement par ces mouvements ou sentiments, ains par l'instruction de la foi et de l'Eglise.

 

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et, comme s'il eût deviné les anxiétés de M. Seillière,

 

il est vrai, poursuivait-il, qu'avec cela le Saint-Esprit émeut les coeurs et les enseigne, dont le mouvement n'est jamais contraire aux bonnes moeurs, ni aux préceptes de l'Eglise. Néanmoins, il ne faut jamais tenir pour règle infaillible que ce que représente ce sentiment soit de Dieu (1).

 

Jean Suarez avait lu ces textes, mais sans les comprendre. Il continue donc à fustiger un homme de paille et, se carrant dans ce quiproquo fondamental, il fait appel fort joliment à son expérience personnelle en matière d'impérialisme mystique.

 

Comme je l'ai vu à Séville, oit il y avait un hérétique appelé Julien Villeverd, député par les siens pour conférer avec les hérétiques, qui étaient lors couverts en Espagne.

 

Agent de liaison, vrai ou prétendu, entre alumbrados et luthériens.

 

Il fut pris, et les inquisiteurs me députèrent pour traiter avec lui. Je lui gagnai le coeur et, lui disant que je désirais son salut, il me répondit qu'il souhaitait aussi le mien, mais je pensais me sauver par ce que l'Eglise enseigne, et lui parce que bon lui semblait, il parlait avec un grand sentiment des choses divines, et parfois les larmes aux yeux, disant : Béni soit Dieu qui nous console en notre tribulation ! Et, se contentant de sa voie,... pensant que le Saint-Esprit lui rendait un témoignage au dedans qu'il cheminait bien, et il n'y avait que son propre esprit aveugle et obstiné.

Il fut brûlé tout vif, avec tant de larmes et tendresses que chacun s'en étonnait, mais les plus accorts découvrirent que Satan s'était transfiguré en ange de lumière pour le piper et endurcir. Il n'y avait que cette seule différence entre lui et nous qu'il se guidait par sa fantaisie, et nous, par l'obédience à l'Eglise que le Saint-Esprit gouverne ; mais le propre jugement est séduit par le diable qu'ils appellent de midi (2).

 

(1) Dupont, Vie du P. Balthazar Alvarez (traduction de Gautier), Paris, 1623, pp. 359-36o.

(2) Dupont, op. cit., pp. 485-486.

 

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Cette page vaut son pesant d'or. Quoi qu'il en soit du pauvre Villeverd, victime peut-être d'une erreur judiciaire -car enfin, nous n'entendons ici qu'une cloche !-remarquez, je vous prie, l'invraisemblable théologie de Jean Suarez (ce n'est pas le grand François). Ne semble-t-il pas croire, en effet, que, depuis la fondation de l'Église, le Saint-Esprit a, pour ainsi dire, pris sa retraite, et qu'il s'interdit désormais d'agir directement sur les âmes. Si bien qu'il faudrait rayer de nos prières et abandonner aux hérétiques le Veni, creator spiritus? Que, d'ailleurs, le jugement propre ne suffise pas à garantir l'authenticité des inspirations particulières et que, par suite, nous devions désobéir à celles-ci dès qu'elles se trouvent contraires aux décisions de l'Église, nous venons de voir que le P. Alvarez ne songe pas à le nier. Mais que toute la vie intérieure du croyant soit uniquement dirigée par l'autorité du Pape ou du Supérieur, autant soutenir qu'il n'y a plus de vie intérieure pour les catholiques. Ici, d'ailleurs, se manifeste avec une naïveté pathétique l'étrange phobie dont nous avons tantôt surpris la genèse. Parce qu'il estime que Dieu est le grand maître de l'oraison, Balthazar Alvarez fait figure d'illuminé aux yeux du Provincial de Castille, et comme l'Inquisition guette les jésuites, on le voit déjà « brûlé tout vif ». Pendant cette « bourrasque », écrit le P. Dupont, disciple et biographe d'Alvarez, on le tenait, « pour un ignorant qui se laissait séduire et abuser et qui trompait les autres; car, ne sachant le haut don d'oraison que Notre-Seigneur lui communiquait, ils l'estimaient (ce don) de Satan transfiguré en ange de lumière, et le:pressaient de prendre une autre voie. Il y en eut même qui le menacèrent d'en avertir la sainte Inquisition, craignant peut-être qu'il n'eût quelque erreur des Illuminés » (1). Dupont n'en dit rien, et pour cause; mais, parmi ces agités devait se trouver plus d'un jésuite. Jean Suarez? Non certainement. Il ne voulait que guérir ce malheureux Balthazar et le sauver du

 

(1) Dupont, p. 444.

 

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bûchez. Il lui demande donc de rendre compte de son oraison par écrit. Dans ce mémoire, qui nous est connu, Alvarez « se défend respectueusement, mais vivement, il revendique le droit de suivre cette voie. Un supérieur (explique-t-il) ne saurait intervenir en cela que par manière d'examen et d'épreuve. Prendre sur soi de corriger l'Esprit Saint serait usurper, et Ossuna, dans son Abecedaire, va jusqu'à dire qu'à un supérieur capable d'une telle témérité, Dieu abrégerait la vie, s'il ne revenait sur sa décision (1) ». Suarez n'avait pas moins de bon sens que de bonne volonté. Cette menace d'une mort soudaine l'aura peu impressionné. Je ne crois pas non plus qu'il ait bien compris les explications du mémoire, lequel d'ailleurs est assez obscur par endroits. On voit bien, par ce qu'il dira plus tard, que tout cela est pour lui de l'hébreu. Mais, en homme sage et bon, il accorde au suspect le bénéfice de sa propre ignorance à lui, Suarez. Et puis un religieux aussi fervent qu'Alvarez ne pouvait être suppôt de Satan, comme Villeverd. Après cet échange d'objections et de répliques, le provincial ni n'approuve, ni ne condamne. Apaisé, sinon rassuré, il ferme les yeux. Le brave homme, avant qu'il rentre dans la coulisse, disons-lui un mot d'amitié. Évidemment, sa petite chandelle n'est pas un phare. Il est de ceux, nombreux après tout, qui laissent les questions oit ils les prennent. Mais il est aussi de ceux qui, par défiance de leurs propres lumières, par bonté, par une sorte de libéralisme inconscient, évitent les grandes sottises. Même dans la prison de Villeverd, il garde sa bonne figure. Nous nous imaginons peut-être qu'à sa place, nous aurions procuré l'évasion de ce malheureux. Mais ce n'est pas Suarez qui l'a condamné au feu. Il l'assiste du mieux qu'il peut, il le console et, tout en le secouant sur les principes, il lui témoigne une affection qui certes n'était pas jouée. Près du bûcher, s'il ne pleure pas, il a le coeur gros. Également irréprochable jusqu'ici dans sa conduite avec Alvarez.

 

(1) Bernard, op. cit., p. 219.

 

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En le questionnant, en le harcelant comme il fait, il remplit son devoir de supérieur et avec une humanité parfaite. Il écoute, et même lorsque Balthazar prend sa parabole d'illuminé, il ne bronche pas. Un autre aurait brisé, dès les premiers mots, un prévenu parlant de si haut. Moins il est convaincu, plus il est magnanime. Ce qui domine en lui c'est encore le respect de l'homme de Dieu, et, sans qu'il y pense, le respect des droits de l'esprit. Son intelligence est sceptique, son coeur ne l'est pas. Quand il ne sera plus seul chargé de l'affaire, on verra la différence.

 

III. - Bien que jusqu'ici, les historiens ne semblent pas l'avoir remarqué, ce sont là de pauvres duels. Ils s'engagent, ils se poursuivent, comme ils se dénoueront, dans le vague. De part et d'autre, des sentiments, des tempéraments s'affrontent, plus que des raisons. Nous avons vu que les coups du P. Suarez portent souvent dans le vide, et nous avons laissé entendre que de cette dialectique incertaine la faute n'incombait pas au seul Suarez. La cohérence n'est pas non plus la qualité maîtresse des apologies tâtonnantes qu'Alvarez doit soumettre à ses juges, excusable en cela, du reste, puisque ce n'est pas lui qui a engagé le débat. Songez plutôt à son extrême embarras. On lui demande de définir son oraison et, ce faisant, on suppose au préalable qu'il a sur ce sujet une doctrine raisonnée, précise, construite de longue main à grand renfort de déductions, et qu'il enseigne à la manière des philosophes ou des géomètres. Comme si l'on demandait à un alpiniste la description exacte des mouvements musculaires qui jouent dans ses ascensions ; mieux encore, c'est comme on demanda jadis à l'aveugle-né un témoignage médical sur le miracle qui l'avait guéri. Je ne sais qu'une chose, répondront-ils l'un et l'autre : J'arrive à la pointe du Cervin, dit le premier; et le second : J'étais aveugle et je vois. Pour le reste, expliquez-le comme il vous plaira. Le fait est là, et il me suffit. Ainsi Balthazar : pendant quinze ans, ma prière se passait toute en efforts ascétiques, et j'en

 

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sortais la tête comme le coeur vide ; maintenant je me prête, je me laisse à la grâce qui prie en moi, et dont l'action ne peut être que religieuse, que bienfaisante. D'où le peu de science, empirique et presque négative, que je communique à mes novices. De la prière, je sais beaucoup mieux ce qu'elle n'est pas que ce qu'elle est : ou plutôt, ce qu'elle est me paraît d'une telle simplicité, d'une telle nécessité, que je ne me tourmente ni à l'approfondir ni à la défendre.

Néanmoins on le somme de s'expliquer, de construire. Mais ici remarquez, devinez le piège d'incohérence, de contradiction, où va se prendre presque fatalement ce logicien ingénu. Cette prière, qu'il dit toute simple, qui l'est, en effet, et, dans l'ordre surnaturel, comme naturelle, dès qu'il tentera de la décrire, il mettra précisément en relief ce par quoi elle cesse d'être simple et commune, je veux dire les perfections accidentelles qu'elle n'exige aucunement, dont elle se passe, mais enfin qui la rendent plus éclatante. C'est qu'aussi bien, favorisé lui-même de grâces particulières - contemplation au sens fort du mot; visions; prophéties (1) - il fait naturellement entrer dans sa définition ces éléments, qu'il discerne en effet dans sa propre prière, qui font plus ou moins bloc avec celle-ci, et qui néanmoins n'appartiennent pas du tout à son essence. Et le voilà du coup en dangereuse posture devant qui lui reproche, non pas d'avoir lui-même des extases, mais d'initier à une oraison extatique, les premiers novices venus. D'où l'incohérence que nous regrettons. Il passera tour à tour de sa propre prière à la prière en soi, affirmant, tantôt que la prière qu'il enseigne doit être précédée d'une longue préparation ascétique, et tantôt qu'à cette même prière les débutants sont appelés comme les parfaits.

De ces deux affirmations quasi contradictoires, quelle est celle qui représente exactement la vraie pensée d'Alvarez? La seconde sans doute, me semble-t-il, mais c'est néanmoins

 

(1) Sur les grâces exceptionnelles dont le P. Alvarez fut favorisé, cf. Dupont, op. cit., pp. 138-168.

 

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la première qu'on tente parfois de lui imposer. Ainsi avait fait déjà son premier biographe, le P. Dupont, soucieux de donner raison tout ensemble et au P. Alvarez et à ceux qui l'ont condamné. « Cette oraison si relevée », écrit-il, et donc extraordinaire La grâce, dit-il encore, l'ayant maintenu longtemps « en la manière ordinaire d'oraison par discours et méditation », l'éleva enfin à une « oraison plus qu'héroïque de quiétude et union » et à une « parfaite et calme contemplation » (1). On voit, j'espère, avec quelle habileté candide l'apologiste élude le vrai problème et fausse tout le débat. Que l'oraison personnelle d'Alvarez ait dépassé de beaucoup le niveau commun, nul n'en peut douter; mais que, dans la direction qu'il donnait à ses novices, il n'ait pas vu de milieu entre cette oraison extraordinaire, héroïque, rarissime, et l'oraison proprement discursive, c'est toute la question.

Et, bien posée, elle se résout d'elle-même. Quoi qu'il en soit de tels obiter dicta embarrassés, équivoques, la doctrine d'Alvarez nous est clairement révélée par les arguments qu'il apporte pour la défendre, et qui supposent tous qu'il

ne s'agit pas seulement ici des hauts états de l'oraison, mais de l'oraison en soi.

 

Le Fils de Dieu, écrit-il, par exemple, et en s'appuyant sur la Somme, nous a été donné pour nous, et afin que nous jouissions de lui-même dès cette vie.

 

Jouissance est pour lui synonyme, non pas de consolation sensible, mais d'adhésion directe, d'union, et, comme tel, s'oppose aux exercices de l'ascèse.

 

D'où s'ensuit le grand aveuglement et folie d'aucuns, qui sont toujours en peine de chercher Dieu, soupirent pour le trouver, criant en l'oraison afin qu'il les oye ; et ils ne remarquent pas qu'ils sont les temples vivants... où véritablement ce Souverain Bien habite... et ils ne s'étudient pas d'en jouir. Celui-là n'est-il pas insensé qui cherche bien loin hors de sa maison ce qui est en dedans ?

 

(1) Dupont, op. cit., p. 145.

(2) Ib., 126-127. Le P. Dudon fait sienne l'interprétation de Dupont.

 

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François de Sales ne parlera pas autrement. Comme tous nos maîtres, Alvarez fonde sa philosophie de la prière sur le dogme de la grâce sanctifiante. Or cette grâce, imagine-t-on qu'il en fasse le privilège de quelques extatiques? Et c'est bien aussi déjà notre distinction entre ascèse et prière : l'ascèse cherche, la prière a trouvé ; et, ayant trouvé, elle peut cesser les efforts ascétiques par où l'on cherche. Distinction et échelle de valeurs qui n'ont rien de téméraire. Alvarez les trouve dans saint Thomas.

 

Le même saint.., dit : « Encore que ce soit signe d'aimer Dieu que d'endurer volontiers pour lui,

 

par des actes ascétiques d'abnégation,

 

toutefois un signe plus exprès c'est, omettant toutes choses qui appartiennent à cette vie, de s'éjouir avec lui en l'oraison ; d'où appert que jouir de Dieu (s'unir à lui) c'est le fruit commun des bienheureux du ciel et des justes de la terre (1).

 

De tous les justes, et non pas des seuls extatiques. L'oraison qu'il prétend défendre est si peu extraordinaire qu'elle n'exclut pas le « discours » ; d'ailleurs, toute prête à l'interrompre par ces pauses mystiques, où la vraie prière prend son essor.

 

D'autres fois je discours en l'oraison, selon les instructions intérieures, tantôt me taisant et me reposant : ce silence en sa présence avec repos est un grand trésor,

 

pour les débutants comme pour les parfaits. Quelle juste raison en effet de l'interdire aux premiers? Vous pensez qu'ils feraient mieux de s'entraîner à la perfection, selon les règles de l'oraison discursive. Mais prenez donc garde que, ces pauses les unissent à la source même de toute perfection.

 

(1) Dupont, pp. 132-133 ? Cf. plus loin « Saint Thomas, en l'opuscule 6, reprend ceux qui passent leur vie à chercher Dieu et jamais à en jouir, desquels il dit que les exercices sont de moindre perfection... Celui qui ignore avoir ce bien en soi est inquiété de son propre désir, qui ne comprend point qu'il a ce qu'il cherche... » Ib., p. 136.

 

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Car toutes choses parlent au Seigneur, et sont ouvertes à ses yeux ; mon coeur, mes désirs, mes fins, mes épreuves, mes entrailles, mon savoir et mon pouvoir; et les yeux de Sa Majesté divine peuvent épurer mes défauts, échauffer mes désirs et me donner des ailes pour voler, lui qui aime plus mon bien et son service que moi-même  (1).

 

Et plus nettement :

 

Ores qu'il n'y ait point de discours ordinaire, il y a des demandes... Durant que Notre-Seigneur accoise l'âme, tout est exercice de vertu avec demande, non en l'acte signifié, ains en l'acte pratiqué... Car que ne demande point une âme qui se tait en la présence de Dieu ?... Celui qui est aux portes de Dieu avec foi croit que tout son bien lui doit venir de là. Il aime, il s'humilie et s'exerce et, allant par la voie de Dieu, quittant les siennes, il rencontre toute sorte de bien (2). Par un moyen secret, on demande sans dire mot, afin de s'occuper en ce qui plaît à Dieu, à cause qu'on gagne mieux la volonté du Seigneur qui le doit donner (3).

 

Quant aux défauts que l'on redoute si fort - orgueil, paresse - ils ne viennent pas de l'oraison elle-même,

 

ains de la faiblesse, indisposition ou imperfection du sujet, lequel il faut corriger et amender, mais, pour cela (pour autant) la manière n'est pas mauvaise, et les mêmes défauts arrivent ordinairement à ceux qui usent de discours, et quelquefois de pires. Parce que la vanité se mêle davantage des choses qui sont avantageuses de la part de l'entendement ; néanmoins, encore qu'un ou plusieurs abusent de quelque sorte d'oraison que. ce soit, elle n'est pas pour cela mauvaise ni à rejeter, car on laisserait aussitôt les méditations et fréquentes communions, à cause de ceux qui en abusent (4).

 

Mais il y a plus explicite encore, et plus décisif. D'après le P. Balthazar, écrit le P. Dudon, « il convient à tous ceux

 

(1) Dupont, p. 134.

(2); Ib., pp. 137-138. « Cette sorte d'oraison n'est pas cesser d'agir, mais de faire beaucoup », p. 456.

(3) P. 464.

(4) P. 46o.

 

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dont la tête est faible, de commencer par l'oraison de silence, même s'ils sont au début de la vie spirituelle; même si Dieu ne les a pas mis encore dans (les hauts états de) cette oraison » (1). Le moyen après cela de nous présenter cette oraison comme extraordinaire, réservée à une poignée de parfaits ? Toutefois il est bon, au début, « d'engager tout le monde, intellectuels et mystiques; sains et faibles d'esprit, à « quelques réflexions très douces », et qui s'orientent d'elles-mêmes vers le silence ; « sinon ils seraient emportés par les distractions » (2). Trois étapes donc : d'abord, un essai « de discours », selon la méthode ignatienne, effort ascétique, mais aussi peu appliqué, aussi peu tendu que possible, et ne demandant qu'à se détendre (3) ; puis des essais de silence, essais permis, conseillés à tous et « dès le début », par où l'on s'achemine insensiblement vers « l'oraison de silence » proprement dite, vers un recueillement d'état : grâce plus haute sans doute, et qui, d'ordinaire, n'est pas donnée aux débutants, mais qui n'en reste pas moins le terme normal de l'oraison. Pour les à-côté de la prière, grâces exceptionnelles, visions, extases, l'argumentation d'Alvarez n'en fait pas état.

 

(1) Si les maux de tête surviennent, Alvarez veut qu'on suspende cette oraison, mais, dit-il aussitôt, cette manière de prier, bien loin qu'elle cause « de soi cette débilitation, au contraire, elle n'est pas si pénible que le discours », p. 462.

(2) Dudon, op. cit., p. 5o.

(3) Notons, à ce propos, l’idée singulière, mais très répandue, que les critiques d'Alvarez se faisaient du travail intellectuel dans la prière, idée qui s'insinue parfois, et s'étale même naïvement dans les écrits des ascéticistes contemporains, du P. Watrigant par exemple. On part de ce principe que le jésuite est voué à la prédication. D'où l'on conclut que sa prière elle-même doit l'aider à enrichir ses fiches de prédicateur. Par où l'on revient à ce fantôme d'une prière sui generis, réservée à l'usage des apôtres. Un chartreux n'ayant pas à prêcher, peut négliger le « discours » ; un jésuite n'en a pas le droit. Alvarez discute fort bien ce problème. Il avoue naturellement que l'oraison, telle qu'il la comprend, est peu enrichissante pour l'esprit, mais, dit-il, « Si l'on n'en sort avec plus de concepts, l'on en revient avec plus de vertus ». « Penser à tirer de belles conceptions, cela se peut faire en d'autres temps, et vaut mieux exprimer de l'oraison la ferveur et l'esprit, pour dire ce qu'ils ont autrefois pensé (p. 462). Il veut dire que la prédication n'y perdra rien : le moment venu d'exploiter un thème oratoire, la ferveur persistante de l'oraison nous aide à réaliser ce thème. Cf. p. 461. Je connais un prêtre qui se défend scrupuleusement d'utiliser dans sa prédication les « lumières » de son oraison.

 

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Prenons donc les faits tels qu'ils sont : si les enquêteurs vont éplucher les papiers spirituels d'Alvarez, c'est beaucoup moins pour apprendre et contrôler les grâces particulières, dont est favorisé le saint homme que pour y discerner les linéaments, jusque-là plus ou moins confus, de sa doctrine. S'il n'avait qu'à raconter ou qu'à défendre son oraison personnelle, on le laisserait tranquille, car on sait parfaitement que ses extases ne lui tournent pas la tête, qu'elles ne paralysent pas chez lui le souci des « vertus solides ». Non, dans ce beau procès, Alvarez n'est pas sur la sellette en sa qualité d'extatique, mais en sa qualité de maître. Rien ne prouve qu'il y ait eu parmi ses disciples une épidémie d'extases. Ce qui est donc en cause ce n'est pas le degré d'union mystique où il est enfin parvenu lui-même ; c'est l'oraison, beaucoup moins sublime, et néanmoins déjà foncièrement mystique, non pas ennemie du discours, mais plus unitive que discursive, qu'il enseigne aux jésuites de Castille, que d'autres spirituels de la Compagnie enseignent aussi, vers ce même temps, et qu'enseignera plus tard le P. Lallemant (1). Cette oraison, Alvarez la regarde comme ordinaire; ses juges, comme extraordinaire et, par suite, comme dangereuse, comme une prime au relâchement, à la paresse, aux folies ou aux révoltes de l'illuminisme. Pour Alvarez, cette oraison, c'est la prière même, telle que la prépare normalement l'effort ascétique où les Exercices nous invitent; pour les juges d'Alvarez, c'est là une façon de prier qui, bonne peut-être pour d'autres, ne saurait être permise à un jésuite parce qu'elle est formellement contraire à la philosophie ignatienne de la prière (2). L'enjeu du débat ainsi nettement fixé, reprenons notre récit.

 

(1) Alvarez n'apparaît pas ici «comme un maître isolé, parmi les jésuites castillans, ses contemporains. En certains passages de ses mémoires, il s'appuie formellement sur les conclusions délibérées par les Pères du collège de Plasencia, sur les écrits du P. Plaza et sur les instructions du célèbre P. Martin Guttierez, le saint préposé de la maison professe de Valladolid, qui fut martyrisé par les calvinistes du Midi, etc..., etc... ». Midou, op. cit., pp. 47-48.

(2) J'ai plaisir à citer ici un paragraphe excellent du R. P. Dudon. « Assurément le R. P. Alvarez était un saint trop authentique, pour méconnaître la place de l'abnégation dans la vie spirituelle. (C'est là néanmoins tout ce qu'on lui reproche.) Il pratiquait le renoncement de lui-même  en perfection; il en inculquait la pratique à ses pénitents... Sainte Thérèse en témoigna... Mais il pensait que les diverses formes de l'oraison mystique n'étaient pas, en droit, des raretés concédées par le Saint-Esprit à quelques privilégiés bien comptés. (A merveille, mais pourquoi le R. P. Dudon juge-t-il, en un autre lieu, « extraordinaire », l'oraison enseignée par Alvarez?) A son avis, la forte abnégation prêchée par les Exercices et les Constitutions devait s'épanouir comme infailliblement, vu la munificence divine (je dirais plus simplement, vu le dogme de la grâce sanctifiante) dans les dons de l'oraison mystique. Loin de lui paraître un obstacle à cette logique surnaturelle, la vie apostolique des ouvriers de la Compagnie de Jésus lui semblait au contraire une raison de plus pour que le Seigneur répandit dans l'Ordre, avec abondance, les faveurs d'une oraison plus haute s (op. cit., p. 33). Bien qu'il reste fidèle au lexique de l'ascéticisme, le P. Dudon ne pouvait en somme plus exactement définir la philosophie contraire. Ces quelques lignes suffiraient à ruiner tout le système du P. Watrigant.

 

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IV. - Nous avons laissé le provincial Jean Suarez, non pas converti à l'oraison du P. Balthazar, mais provisoirement apaisé (1574). Un an se passe, et soudain un nouvel orage : « le procès monstre » des Alumbrados de Llerena (1575). N'est-ce pas là l'occasion que guettent les ennemis de la Compagnie, pour en finir avec elle? On peut se le demander sans témérité. Jean Suarez tremble de nouveau. Mais, désireux de rappeler ses frères à la prudence, chose curieuse, il ne trouve rien de mieux que de confier au P. Balthazar la rédaction « d'un petit traité de la manière qu'il faut parler des choses spirituelles, conformément à la vérité et à l'esprit de l'Église »(1). Jolie manoeuvre et à double détente. D'une part, en effet, suspect de quelque rusticité en matière spirituelle, le prestige d'Alvarez aiderait le provincial à éclairer et tout ensemble à rassurer les enthousiastes de ce maître; et, d'autre part, ce maître lui-même. Suarez aurait ainsi le moyen de le justifier une fois pour toutes aux yeux des supérieurs majeurs. Aussi envoya-t-il le mémoire d'Alvarez à Rome, mais, nous dit-on, l'Assistant qui le reçut, et qui peut-être ne se hâta pas d'en prendre connaissance, « jugea qu'il était superflu d'imposer au Général l'ennui de lire un aussi long écrit » (2). Vingt pages, pensez donc ! (3)

 

(1) Dupont, op. cit., p. 35.

(2) Bernard, op. cit., p. 234.

(3) Dans la traduction française, Dupont, pp. 351-369.

 

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Inutile, ici encore, de lever les bras au ciel. Le Général ne pouvait tout de même pas examiner du matin au soir l'oraison de quelques jésuites d'Espagne. La Curie n'est pas une académie de spiritualité. A quoi bon, d'ailleurs, recommencer l'examen? Leur siège était fait. N'avons-nous pas les Exercices, où se trouve réponse à tout? « Mis au courant par un rapport oral », Mercurian ordonne une fois de plus qu'on doit « s'en tenir aux méthodes d'oraison en usage dans l'Ordre, et enseignées par saint Ignace; et c'est la commission expresse qu'il donna au visiteur de Castille, le P. Diego de Avellaneda (Mai 1577) (1).

Celui-ci, raconte le saint P. Dupont, ordonna au P. Balthazar « qu'il lui baillât à l'instant tous ses papiers, parce qu'il les voulait voir et examiner. Il les lui délivra avec une telle soumission qu'il semblait être un novice, sans dire un seul mot, pendant qu'il les eut en sa puissance, et comme d'autres personnages de vertu et de savoir lui parlaient de cela, il s'en taisait et l'endurait, se laissant sonder, examiner et mépriser, montrant en tout cela sa rare humilité et patience. On procéda, nous assure-t-on, « avec sincérité et désir de rencontrer le point juste ». Sans doute, mais un peu tambour battant. Le Visiteur était pressé d'en finir, c'est-à-dire de condamner. Aussi faisait-il flèche de tout bois. Le P. Dupont qui, très charitable, essaie de donner raison à tout le monde, avoue lui-même expressément qu'on « suscita quelques faux témoignages .. » contre l'accusé, notamment « un fait bien grief que certains Pères avaient machiné contre lui par un bon zèle » (2). C'était peut-être la revanche des médiocres. Il se taisait, « hasardant son honneur pour l'amour de Dieu » et sentant bien, j'imagine, que, pour l'instant, la partie était perdue. « Une personne à laquelle il se livrait beaucoup ne l'entendit jamais se plaindre à ce sujet. Et comme elle lui demandait ce qu'il ressentait au

 

(1) Bernard, op. cit., p. 234.

(2) Dupont, op. cit., pp. 445-45o.

 

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fond de son âme, il se contenta de répondre : Je sens; mais il n'ajouta pas un mot d'amertume » (1).

La sentence ne se fit pas attendre longtemps. C'est une condamnation catégorique, et qui ne laisse la porte ouverte à aucun adoucissement. Balthazar Alvarez devra désormais, non seulement « montrer plus d'estime et d'affection à la méthode d'oraison enseignée dans les Exercices », mais encore suivre « absolument », et pour lui-même et pour tous ses dirigés, cette même méthode, « la Compagnie n'en permettant aucune autre ». Claire sentence, et, d'ailleurs, si grave, que, depuis le P. Dupont jusqu'à nos jours, les historiens de l'Ordre ont essayé d'en atténuer la rigueur plus que déconcertante. Jamais, affirment-ils, on n'interdit au P. Alvarez d'user pour lui-même de l'oraison contemplative. Mais que peuvent-ils, écrit courageusement le R. P. Dudon, contre des faits aveuglants. « L'interdiction eut lieu » ; nous avons « les textes formels par lesquels elle fut signifiée à l'intéressé ». Il n'est pas moins vain, continue le même historien, de vouloir laisser au seul Visiteur la responsabilité de cette mesure. Avellaneda était certes d'une nature peu équilibrée, violent même. Au cours de cette même visite, il traitera, comme un petit garçon, la plus haute gloire théologique de son Ordre, le P. François Suarez. A plusieurs reprises, de justes plaintes seront « portées à Rome contre la dureté de certaines de ses paroles ». Mais, quand tout est dit sur les travers de l'homme, force est bien de reconnaître qu'à la manière et au style près, qui en somme n'importent. guère, il a suivi de point en point les directions, et traduit exactement la pensée du Général.

 

(1) Bernard, op. cit., pp. 235-236, Dupont, p. 54. Alvarez fut aussi prié parle Visiteur « de rédiger un troisième rapport et de préciser nettement en quoi il se distingue de ces alumbrados. Le P. Paul Hernandez avait été qualificateur du Saint-Office de Séville ; on lui demanda son avis : « Il saurait quel péril pouvait engendrer ce langage » ; le fameux théologien François Suarez juge que le mémoire du P. Balthazar est « mauvais et dangereux » ; le P. Ripalda rédigea, lui aussi, une censure ». Bernard, op. cit., pp. 236-237. Il faudrait connaître les considérants qui appuient le jugement de ces deux grands hommes. Sur le fond, la doctrine d'Alvarez paraît inattaquable. Mais telle de ses formules méritait peut-être d'être redressée.

 

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Tout ce que V. R. m'a écrit, lui répond Mercurian, m'a paru fort bien; qu'elle continue A ARRACHER cette manière d'oraison.

 

C'était la mission expresse qu'avait reçue Avellaneda, le fruit principal que l'on attendait de sa « visite ».

 

Elle pourra se servir des normes qu'elle nous a soumises ; nous les avons examinées ici et nous les avons trouvées tout à fait opportunes.

 

Et, dans un Post-Scriptum :

 

J'envoie à part à V. R. mon avis concernant l'oraison, afin que V. R. le puisse montrer. On a déjà écrit au P. Alvarez cela même que demande V. R., approuvant le mémoire que vous lui avez remis.

 

Le mémoire, où se trouve la sentence invraisemblable que nous avons dite. En vérité, se demandé le P. Dudon, «qu'aurait pu souhaiter de plus explicitement approbatif le P. Diego de Avellaneda (1) ? »

 

Alvarez obéit comme un enfant ou, du moins, voulut obéir, essayant de s'en tenir rigoureusement, dans sa propre prière, à la méthode de saint Ignace, telle que la comprenaient le Visiteur et le Général. A plus forte raison, et, sans doute avec moins de difficulté, il cessa toute propagande mystique, allant même jusqu'à déchirer « les instructions qui lui servaient à multiplier les contemplatifs ». Lorsqu'il visita peu après (1577-1578) la province d'Aragon, « il s'acquitta de son mieux de la commission qu'il avait reçue de réduire les solitaires et les contemplatifs de cette province à l'esprit apostolique et à l'oraison enseignée par les Exercices ». Imaginez un Pasteur, faisant des tournées de conférences en faveur de la génération spontanée! On nous dit que le P. Diego de Avellaneda, n'en pouvant croire ses oreilles, allait célébrant partout l'humilité du P. Alvarez. Mais on ne dit pas que l'idée lui soit venue, bien qu'évangélique,

 

(1) Dudon, op. cit., pp. 32-41.

 

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de juger l'arbre sur ses fruits, et d'attribuer cette humilité, cette obéissance à l'oraison même qui avait mûri la sainteté d'Alvarez et que le Visiteur avait condamnée sans rémission, comme une semence de révolte et d'orgueil. Le P. Alvarez mourut à Belmonte (25 juillet 158o) à quarante-sept ans. « Cette mort, qui fit pleurer sainte Thérèse, fixa le saint religieux dans une contemplation éternelle », qui échappait, bon gré, mal gré, à la censure de Mercurian. « Ainsi, remarque ingénument le P. Dudon, le Seigneur trouva-t-il le moyen d'achever la perfection de son serviteur héroïque, sans mettre dans l'embarras le gouvernement de la Compagnie de Jésus (1). »

Quant à la « morale de cette histoire », le P. Dudon est plus libre que nous de la tirer : « On demandera, écrit-il : dans le conflit de 1573 et de 1577, qui eut raison? Ceux qui ont charge d'âmes ont le devoir d'empêcher les illusions de la vie spirituelle de qui leur est soumis (2)... C'est le point

 

 

(1) « L'interdiction fut-elle maintenue e, se demande le P. Dudon? Non, estime-t-il? Mais, en vérité, il n'en sait rien. « Par l'évidence de son action, dit-il encore, Dieu contraint les hommes à renverser eux-mêmes les bornes dressées par leur courte sagesse. » Contrainte, à laquelle on a bien vu que le P. Visiteur avait échappé sans trop d'efforts. Si c'était là une des lois de l'histoire, Clément XIV n'eût-il pas été également contraint à rétracter la Bulle Dominus et Redemptor? « Ainsi, dut-il advenir. Le P. (Dupont) ne dit nulle part qu'à partir de 1578, le serviteur de Dieu fut ramené par le ciel lui-même à la seule méditation discursive. » C'est peut-être que le P. Dupont n'avait pas la moindre idée d'un miracle aussi absurde. On comprend bien que, pour se prêter à telle défense du supérieur ou du confesseur, Dieu cesse de favoriser un contemplatif de ces grâces extraordinaires qui ne sanctifient pas d'elles-mêmes, et qui n'appartiennent pas à l'essence de la prière ; mais que Dieu puisse changer en véritable prière un exercice qui de soi n'est pas prière, ou, en d'autres termes, que Dieu puisse faire que l'on prie sans prier, cela paraît difficile. Le P. Dupont se borne à nous dire que le P. Alvarez obéit à l'étrange consigne qui lui fut donnée. Pour ma part, j'ai préféré dire qu'il essaya d'obéir. Rien de plus. « D'autre part, continue le P. Dudon, les supérieurs (d'Alvarez) lui conservèrent leur confiance, au point de le nommer visiteur, et ensuite provincial... On en doit conclure qu'ils avaient fini par approuver l'oraison contemplative du P. Alvarez. » Mais non, pas du tout ! puisqu'on en peut aussi bien conclure, et avec beaucoup plus de vraisemblance, qu'Alvarez soumis jusqu'au bout, faisant vaille que vaille tout ce qu'il pouvait pour ne plus s'unir à Dieu que par le discours, et, qui plus est, essayant « d'arracher cette oraison », comme l'avait exigé Mercurian, ses supérieurs, le considérant comme guéri de son illuminisme, n'ont plus eu la moindre raison de l'inquiéter.

(2) Oui, certes, mais cette mission ne leur confère ni le droit, ni le moyen de changer quoi que ce soit à la nature de la prière.

 

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difficile en matière d'oraison mystique, quand on n'a, pour en décider, qu'une science livresque (science, dont il ne paraît pas du reste que les juges d'Alvarez aient été copieusement pourvus) et qu'on est préoccupé par l'imminence d'un péril général et grave. Si ceux qui ont entrepris de redresser l'oraison du P. Alvarez avaient eu eux-mêmes l'expérience de la contemplation, et s'ils n'avaient pas été trop vivement préoccupés par la situation des provinces d'Espagne, ils auraient fort probablement jugé autrement le cas de l'éminent religieux (1).

« Les mesures générales et absolues pour remédier à un mal, même certain et sérieux, sont difficiles à établir, plus difficiles à appliquer (2). Il arrive souvent que, pour vouloir assurer au gouvernement toute sa liberté d'action et au remède la possibilité d'atteindre le mal partout où il pourrait être, on éclabousse la liberté de ceux qui n'ont rien à se reprocher. Ce tutiorisme a ses commodités; il n'est point le comble de l'art de gouverner. Les inconvénients en sont particulièrement évidents, dans une matière comme celle de l'oraison, puisque, selon l'expression d'Alvarez, « dans cette faculté, c'est le Saint-Esprit qui est le maître»; j'ajoute, parce qu'il y est l'agent principal (3).

 

(1) Ces deux causes d'erreurs n'en font qu'une. C'est parce que les supérieurs d'Alvarez se font une idée fausse de son oraison qu'ils rendent celle-ci responsable des grands désordres qui fermentaient dès lors dans les provinces d'Espagne, et qui bientôt donneront tant de fil à retordre au général Aquaviva. Au demeurant, je trouve que le P. Dudon est trop exigeant et d'autant plus qu'il s'agit ici pour lui - et non pas certes pour nous - d'une oraison extraordinaire. Nul besoin qu'un supérieur ait reçu la grâce d'une haute contemplation. Avec du bon sens, et de l'humanité, une science « livresque », mais sérieuse, lui suffit. Je dirai donc, pour ma part, que si Mercurian avait eu la curiosité ou le temps de réfléchir sur la définition de la prière, il n'aurait pas condamné le P. Alvarez.

(2) Ici, non seulement difficiles mais impossibles. J'ai déjà dit qu'Alvarez « voulut obéir e. C'est là tout ce qu'il pouvait, et peut-être devait faire. Imaginez un professeur d'humanités essayant d'imposer à ses élèves une méthode purement discursive. Surtout, rien, qui de près ou de loin, ressemble à l'inspiration. Ceux-là seuls accepteront à cette absurde consigne, à qui précisément toute inspiration est refusée. Ou encore, imaginez qu'en vertu « de la sainte obéissance », un supérieur me commande de marcher sans mettre en. mouvement les organes de la marche, ou de respirer en tenant fermées toutes les ouvertures par où l'air descend jusqu'aux poumons.

(3) Le texte d'Alvarez auquel le P. Dudon se réfère ici est extrêmement curieux : « Quand les supérieurs... ôteraient (aux religieux la) forme de prier » où Dieu les veut, ces religieux, « s'ils désobéissaient..., seraient coupables; ce que toutefois les supérieurs ne peuvent faire en bonne conscience, sinon pour les éprouver, puisqu'ils sont obligés de conduire les âmes par la voie de l'esprit par où Dieu les guide. » (Dupont, p. 46o). Il se place ici au point de vue de ce qui se doit, non de ce qui se peut. Casuiste et non métaphysicien. Un philosophe dirait, je crois, qu'il y a dans une pareille défense une absurdité. Un supérieur peut limiter, comme il lui plaît, les exercices de prière ; m'ordonner, par exemple, d'aller travailler aux champs pendant le temps fixé pour la méditation quotidienne. Il ne peut pas, si la philosophie salésienne et traditionnelle est exacte, il ne peut pas m'empêcher de m'unir, en plein travail des champs, à la présence de Dieu en moi, de vouloir cette présence, d'adhérer à tout ce qu'elle veut. D'où il suit, encore un coup, qu'à un ordre impossible, Alvarez n'était pas tenu d'obéir.

 

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« Émus des excès de quelques contemplatifs (1), les supérieurs... ont conclu que pratiquer soi-même et enseigner aux autres l'oraison affective et l'oraison de silence était une infidélité à saint Ignace. La conclusion ne vaut pas; elle valait pour Alvarez moins que pour tout autre (2). Ni dans les Exercices, ni dans les Constitutions, Ignace de Loyola n'a écrit une ligne qui s'oppose à ce que les jésuites, ou leurs pénitents, vaquent à la contemplation, si Dieu les y appelle.

« Plus tard, on reviendra au point d'équilibre. Le 8 mai 1599, le P. Claude Aquaviva envoyait à toute la Compagnie, dont il était le général, une lettre sur la pratique de l'oraison et de la pénitence d'après l'Institut. Après avoir blâmé ceux qui, prématurément et témérairement, voudraient prendre leur vol vers la haute contemplation, il ajoute : « Cependant il ne faut pas dépasser les bornes ni aller, contre l'expérience bien constante des Saints Pères, jusqu'à mépriser la  contemplation et l'interdire aux nôtres; car il est bien constaté... que la vraie et parfaite contemplation a plus de force et d'efficace que toutes les autres méthodes d'oraison pour dompter et abattre l'orgueil humain, pour exciter les âmes tièdes à exécuter les ordres des supérieurs et à

 

(1) Excès peut-être imaginaires et, dans tous les cas, imputés sans justice à l'oraison elle-même. Si tel jésuite, le P. de Oviedo, par exemple, est tenté de passer toute sa journée au pied des autels, sa contemplation n'est pour rien dans une pareille extravagance. Elle la condamne d'elle-même...

(2) Ceci est-il bien sûr ? Dans la sentence d'Avellaneda, il est dit qu'Alvarez doit désormais montrer « plus d'estime et d'affection » aux Exercices. Nous savons, du reste, qu'on reprochait à ses novices de parler des Exercices avec quelque mépris. Calomnies peut-être ; mais nous ne pouvons l'affirmer.

 

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« s'employer avec ardeur au salut des âmes (1). » En 1615, le P. Balthazar Alvarez et son oraison pourront être magnifiée par le P. Louis de la Puente, sans que personne s'en offusque. Comme disent les Italiens, le temps est galant homme (2).»

 

V. - Galant homme en effet et, qui plus est, excellent professeur d'atticisme, puisque, tout en passant gentiment l'éponge sur les erreurs ou les injustices du passé, il nous apprend à ne pas prendre trop au tragique ce qui ne l'est pas. Tout est donc bien qui finit bien, s'il en faut croire le P. Dudon, et, pour ma part, j'aurais eu tort de regarder cette condamnation d'Alvarez comme un des événements les plus considérables dont l'histoire de la spiritualité catholique ait gardé le souvenir. On ne saurait, du reste, mettre en doute ni l'érudition du P. Dudon, ni son impartialité. Il reconnaît loyalement la parfaite innocence d'Alvarez. En le condamnant, les juges de cet r homme de Dieu » ont fait preuve d'une précipitation assez étourdie, et montré que la science de l'intérieur ne leur était pas familière. D'ailleurs assez excusable, comme je l'ai tant répété moi-même; la situation des provinces d'Espagne, déjà fort troublée et qui devait bientôt amener de graves désordres, appelait manifestement des remèdes énergiques. Trop pressés, les supérieurs se sont trompés de malade, encourageant par là même, bien à leur insu, les vrais turbulents. Après tout, néanmoins, ce ne serait là qu'une anecdote, fâcheuse sans doute, mais plus émouvante que significative : une de ces erreurs judiciaires, comme il y en a tant, et plus vite, plus complètement

 

(1) Pour le P. Dudon, l'oraison enseignée par Alvarez, est « extraordinaire », et nous avons assez montré que le P. Alvarez lui-même ne la tenait pas pour telle. Aquaviva semble bien ne vouloir parler, lui aussi, dans cette fameuse et bienheureuse lettre, que d'une contemplation très haute. Mais. voyez comme il se trahit et insinue, sans en avoir l'air, la véritable doctrine. Plus efficacement, dit-il, que « les autres méthodes », la contemplation aide « les âmes tièdes » à devenir saintes. Evidemment, il ne parle plus ici que des formes inférieures de la contemplation.

(2) Dudon, op. cit., pp. 56, 57.

 

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réparée qu'elles ne le sont d'ordinaire. L'innocent a été réhabilité, exalté même, presque aussitôt que frappé. Un des grands généraux de l'Ordre, le successeur immédiat de Mercurian, déclare toute sainte l'oraison que ce dernier avait cru devoir « arracher ». De nombreux jésuites, la fleur mystique de la Compagnie, Lallemant, Surin, tant d'autres qui vont enseigner publiquement une oraison toute pareille, ne seront jamais inquiétés. En un mot, n'est-ce pas le cas de redire : much ado about nothing?

Non, me semble-t-il. Bien plus désireux d'atténuer que de passionner le caractère pathétique de ce drame, ni je ne dois, ni je ne puis tenir pour insignifiante la sentence même qui l'a terminé. Injuste, violente, cruelle, cette sentence? il m'importe peu. Vraiment mémorable, néanmoins, par la philosophie qu'elle porte en soi, philosophie, qui déjà couvait, pour ainsi dire, parmi les jésuites de ce temps-là, mais qui ne s'était pas encore exprimée d'une manière si explicite. Une mesure disciplinaire n'est souvent qu'une anecdote ; l'autorité qui l'a prise aujourd'hui pourra l'effacer demain. Une idée a la vie plus longue, d'autant plus longue qu'elle tarde davantage à se formuler en termes abstraits.

Le P. Dudon l'a fort bien dit et, semble-t-il, comme une chose qui lui paraît naturelle : le P. Diego de Avellaneda, et, avec lui, le général Mercurian, revendiquent « sur l'oraison de chacun le contrôle et l'initiative du gouvernement suprême de la Compagnie. Comme la vie apostolique et la vie intellectuelle, la vie spirituelle dans l'Ordre doit être régie par l'obéissance d'exécution, de volonté et de jugement. Telle est l'âme même des ordonnances du Visiteur » (1).

C'est bien cela, en effet, mais en traduisant si exactement la pensée de Mercurian, et mieux sans doute que celui-ci ne l'eût fait, le P. Dudon saisit-il comme nous ce que cette pensée présente de déconcertant, d'inouï? Comment concevoir, en effet, que la prière puisse être directement et

 

(1) Dudon, op. cit., p. 41.

 

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absolument soumise à l'autorité d'un supérieur quelconque? Nous ne parlons ici, comme il va sans dire, que de l'essence même de la prière, et non de ses accidents. On sait bien qu'un Supérieur a le droit de régler, comme il lui plaît, le temps que ses religieux consacrent aux exercices de prière. Il peut aussi imposer telle forme de prière, ou interdire telle autre.. Ignace a supprimé le choeur et, chose plus curieuse., il ne voulait pas entendre parler de l'oraison en commun.. Un autre fondateur exigera, s'il lui plaît, la récitation quotidienne du rosaire. Le directeur, de son côté, choisira librement les recueils de prières vocales, ou les manuels de méditation qui lui paraîtront le mieux convenir à ses dirigés. Désobéir en ce point, serait une faute. Plus étendus, plus sacrés, bien que toujours indirects en quelque façon, les pouvoirs du Souverain Pontife sur la prière catholique. Il préside aux développements liturgiques. Il recommande telles dévotions, restaurant les anciennes et sanctionnant les nouvelles ; il condamne telles formes ou formules de prières qui fleurent l'hérésie, telles pratiques superstitieuses, l'activité intellectuelle, qui accompagne nécessairement toute prière, devant se plier aux disciplines de la foi.. Ces ordres formels, le croyant est tenu de les accepter, comme étant la claire indication de ce que Dieu veut présentement de lui et sous peine, par conséquent, de se mettre dans l'impossibilité de prier, puisque enfin la vraie prière n'est pas autre chose que l'adhésion de l'âme profonde à la volonté divine. Ainsi l'autorité nous conduit, suavement ou par force, jusqu'à l'extrême seuil de la prière. Arrivée là, elle nous quitte, elle nous laisse à l'activité divine, selon la consigne donnée par Ignace lui-même et si nettement exprimée par un des premiers jésuites : Sibi et Deo relinquatur. Ce n'est pas de leur part simple discrétion, vertu morale et très élastique. Souverain Pontife, supérieur religieux, ou directeur, ils nous quittent, parce qu'il est, théologiquement et métaphysiquement impossible qu'ils nous accompagnent. Franchi le seuil de la zone mystique,

 

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où la grâce sanctifiante nous attend, où nous nous approprions les gémissements de l'Esprit, il n'y a plus de place pour un tiers. Prétendre que « l'obéissance d'exécution, de volonté et de jugement » peut prendre l'initiative et garder le contrôle de cette collaboration mystérieuse où Dieu agit plus que l'âme, où l'âme n'a qu'à se laisser faire par Dieu, c'est admettre, explicitement ou non, que le libre arbitre de qui que ce soit peut modifier l'essence même des choses. Dans la prière la plus chétive, pour autant qu'elle est prière, se renouvelle obscurément le miracle de la Pentecôte. Imagine-t-on saint Pierre, intervenant au nom de son autorité souveraine, pour régler le mécanisme des opérations divines et humaines, mais plus divines qu'humaines, qu'a provoquées la descente des globes de feu ?

Il ne faut pas dire que Mercurian ne cherche pas si loin, qu'il ne fait pas de métaphysique. On en fait toujours, qu'on le veuille ou non. Lui surtout. Homme de Dieu, supérieur éminent, sage, modéré, paternel, comment le soupçonner d'agir ici par caprice? Sa décision, bien qu'immédiatement disciplinaire, lui est commandée par une théorie, qu'il n'a sans doute pas approfondie à la manière des philosophes, mais qu'il réalise délibérément : l'idée très nette, veux-je dire, de ce que doit être, et plus encore, de ce que ne doit pas être la prière du jésuite. S'il prétend suivre ses inférieurs au delà de la frontière sacrée, si, jusqu'au plus intime du temple, il se croit le droit d'exercer encore ses fonctions de général, c'est manifestement qu'il admet l'existence d'une prière sui generis, conforme au génie de l'Ordre dont il a mission de maintenir l'originalité primitive, divine elle aussi, et approuvée par l'Église. Il y aurait donc deux prières : l'une à l'usage propre de la Compagnie, l'autre spécifiquement différente. Distinction dont j'ai assez montré qu'elle n'est, je ne dis pas seulement défendable, mais encore intelligible, que si on l'applique uniquement aux modalités, aux manifestations accidentelles, aux formes extérieures de la prière. Or, il paraît assez que

 

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dans la pensée du général, c'est la notion même de prière qui est en question. Nous disions tantôt que les idées ont la vie longue. Celle-ci, bien qu'agonisante aujourd'hui, n'est pas encore morte, suprême tranchée des ascéticistes, lesquels ont hérité de Mercurian l'idée d'une oraison particulière, imposée par saint Ignace à la Compagnie, et qui n'aurait quasi rien de commun avec les autres oraisons, que le nom.

 

VI. - Cette oraison aurait pour fin immédiate, non pas l'amour unissant, mais l'enrichissement moral de l'âme. Cette fin, écrit le P. de Clorivière, « est tellement essentielle à l'oraison mentale qu'il ne suffirait pas que, comme la prière vocale (et bien plus encore, comme l'oraison d'Alvarez et de François de Sales), elle contribuât à notre avancement dans la vertu par les grâces qu'elle nous obtiendrait de Dieu : elle doit influer activement d'une manière plus directe sur cet avancement. Quel que soit le degré d'oraison auquel on est parvenu, il ne faut jamais perdre (pendant l'oraison) cet objet de vue; il faut en tout temps se le proposer et travailler à y parvenir, quoique ce ne soit pas toujours de la même manière (1). Il est vrai qu'en ne le faisant pas on ne rendrait pas toujours la prière mauvaise, ni même tout à fait infructueuse, parce qu'il est toujours bon et avantageux de s'occuper de Dieu et des choses saintes (et je crois bien ! c'est là proprement la bonté essentielle de la prière!), mais cela ne pourrait qu'en diminuer le mérite et l'utilité. (Vous voyez qu'il s'agit bien ici d'une oraison plus excellente que les autres.) Ainsi aux autres qualités de la prière, il faut ajouter celle d'être pratique, c'est-à-dire, d'être dirigée (directement et de travailler immédiatement) à la correction des

 

 

(1) Remarquez cette incise. Comme nous le verrons plus tard, le P. de Clorivière est un des spirituels jésuites, qui ont le plus travaillé à maintenir la tradition mystique du P. Lallemant. Sous sa plume, ces quelques mots s quoique ce ne soit pas toujours de la même manière » sont comme une fenêtre entr'ouverte discrètement, par où la vraie définition de la prière rentrera dans la place. Vaine précaution, puisque le contexte va tout entier à exiler cette même définition. Et, sans doute, la contemplation est une manière d'ascèse, puisque d'elle-même elle nous rend plus parfaits, mais ce résultat, elle ne le cherche pas, elle n'y travaille pas directement.

 

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défauts propres de chacun en particulier, et à l'acquisition des vertus dont il a le plus besoin » (1).

Eh! quoi, demandera-t-on, qu'y a-t-il là de si imprévu ?

Travailler à la correction de nos défauts et à l'acquisition des vertus, a-t-on attendu les jésuites pour inviter le peuple chrétien à ce rude, mais indispensable exercice. Non, grâces à Dieu, mais jusqu'à eux, cet exercice, on ne l'identifiait pas avec la prière même; moins encore songeait-on à le présenter comme la plus parfaite des prières. La nouveauté n'est pas de prêcher la nécessité de l'effort ascétique, ni même de préférer cet effort à la prière, mais bien de donner à l'ascèse le nom de prière. Nouveauté est un mot trop doux; c'est là proprement une révolution métaphysique ; le renversement total des valeurs : la prière, de fin qu'elle était, devenue moyen; le théocentrisme traditionnel, cédant sa primauté au culte moral du moi, ou à l'anthropocentrisme; la dynastie quinze fois séculaire des mystiques, menacée par le

flot montant des ascéticistes. Nul doute du reste sur la vraie pensée de ces derniers. A cela près que son fondement s'appuie sur le sable, leur système se tient et il a grand

air : un château de cartes, mais dorées sur tranches, et d'un coloris éblouissant. Écoutez plutôt un des spirituels les. plus considérables de la Compagnie primitive, décrivant et exaltant « l'oraison pratique ».

 

Notre prière, écrit le P. Achille Gagliardi, ne se contente ni de méditer sur les vertus, ni de les demander à Dieu. C'est proprement de la prière elle-même que nous nous servons, comme de l'instrument le plus infaillible, pour exercer ces vertus, et par là même les acquérir.

 

Voici le latin : (Ut) per ipsum orationis exercitium et usum, tanquam per potissimum instrumentum..., in illa ipsa (oratione) virtutes exercent et acquirat...

 

 

(1) Cité par le P. Watrigant : Des méthodes d'oraison dans notre vie apostolique, selon la doctrine des Exercices. Bib. des Exercices, 45-46-47. Ce travail du P. Watrigant est le traité le plus complet que nous ayons sur a l'oraison pratique », la somme de l'ascéticisme.

 

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D'où vient, continue-t-il vaillamment, que notre prière est laborieuse, pratique, acheteuse de toutes les vertus - omnium virtutum acquisitiva. Elle est plus Marthe que Marie, ou plutôt elle est contemplatio efficax, et aboutissante. Elle ne se contente pas de demander les vertus ; de toute son activité de prière, elle s'applique à les exercer, et par cet exercice même, elle nous en rend possesseurs :

 

ACTIVA, QUIA VIRTUTES ORANDO ACQUIRIT PER USUM IPSARUMMET IN ORATIONE,

 

Bref, s'exercer pratiquement, ascétiquement aux différentes vertus, cela est de l'essence même de cette prière nouvelle. Habet intrinsecam relationem ad operandum. Comprenez-le bien, autant que cela est possible. Car on sent bien déjà que ce qu'il nous présente est proprement inintelligible. Du moins, comprenez ses mots. C'est exactement comme si, médecin énergique, il disait à un géomètre anémié : Vos artères se durcissent, vous travaillez trop; faites de l'exercice, et violent. - Très bien : je suis prêt. Chaque matin, une heure de géométrie, puis toute la journée au bois ou dans la salle d'escrime. - Allons donc ! C'est pendant votre heure même de géométrie que je vous condamne à l'exercice. J'entends que votre travail même de science pure - vos courbes, vos équations - deviennent gymnastique suédoise. Virtutes orando acquirit per usum ipsarummet in oratione (1).

Que cette construction soit chimérique, cela, je l'espère, saute aux yeux; mais on découvre aisément la lueur de vérité d'où a pu lui venir une apparence de force. Rappelez-vous leur point de départ, leur primum movens, la passion qui les tient de défendre le génie propre de la Compagnie. Rappelez-vous saint Ignace et sa vigilance irritée. Il a voulu former une armée d'apôtres; et voici déjà, chez les meilleurs de ses fils, un dangereux appétit de solitude, de repos en Dieu. Qu'on laisse libre carrière à ces aspirations

 

(1) Bibl. Exerc., cahier 45, p.29-38, 39.

 

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et bientôt, s'ils ne vont pas s'ensevelir dans quelque chartreuse, ils vivront comme des chartreux. Par là s'explique, dans ses propos, ses lettres, ses actes, ce rappel constant aux vertus de la vie active ; même souci chez Mercurian. Rien de plus sage, de plus conforme à la tradition. Mais, sous le couvert de principes indiscutables, l'équivoque se glisse peu à peu, que nous avons dite. Et bientôt s'exprime, se construit, s'affiche, catégorique, agressive même, l'étrange nouveauté dont nous tâchons ici d'exposer la genèse. Ils appliquent à la prière même des Ordres voués à l'apostolat, ce qui est vrai uniquement des autres activités de ces Ordres ; ils opposent, non plus seulement les devoirs particuliers de la « vie contemplative », aux devoirs tout différents de la « vie active », mais encore la prière qui occupe la vie contemplative, à celle qui seule peut convenir à la vie active. On voit, on palpe le passage de la vérité au paradoxe. Qu'il y ait des Ordres uniquement voués à la prière, qu'il y en ait d'autres où l'on passe des exercices de prière aux oeuvres de zèle, cela prouve-t-il qu'entre la prière même de ceux-ci et la prière de ceux-là, il y ait une différence? Non, mais qu'à un seul et même exercice, foncièrement identique, les uns consacrent le meilleur de la journée, les autres seulement quelques heures. Vie active, c'est-à-dire, vie mixte où, après l'heure quotidienne d'oraison, l'on étudie, on enseigne, on prêche; mais non pas prière mixte et plus Marthe que Marie. Qu'une Maison professe ne soit pas une chartreuse, et ne doive pas rêver de le devenir, qui en doute, qui le critique? Ignace a créé ce qu'il a voulu : un ordre d'apôtres. Aux fins d'un tel Institut, il a façonné de maîtresse main ses jésuites, insistant, comme de juste, sur les vertus particulières qu'exige cette vocation héroïque, et, plus que toutes, sur l'abnégation. Quoi de plus simple, sage, nécessaire? Quant à changer la nature même des choses; quant à inventer une prière spéciale, qui ne répondrait plus à la définition commune, et qui serait moins prière qu'exercice ascétique, il n'y a jamais songé.

 

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Avec cela, je me demande si l'on n'est pas ici la dupe de tous ces mots rassurants, prometteurs, avantageux, agressifs, voire dédaigneux, qu'on prodigue, et dont on accable les contemplatifs : « pratique », « solide », et les autres. Qu'est-ce donc qu'une « prière pratique », et d'où viendrait à l'exercice que vous proposez le droit d'arborer ce panache ? S'il vous en faut croire, la prière du commun, pas plus du reste que celle des chartreux, n'est pratique, entendant que, par le jeu normal de ses ressorts limités, cette prière ne rend pas ceux qui la font plus vertueux, charitables, prompts à se vaincre, moins paresseux, vaniteux, gourmands, jaloux. Tel n'est pas mon avis - eh ! que vais-je dire ? - tel n'est pas l'avis des très grands maîtres dont j'expose ici la doctrine. Ils estiment, au contraire, que, même du strict point de vue de la perfection morale, toute prière, et précisément parce qu'elle est prière, nous enrichit nécessairement; que, grâce à l'action sanctifiante du Christ - action, qui entre, pour ainsi parler, dans la définition même de la prière - aucun exercice de ce genre, serait-ce la plus courte des oraisons jaculatoires, ne nous laisse tels qu'il nous a trouvés . Mais quoi qu'il en soit pour l'instant de ces vues, est-il donc vrai que, par le seul déclanchement de son mécanisme, l'oraison, que vous appelez pratique, nous rende meilleurs, nous perfectionne, nous laisse, à chaque fois, un peu moins loin de l'idéal où nous devons tendre ? Il ne suffit pas d'affirmer à pleine bouche un pareil miracle ; il faut encore, puisque nous sommes ici entre psychologues, le démontrer et le contrôler.

Ah ! s'il était question d'opposer à la prière pure l'ascèse pure, la pratique même, proprement dite, réelle, directe, immédiate, énergique des vertus, sans doute n'accepterions-nous pas sans bien des réserves vos jugements de valeur, mais, du moins, attacherions-nous un sens limpide à vos préférences. On comprend que la journée d'une Soeur de Charité, comparée aux longues contemplations des chartreux, soit jugée plus proprement ou plus éminemment

 

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pratique. Il y a là des actes, des effets visibles, palpables, sonnants, d'une « solidité » indiscutable. Ainsi des macérations volontaires, ainsi de l'obéissance qui, sur un signe des supérieurs, s'embarque pour le Sahara ; ainsi de tous les martyres. Mais rien, dans vos exercices de prière, ne ressemble à ces diverses manifestations d'ascèse effective. De grandes manoeuvres en chambre, mais pas de combats. Tout se passe dans une cellule ou dans une chapelle; ni malades, ni disciplines, ni bateaux prêts à lever l'ancre. Ou, du moins, tout cela, si vous voulez, mais à l'état de spectacle. Nulle ascèse proprement dite ; simplement un mirage d'ascèse.

Or, d'où viendrait à ce mirage le caractère pratique, effectif, la force d'aboutissement, si l'on peut dire, que vous lui attribuez? Méditer sur une vertu, est-ce pratiquer cette vertu? Oui, assurez-vous, avec le P. Gagliardi; virtutes orando acquirit, non comme une grâce obtenue, mais per usum ipsarummet in oratione. Où est cet usus, cette mise en oeuvre, ce passage de la représentation aux actes? Nous joignons à la méditation « l'exercice d'une vertu », dit le P. Watrigant; je vois la méditation, où est l'exercice?

Car enfin, vous ne faites - et je ne vous le reproche pas - que méditer, qu'appliquer vos trois puissances. A genoux, seuls, loin des occasions prochaines d'agir, loin de la carrière athlétique où se livrent les grands combats de l'ascèse, vous n'appliquerez jamais ces puissances qu'à des idées de vertu. Soit la charité fraternelle ; votre mémoire évoque impitoyablement une à une les impatiences, les méchancetés récentes; votre intelligence dûment orientée par les précieuses méthodes de la vieille rhétorique, s'acharne à se représenter sous un jour nouveau l'excellence de cette vertu, à découvrir quelque raison nouvelle de la pratiquer, si bien qu'insensiblement, et pourvu que le film se déroule selon vos formules, de vifs regrets se formeront en vous et des désirs pathétiques. Ne parlons pas des actes de demande qu'en fait vous multiplierez aussi, mais qui d'après vous ne sont pas « pratiques ». Enfin, et c'est alors que la robuste machine

 

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grince de toutes ses roues, éclateront de fortes, de généreuses résolutions. En cela se résume, n'est-il pas vrai? le « seul exercice de vertu » que les conditions mêmes de

l'oraison vous permettent. Considérations, regrets, désirs, résolutions : à vous de montrer que ces activités spectaculaires, sentimentales, velléitaires, vous ont rendu par leur seul déploiement, ex opere aperato - intrinsecam relationem ad operandum - réellement, solidement, effectivement plus charitable que vous ne l'étiez avant l'exercice. Comment le montrerez-vous ? Chose étrange! On ne cesse de nous mettre en garde contre les illusions qui guettent constamment nos activités de prière. Et pourquoi pas tout aussi bien les activités de l'ascèse méditative?

Saint Pierre, par exemple, dans ce fameux « exercice spirituel », où il prend la résolution d'exposer sa vie pour Notre-Seigneur. « L'illusion de cet apôtre, écrit saint Augustin commenté par Nicole, consistait... en ce qu'il prenait cette charité imparfaite pour une charité parfaite, cette volonté faible pour une volonté pleine et qu'en un mot il croyait pouvoir ce qu'il sentait qu'il voulait, putabat se posse quod se velle sentiebat. » Vous allez plus loin : vous croyez, non seulement pouvoir faire, mais avoir déjà fait ce que vous sentez que vous voudriez faire Non pas du tout que l'on

songe à déprécier ces divers actes. Nous avons assez dit que Ies exercices de l'ascèse méditative préludent normalement aux exercices de la prière.

 

On ne saurait justement blâmer, écrit à ce propos Nicole, qu'après avoir considéré une vérité ou un mystère, après nous en être servis comme d'un flambeau pour découvrir nos obligations et nos défauts, nous tâchions de concevoir des idées vives des mouvements que ces objets y devraient produire, et que nous les exprimions par des paroles intérieures, comme si nous les ressentions. Peut-être les avons-nous, peut-être ne les avons-nous pas, mais il est toujours utile de pratiquer un moyen qui est de lui-même propre à les faire naître. Voilà quelle est la fin et l'utilité de cette partie de l'oraison que l'on appelle affections.

L'on en peut dire autant de celles qu'on appelle résolutions.

 

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Car il est bien vrai qu'il est assez ordinaire que celles que l'on forme ainsi dans la prière ne soient que de simples pensées et des idées des actions particulières, où les mouvements que nous avions ou que nous devrions avoir nous doivent porter. Mais il est souvent bon de se remplir de ces pensées, parce qu'elles sont le moyen ordinaire de les avoir effectivement. Dieu ayant accoutumé d'agir sur le coeur par la pensée (1).

 

Et nous voici bien loin des impossibles promesses que l'on nous faisait tantôt. L'oraison pratique, disait-on, celle qui, laissant aux contemplatifs leurs consolations fragiles, contestables, inopérantes, se porte de toute son énergie à l'acquisition des vertus, est la plus pratique, la seule pratique même, contemplatio efficax, parce que seule, et grâce aux activités d'ascèse qui s'y déploient, elle nous enrichit directement, immédiatement, nécessairement- ex opere operato - des vertus autour desquelles cette oraison s'exerce. Non, répond Nicole, et avec lui la tradition, l'expérience, la psychologie, cette oraison peut bien nous disposer à l'exercice de la vertu, elle n'est pas exercice de vertu.

 

Bien plus efficace, la prière qui n'est que prière ! « Pour ce qui regarde la pratique des vertus, écrit un spirituel consommé, Dom Innocent Le Masson, général des chartreux, je crois qu'en s'y prenant par l'anéantissement de soi-même  devant Dieu... et par une humble demande,... on avancera plus en pratique que par des propos multipliés et obstinés. » Prenant exactement le contre-pied de ce que nous enseignaient tantôt les PP. Gagliardi et Watrigant, il veut que l'on convertisse « l'acte formel de bon propos en humble demande ».

On s'approchera par ce moyen de plus près de la grâce qui prévient, qui accompagne et qui suit les bonnes oeuvres... et on s'éloignera davantage de la présomption (de ceux) à qui il semble que, par leur propre industrie, ils viendront à bout de tout (2). »

Passez plus outre ; ne vous arrêtez pas à la simple prière,

 

(1) Traité de l'Oraison, pp. 17,  18, 242, 243.

(2) Le Masson, op. cit., II, pp. 94-95.

 

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nous disait-on : Des actes, des actes! Eh! qu'entendez-vous par là? Des résolutions, et pas autre chose. « Toutes les résolutions, répond Nicole - les seules pratiques, les seules solides - doivent être des espèces de prières. » Et puisque enfin, je me suis laissé entraîner dans l'enceinte scolastique, je termine par un axiome de la maison. Propter quod unumquodque tale et illud magis. Il n'y a pas deux sortes de prières, l'une ineffective, l'autre « pratique ». Toute prière, en tant que prière, celle du chartreux comme celle du jésuite, est pratique, c'est-à-dire qu'elle nous améliore, nous enrichit, nous sanctifie naturellement, nécessairement, par son effet propre. Quant aux « idées » et aux velléités de vertu que fait naître le travail ascétique de la méditation, elles peuvent bien s'appeler aussi « pratiques », mais dans la mesure seulement où la prière elle-même qui les accompagne ou qui les suit leur communique cette qualité. Toute prière est action - habet relationem intrinsecam ad operandum; toute méditation est oisive ou inefficace, aussi longtemps qu'elle ne s'épanouit pas en prière.
 
 
 
 

CHAPITRE IV : D'ALVAREZ A LALLEMANT

 

La lettre d'Aquaviva maintient et consacre la confusion initiale, -  Développements de l'ascéticisme. - Alvarez de Paz et Le Gaudier. -Le «discours» supérieur à la contemplation, « quia ad praxim refertur ». - Maria pejorem partem elegit. - André Baïole et la grâce sanctifiante, monopole des extatiques. - Lallemant, François de Sales, Bérulle, unanimes contre l'ascéticisme. - La « spiritualité nouvelle » de Surin, déclarée par le général Vitelleschi « peregrina,... non nostra ». - La véritable unanimité des spirituels jésuites, et leur unanimité prétendue.

 

Il ne faut pas croire que le décret d'Aquaviva, que nous avons rappelé plus haut, ait cassé purement et simplement la sentence indéfendable de Mercurian. Il en justifierait plutôt, sinon la teneur expresse, du moins la philosophie profonde. Désormais, sans doute, la contemplation n'est plus interdite au jésuite, comme contraire aux Exercices et à l'esprit de la Compagnie, mais elle n'en reste pas moins une prière spéciale, et difficilement accessible au commun des religieux. C'est toujours l'équivoque initiale qui va prolonger pendant trois siècles l'étonnante fortune de l'ascéticisme. On prend pour l'essence ce qui n'est que l'accident. On s'imagine que la prière enseignée par les mystiques est nécessairement délicieuse, féconde en révélations et en visions, parsemée d'extases (1). Si tels étaient vraiment les

 

(1) Cf. l'explication, d'ailleurs si intéressante, que donne le P. Sandæus de la lettre d'Aquaviva. En voici quelques traits significatifs. « Theologiae mysticæ delitias... dulcedine deleniti... ; ab illa suavitate et grato contemplationis sensu...; concepti in illa fornace pietatis ardores...; jucundissime voluptatem experitur. » Cf. Watrigant, on. cit., pp. 122-127. A quelque chose cette confusion aura été bonne ; elle aura brouillé avec le panhédonisme la plupart des spirituels de la Compagnie.

 

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caractères essentiels de cette prière, Mercurian aurait eu cent fois raison, non pas certes de l'interdire au P. Balthazar, mais de ne pas vouloir que celui-ci fît miroiter aux yeux de ses novices l'espérance prochaine de ces faveurs spéciales, qu'il est toujours difficile de contrôler et qui, de toute façon, restent le partage du petit nombre. Beaucoup moins sage, le P. Aquaviva, s'il eût vu dans ces à-côté de la prière un moyen court vers la perfection. Tel n'est sûrement pas le sentiment de ce grand homme, mais en creusant, comme il semble faire, une sorte de fossé entre la contemplation et la prière commune, il accrédite, bon gré, mal gré, cette doctrine dangereuse. C'est bien ainsi, du reste, que la plupart l'ont compris, et non pas seulement les ascéticistes. D'où la confusion perpétuelle et inextricable qui règne chez tant de fameux jésuites, mystiques eux-mêmes et très désireux de sauvegarder les droits de la mystique. Ce qu'ils accordent d'une main à la contemplation, ils semblent toujours vouloir le lui retirer de l'autre. Presque tous, à l'exception de Lallemant et de ses disciples, ils se rallient au principe premier de l'ascéticisme, je veux dire à cette conception d'une prière « pratique », entendant par là un exercice immédiatement ascétique et non religieux; laboriosa, practica et omnium virtutum acquisitiva.

 

La contemplation, écrit par exemple, l'insigne Alvarez de Paz, est très excellente. Prise en soi (c'est-à-dire comme pure contemplation), on peut la désirer, surtout si on voit en elle un acte de religion.

 

Mais, juste ciel, le moyen d'y voir autre chose!

 

Il y a néanmoins une façon plus sage et plus saine de la désirer : c'est lorsque son excellence propre (d'acte religieux) s'ordonne à une autre excellence (d'ordre moral) ; si l'on y cherche, non pas tant l'union à Dieu qu'un amour proprement efficace qui nous stimule à la pratique de toutes les vertus.

 

Je le traduis comme je peux, car son latin est difficile, et peut-être pour cause. L'embarras de son attitude est manifeste.

 

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Il veut tout ensemble exalter la contemplation et l'humilier (1).

Rappelons-nous que nous n'avons pas affaire ici à un de ces auteurs simplement dévots, plus affectifs que philosophes, et qu'on n'a pas le droit de trop harceler. Alvarez de Paz est tin très grand maître, et l'un des premiers avec Suarez qui ait traité la spiritualité comme une science. Ainsi encore, son émule français, le P. Le Gaudier, scolastique peut-€tre à l'excès, mais d'une vigueur et d'une pénétration merveilleuses : métaphysicien né, et à qui pourtant vous demanderiez en vain cette philosophie de la prière que tant d'écrivains moins profonds que lui, un P. Hercule, un Séguenot, un Paul de Lagny, un Clugny, exposent comme en se jouant. Étranges méfaits de la préoccupation ascéticiste dans une intelligence de premier ordre. Sans hésiter, as a malter of course, Le Gaudier fait sienne la distinction fallacieuse, mais déjà traditionnelle dans la Compagnie, entre la prière délectable mais inopérante des mystiques et la prière « vraiment pratique » des Ordres actifs.

 

Alia dici potest affectiva contemplatio, quæ in Dei præsentia delectabiliter intuenda commoratur; alla operativa, quæ ex eo intuitu ad vitæ sanctitatem et proximi opem vehementius urget (2).

 

La seconde infiniment préférable - certe... longe potior - à la première, laquelle, pour lui, n'est en somme qu'un pieux plaisir ; un pur et simple repos. Suave mari magno.... Il ne comprend pas qu'elle est au contraire un acte pur et simple de volonté, et donc de vertu, et de la plus active de toutes

 

 

(1) Au lecteur d'apprécier. Voici le texte : « Contemplatio honestissima est, et ver se appeti potest, praesertim si accipiatur ut est cultus Dei, quem contemplando et diligendo veneramur. At sapientius et salubrius appetitur si ejus honestas ad aliam honestatem ordinetur, et non tantum propter notitiam Dei quæ per se desiderabilis est, et propter amorem affectes sed etiam propter charitatem efficacem ad omne opus virtutis allicientem quæratur. » De Inquisitione pacis, p. 1357. Cité par le P. Watrigant (ce qui me rassure sur ma traduction, la philosophie du P. Watrigant m'étant bien connue, op. cit., p. 141. Le P. Alvarez semble se figurer qu'on entend par contemplation un exercice foncièrement spéculatif.

(2) Introduction à la vie intérieure, I, 46-4o7.

 

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les vertus. Aussi, et bien qu'il ne lui veuille aucun mal, ne lui épargne-t-il pas les coups d'épingle. Nuda et pene sterilis » (1). C'est toujours la même condescendance méfiante que nous remarquions tantôt chez le P. Alvarez de Paz et dont les ascéticistes d'aujourd'hui conservent la tradition. Optima pars, la prière de Marie ? Oui, si l'on veut, mais enfin « stérile ». Combien préférable - longe potior - une prière tellement tendue vers l'acquisition des vertus qu'elle cesse d'être proprement prière. Soyons justes néanmoins, la prière qui n'est que prière, qu'adhérence à la volonté divine, ne leur paraît pas d'une stérilité absolue. Elle développe en nous, disent-ils, le goût du silence et de la solitude. Par là, notre enrichissement moral y trouve son compte. Mais enfin, elle ne poursuit pas directement ces vertus plus héroïques dont le chartreux et la carmélite peuvent bien se passer, mais non pas un religieux voué à la vie active. Je n'exagère pas ; j'explique. Si ce n'est pas là ce que veut dire cette opposition entre sterilis et operativa, je renonce à les comprendre.

« Suivez, du reste, leur dialectique et vous verrez bien qu'ils ne veulent dire en effet que ce qu'ils disent. Voici leur principal argument. Pour qu'une prière ne soit pas stérile, inopérante, pour qu'elle ne nous laisse pas au degré de perfection où elle nous a trouvés, il faut qu'elle nous conduise à des « conclusions pratiques ». On s'entraîne à tel ou tel acte de vertu, en se démontrant à soi-même que, cet acte, on doit le faire. « Conclusion pratique », puisque « ad praxim refertur» . D'un autre côté, qui dit « conclusion » dit « raisonnement ». D'où il suit de toute nécessité que la contemplation, qui ne raisonne pas, est inférieure, dans l'ordre pratique, à la méditation, dont toute la besogne est de raisonner. Stérile donc, la prière qui ne discourt pas ; elle nous laisse comme elle nous a trouvés, aussi longtemps que n'intervient pas pour la déstériliser un bienfaisant discursus, quo ex solido fidei principio per ratiocinationem conclusio practica

 

(1) I , 411.

 

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deducitur... Tota meditatio... ex sua natura practica est, et ideo practica quia ad praxim refertur ».

Non pas que ce raisonnement nous enrichisse par lui-même de la vertu sur laquelle nous raisonnons : inopérant de soi, on l'avoue certes, il a du moins l'avantage de n'être tourné que vers la pratique. Reste donc à pratiquer la vertu dont la ratiocinatio ou méditation nous a démontré l'excellence; reste la pratique effective. Mais quoi de plus simple ! L'homme est si bien fait, animal si raisonnable ! La « conclusion pratique » déclanche en nous ces opérations de la volonté qui sont la « pratique » même. Praxis vero est ipsa voluntatis operatio per affectas et motus. Affections, désirs, volitions, ou résolutions, qui se forment nécessairement en nous, qui explosent, si l'on peut dire, dès qu'a été perçue l'évidence de la conclusion pratique, qua excitati compunctionis et devotionis affectus in oratione erumpunt (1). C'est là tout le mécanisme de l'oraison « pratique ». Franchement, que peut-on imaginer de plus formel, de plus clair? Reste néanmoins un léger scrupule, ou plutôt une stupeur. Si c'est là une description exacte de la prière, que peuvent bien valoir les louanges que, par ailleurs, on ne ménage pas à la prière stérile des chartreux et des carmélites, à celle, veux-je dire, qui, négligeant si fâcheusement de nous conduire par le discours à des « conclusions pratiques », nous rend, d'après vous, toute praxis impossible. Maria pejorem partem elegit.

Eh bien ! non ! Cela ne tient pas du tout. Remarquez d'abord qu'il y a là un peu de poudre aux yeux. A qui fera-t-on croire qu'un religieux, même d'intelligence médiocre, ait besoin de tant raisonner pour souscrire enfin à ces quelques « conclusions pratiques », où se résume tout le programme de la vie parfaite. S'il ignorait qu'il doit se vaincre, serait-il là, dans une cellule, de 4 à 5 heures du matin, à genoux, grelottant, se raidissant contre le sommeil

 

(1) Le Gandier, II, pp. 164. 169.

 

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qui l'appelle ? Direz-vous que, sur le détail, sur les excellences particulières de chaque vertu, il a encore beaucoup à apprendre? Eh ! que fait-il donc tout le reste de la journée? N'a-t-il pas sous la main d'excellents livres ascétiques? Ne le forme-t-on pas à l'examen de conscience ? Et, pour qu'à la théorie s'ajoute la pratique, la vraie praxis operativa, le règlement ne lui impose-t-il pas mille exercices d'ascèse, plus mortifiants les uns que les autres? A lire ces panégyriques de la « méditation pratique », on croirait que la science de la perfection est une véritable casuistique, et tellement subtile qu'aux douze ou quinze heures quotidiennes d'initiation, il faut encore ajouter le peu de temps réservé à la prière.

Avec cela, je vois moins encore ce que présente de proprement religieux, cet effort spéculatif et volontaire vers la vertu. En quoi serait-il prière, au sens normal de ce mot? Je sais bien que, soit avant, soit pendant cette série d'opérations, on invoque le secours divin. C'est bien là une prière, mais concomitante et, si je peux dire, adventice, distincte du raisonnement lui-même et des résolutions qu'il déchaîne (erumpunt). Et nous voici donc, sauf quelques interruptions clairsemées, et qui doivent l'être, sous peine de fausser ou de ralentir les ressorts de « l'oraison pratique », nous voici dans le naturel jusqu'au cou. Avant de se mettre à ses équations, un algébriste dévot, offre ce travail à Dieu; s'iI y pense, il renouvellera cette intention entre deux problèmes, mais enfin, aux prises avec ses calculs, il se gouverne exactement comme ferait un algébriste incrédule. Marc-Aurèle, exactement comme le P. Le Gaudier, veut qu'on se gouverne dans la recherche active de la perfection.

Aussi bien, n'avons-nous pas déjà montré que, de quelque nom qu'on l'appelle, -ascèse, selon nous; prière, selon vous; - ces opérations ne méritaient pas la louange qu'on leur prodigue d'être « pratiques », effectivement efficaces. Ces raisonnements, ces mouvements affectifs, ces volitions sont orientés

 

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vers la pratique : ad praxim referuntur; ils ne sont pas, ils ne peuvent pas être cette pratique elle-même ; ils veulent faire, ils ne font pas. Apprendre par coeur le guide Joanne, retenir une cabine dans le prochain bateau, faire enregistrer les bagages, aller même jusqu'au milieu de la passerelle, en aucune langue du monde cela ne s'appelle voyager. Juste ciel, que de complications, que de détours inutiles ! Préludes, applications des puissances, discernement des esprits, etc., etc. : tout cela pour méditer sur l'excellence du zèle, et s'entraîner à la pratique de l'apostolat. Laissez donc ces exercices velléitaires ; quittez votre prie-dieu et courez à votre table pour y préparer un sermon, ou à l'hôpital pour soigner des malades. Des actes, des actes, disent-ils et non des paroles ! Comme si la vraie prière n'était pas un acte, le plus vertueux des actes et le plus immédiatement pratique; l'amour, non pas qui se promet d'agir, mais qui agit d'ores et déjà ; amour présent et non pas futur ; une adhésion formelle et nécessairement efficace et sanctifiante à la force de Dieu, présente en nous par la grâce.

Je l'ai dit cent fois, mais je ne le répéterai jamais trop : leur protôn pseudos est de ne pas faire état de la grâce sanctifiante, ou bien et, après tout, cela revient au même, de regarder cette grâce comme le privilège exclusif de quelques contemplatifs sublimes (1). Qu'on en juge sur cette page vraiment prodigieuse que j'emprunte, non pas à un pur ascéticiste, non pas même au P. Rodriguez, mais à un jésuite d'extrême droite, le P. André Baïole, mystique éminent lui-même, obsédé toutefois, comme tant d'autres, par la phobie de l'illuminisme. Dans la dernière partie de son livre, où il traite uniquement de la haute contemplation, nous devons, écrit-il,

 

suivre le mouvement de Dieu et coopérer à son esprit.

 

(1) Ils peuvent écrire de longs chapitres sur l'omniprésence de Dieu sans une seule allusion à cette présence particulière de la grâce; cf. le P. A. Baïole. De la Vie intérieure, Paris, 1649, pp. 459-483. Tout ce qu'il dit de l'omniprésence, un vrai philosophe, qui n'aurait pas la moindre idée du christianisme, le dirait tout comme lui.

 

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Eh quoi ! pour « coopérer à l'esprit » de Dieu, devons-nous attendre d'être en extase?

 

Le principal consiste en ce que l'âme se tienne dans une attention amoureuse vers sa Majesté, agréant tout ce qu'elle fait en elle, se soumettant à tous ses attraits, avec plaisir, et suivant doucement la conduite du Saint-Esprit ; ce sont les actes de l'entendement et de la volonté qu'elle contribue, non pas comme de soi-même, mais comme mue de l'Esprit de Dieu, qui est en elle, et qui fait par elle tout ce qui lui plaît.

 

Excellente description de tout ce qui est. vraiment prière dans un exercice de prière;

 

et c'est ainsi que l'homme arrive à un état de perfection admirable et sublime, lorsqu'il a Dieu pour principe, non seulement de son être, mais aussi de ses opérations qui sont comme un second être....

 

Eh bien ! et nous qui n'avons pas d'extases, Dieu ne serait-il pas également le principe de notre être et de nos opérations chrétiennes ?

 

Or, comme Dieu est la source de ses opérations, l'homme aussi a l'honneur d'être l'organe et l'instrument de Dieu, agissant à mesure que sa puissante main le fait agir. Instrument, dis-je, non pas mort et immobile, mais vivant et animé, qui concourt volontairement et librement avec Dieu, comme avec sa cause principale. Toute cette doctrine quelque subtile et extraordinaire qu'elle paraisse, se trouve dans la sainte Ecriture.

 

Subtile ou non, elle est vraie de tous les hommes, et deux fois vraie de tous les chrétiens en état de grâce.

 

Vous êtes morts, dit le grand saint Paul, et votre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu.

 

A merveille! Il va montrer que la doctrine mystique la plus haute jaillit, pour ainsi parler, de ces paroles. Mais celles-ci, pourquoi ne seraient-elles pas également bien la charte de toute prière, saint Paul n'ayant rien dit d'où l'on puisse conclure que seule la vie des extatiques était cachée avec Jésus-Christ en Dieu?

 

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L'âme contemplative, dans les entretiens qu'elle a avec Dieu ne doit pas agir de soi-même, ni se remuer, non plus qu'un mort; et avec cela, elle doit vivre d'une vie divine, cachée en Dieu... « Je vis..., mais ce n'est plus moi, c'est Jésus-Christ qui vit en moi. » Saint Paul ne vivait plus, parce qu'il n'agissait pas comme de lui-même  ; et néanmoins il vivait, mais d'une vie dont Jésus-Christ était le principe.

 

Fort bien, mais cela est encore vrai de n'importe quel chrétien en état de grâce. Dès qu'il prie, non seulement il « ne doit pas », mais encore il ne peut pas agir de lui-même . Dans la prière la plus chétive, comme dans la plus extraordinaire, Dieu reste l'agent principal. De l'une à l'autre, mille degrés sans doute; le vrai contemplatif adhère plus longuement que nous et avec plus d'intensité à cette mort et à cette vie ; mais enfin c'est par une adhérence de ce genre, plus ou moins explicite, plus ou moins durable, que toute prière est prière.

Et le voici comme épouvanté de son audace ! Ayant ainsi bravement affirmé le dogme de la grâce sanctifiante, il se demande si on ne va pas croire qu'il délire.

 

Que si quelqu'un trouvait étrange que Dieu soit le principe de nos opérations surnaturelles...

 

Je vous avais promis des étrangetés, avouez que j'ai tenu ma promesse ;

 

je le prie de lire

 

Qui donc ? Hermès Trismegiste? Non,

 

le chapitre huitième de l'Epître... aux Romains, et il apprendra « que le Saint-Esprit habite en nous..., qu'il nous enseigne à prier Dieu.., qu'il dresse nos oraisons..., qu'il nous fait demander à Dieu nos nécessités par des gémissements ineffables » et autres termes semblables, qui montrent que le Saint-Esprit agit et opère surnaturellement en nous... ;

 

et il conclut, fidèle à son invraisemblable paradoxe : « Plaise à Dieu de nous élever à ce degré d'oraison (1)». D'où il suit

 

(1) Baïole, op. cit., pp. 533-536.

 

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nécessairement qu'il y a deux sortes de prière et foncièrement différentes, l'une, la haute contemplation, où « le Saint-Esprit agit et opère surnaturellement en nous », l'autre, commune à tous les chrétiens, quasi toute naturelle d'ailleurs, puisque le Saint-Esprit n'y a point de part. Pauvre « prière commune », ainsi vidée de son contenu essentiel. Nous avons montré qu'elle n'était pas « pratique »; voici maintenant qu'on nous la montre incapable de prier. C'est là, en deux mots, où nous mène la philosophie de l’asccéticisme.

Malgré les fâcheuses concessions - distractions, ou plutôt contradictions - d'un contemplatif aussi décidé que le P. André Baïole, malgré les quelques vestiges d'ascéticisme qu'on relèverait aussi chez les mystiques français de la Compagnie au XVIIe siècle, telle n'est pas néanmoins la philosophie du P. Lallemant et de ses disciples. Depuis le volume que j'ai consacré à cette glorieuse école, on a essayé de réduire à quelques nuances insignifiantes l'opposition que j'avais marquée entre les deux courants spirituels qui divisent les fils d'Ignace. Il y a dans ce vaillant effort de réfutation, qu'on me permette de le dire, à ma manière rustique, une part de naïveté (1). Ce qui paraît avoir le plus ému

 

(1) Essai de théologie mystique comparée, Le P. Louis Lallemant et les grands spirituels de son temps, par le P. Aloys Pottier, S. J., t. I, Paris, 19.27. Le tome II a paru, je crois, récemment. Un troisième le suivra. Le tome I, le seul dont j'ai essayé de prendre connaissance, m'a tellement stupéfait, dès ses premières pages, que je n'ai pas cru nécessaire d'aller plus avant. Vita brevis. Liriez-vous jusqu'au bout 43o pages qui auraient pour objet de montrer qu'il n'y a jamais eu de difficultés entre la France et l'Angleterre ? Nous ne pouvons rien contre les faits éclatants. que je rappelle brièvement dans le présent volume. Le moyen de réconcilier la philosophie de Balthazar Alvarez et celle de Mercurian? Le moyen de ne pas reconnaître dans la philosophie de Lallemant, celle d'Alvarez? Autre évidence, non moins fulgurante et qui échappe néanmoins au R P. Pottier. Comme nous l'avons déjà dit (Métaphysique des Saints, I, p. 38), il exalte avec le plus vif enthousiasme la thèse de M. Vincent, où est proclamée la primauté de l' « ascétisme moral s, sur «l'ascétisme de religion ». C'est son droit, certes, mais comment ne voit-il pas qu'entre cette doctrine et celle du P. Lallemant, il faut choisir? Si M. Vincent a raison, Lallemant n'est plus qu'un illuminé. Entre Lallemant, Rodriguez et M. Vincent, tout au plus quelques nuances; entre Lallemant et Bérulle, un abîme : telle serait, si j'ai bien compris, ]a pensée directrice de l'ouvrage, et je ne crois vraiment pas qu'il soit nécessaire de discuter longuement un tel paradoxe. Mais il y aura là, j'espère, des vues de détail intéressantes et de beaux documenta dont, chemin faisant, nous ferons notre profit.

 

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mon très distingué et courtois contradicteur, le R. P. Pottier, est que j'aie osé ranger ou sous la bannière ou tout aux côtés de Bérulle, les Lallemant, les Rigoleuc, les Guilloré, les Saint-Jure, et autres gloires mystiques de la Compagnie de Jésus. Quae conventio! «Jésuites bérulliens », cette rencontre de mots lui fait de la peine. Pour moi. je ne la trouve pas offensante, et d'autant moins que de nouvelles réflexions m'ont permis d'établir une identité profonde entre François de Sales et Bérulle, considérés comme philosophes de la prière. Au surplus, je ne parlais pas tout à fait à la légère. Je savais qu'autour du P. Lallemant, on admirait beaucoup M. de Bérulle ; je retrouvais, chez plusieurs de ces jésuites, le lexique un peu spécial de l'école oratorienne ; et que, de l'autre côté, la spiritualité de Bérulle avait été assez mal accueillie. Mieux encore, je croyais constater que le P. Saint-Jure, du jour où il eut pris contact avec l'école oratorienne, en la personne de M. de Renty, insistait plus qu'il ne faisait jadis sur les principes fondamentaux de cette école. Simple pionnier, et dans l'impossibilité absolue d'approfondir les mille sujets que j'effleure, j'appelais, du reste, sur ce point particulier l'attention des vrais savants. Mais enfin, à ces questions de sources, qui amusent ma curiosité, je n'attache qu'une importance très secondaire. Eh ! n'ai-je pas assez répété que l'originalité principale de Bérulle était de remonter à la tradition pré-ignatienne, à la philosophie traditionnelle de la prière - bénédictine, franciscaine, dominicaine - et jusqu'à la doctrine même de saint Paul et de saint Jean, maîtres beaucoup plus anciens, en effet, que le fondateur de l'Oratoire. Après quoi, venant à la seule question qui soit digne de nous intéresser, lui et moi, le P. Pottier affirme qu'à bien prendre Ies choses tous les spirituels jésuites pensent de même sur l'oraison, tous unanimes et qui plus est, contre Bérulle. Singulière unanimité ! Elle se traduit en effet par une lutte perpétuelle souvent très vive, qui durera pendant tous les XVIIe et XVIIIe siècles, et qui ne s'apaisera au XIXe siècle que par l'extermination quasi totale des mystiques.

 

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Non, en vérité, je renonce à comprendre que l'on mette en doute des faits aussi palpables, aussi éclatants, ou que l'on se flatte d'en atténuer l'importance, aujourd'hui surtout que mille documents inédits, sortant de leurs oubliettes, ajoutent des précisions nouvelles aux indiscutables certitudes que déjà nous possédions. Grâce à ces inédits, on a déjà constaté la résistance impitoyable que rencontra chez

nombre de jésuites espagnols et chez le général lui-même la spiritualité de Balthazar Alvarez. Puisqu'il le faut, reste à montrer aussi, mais plus brièvement, que les héritiers directs du P. Balthazar ont été accueillis exactement de la même manière par les jésuites français du XVIIe siècle ; confiance enthousiaste du côté des happy few : répugnance instinctive de l'autre, et opposition invincible.

Laissons parler le R. P. Cavaliers, lui-même ascéticiste à ses heures. Nous lui devons une édition critique des lettres du P. Surin, où pullulent les inédits les plus friands.

 

C'est (à Rouen), écrit-il, sous la direction du maître incomparable qu'était le P. Louis Lallemant, que Surin acheva sa formation spirituelle, et s'y confirma dans cette spiritualité un peu particulière,

 

cet « un peu » ne se trouve pas dans les documents,

 

suspecte à certains de ses confrères,

 

les documents souffleraient plutôt « plusieurs »,

 

et qui est si étroitement apparentée,

 

n'en déplaise au R. P. Pottier,

 

à la spiritualité bérullienne, tout en gardant sa physionomie propre et ses attaches très étroites avec les Exercices,

 

comme je l'ai tant de fois rappelé moi-même. Aussi bien va-t-il de soi que, des deux côtés de la barricade, on se réclame de saint Ignace.

 

Il y a dans la correspondance du P. Général Vitelleschi, de

 

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1634 à 1639, avec la province d'Aquitaine, nombre de passages ou de lettres entières sur le P. Surin et sa doctrine. Cette province était alors le foyer d'une agitation motivée par ce qu'on appelait la spiritualité nouvelle, dont Surin était, par ses enseignements aussi bien que par ses exemples, l'un ,des promoteurs les plus en vue et les plus entreprenants. De nombreuses plaintes arrivaient à Rome à ce sujet, d'autant plus vives que les Provinciaux, Bohyre d'abord, puis Barthélémy Jacquinot, favorisaient ouvertement ces tendances mystiques, où les adversaires voyaient une déviation du véritable esprit de la Compagnie de Jésus...

(Cette correspondance explique) les critiques très vives que Surin fait souvent entendre, dans ses lettres et dans ses livres, contre les adversaires de sa doctrine, ceux qu'il appelle « les philosophes » (1).

 

Si le P. Pottier les juge unanimes, c'est manifestement qu'il ne donne pas aux mots le sens qu'on leur donne d'ordinaire, ou bien vent-il dire qu'au plus aigu de ces conflits, la charité reste sauve. Le Général, en tout cas, ne partage pas cet optimisme. Ses lettres sont fort belles. Il s'y montre beaucoup moins précipité, obstiné, cassant, que les juges d'Alvarez. Il écoute anxieusement toutes les cloches. Il ne croit pas le P. Surin et les autres capables des absurdités que leur prêtent des adversaires, encore plus saugrenus que venimeux. Nous avons le mémoire d'un de ces délateurs (2). Melchior Cano lui-même l'eût jugé un peu excessif. Vitelleschi, dont, pour le dire en passant, le latin ne manque pas de saveur, se renseigne avec une patience inaltérable. Un peu d'humeur parfois, jamais de colère. Parfaitement sage, il a tenté, d'ailleurs en vain, l'impossible, pour mettre fin aux extravagances de Loudun et sur la question qui présentement nous

 

(1) Lettres spirituelles du P. Jean-Joseph Surin, Toulouse, 1926, 1, pp. 276, 277, 291.

(2) Cavallera, op. cit., pp. 298-304.

(3) Je recommande à tous ceux qu'intéressent les « diableries » de Loudun, l'appendice II du P. Cavallera : La correspondance du P. Vitelieschi... au sujet du P. Surin et de ses doctrines » (pp. 291.298). C'est un document de premier ordre et qui, écrit le P. Cavallera, permet de répondre « à la question posée... récemment par M. Bremond sur l'attitude prise par les supérieurs majeurs à l'égard de l'affaire de Loudun » (p. 281). Comment, ai-je dû dire, comment a-t-on pu confier, d'abord, continuer ensuite, au malade qu'était déjà le P. Surin, un ministère qui achèverait de le détraquer? Si les supérieurs immédiats n'ont saisi ni le ridicule ni les multiples dangers d'une telle aventure, comment le Général ne les a-t-il pas rappeler à la raison? - Réponse : Eh ! c'est bien ce qu'il a essayé, mais « en dépit de ses lamentations répétées sur cette malheureuse situation, il ne parvenait pas à faire triompher sa manière de voir » (ib., pp. 281-282).

 

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occupe, harcelé des deux côtés, et, bon gré, mal gré, assez perplexe, il évitera jusqu'au bout de couper les ponts, comme avait fait, avec tant d'intrépidité, son prédécesseur Mercurian. Mais enfin, c'est bien chez lui la même phobie, que nous avons tant de fois décrite. La spiritualité de Surin lui paraît nouvelle, peu sûre, contraire, sans aucune espèce de doute, à l'esprit d'Ignace : non sat tritam ac tutam, CERTE NON NOSTRAM. Aussi hésitera-t-il longtemps avant de permettre au P. Surin de faire ses voeux de profès. Non pas, du tout, qu'il le tînt pour un religieux médiocre, remarque fort justement le P. Cavallera. « La cause n'en était pas un manque de vertu. Sans doute, son caractère offrait plus d'une bizarrerie,... même avant son séjour à Loudun,... mais personne, semble-t-il, ne contestait sa haute valeur morale. Ce qui était en cause était uniquement sa doctrine spirituelle - la doctrine d'Alvarez et de Lallemant - que l'on trouvait peu conforme à la tradition de la Compagnie, son penchant excessif pour les faveurs extraordinaires - c'est par là que Surin se rapprocherait d'Alvarez et se distinguerait de Lallemant - et pour la passivité dans la vie intérieure. D'autres autour de lui, et peut-être aussi à cause de lui, étaient l'objet des mêmes plaintes; le P. Bastide, le P. d'Attichy... On voulait voir où cela irait et quels fruits porterait cette nouvelle spiritualité. Reconnaissant enfin pleinement les excellentes dispositions et la vertu éminente de Surin », Vitellesehi l'admettra sans doute à la profession, mais en exigeant une fois de plus qu'il revienne à la voie de la « prière pratique ». Cette piété « solide », où un jésuite doit tendre pour lui-même et qu'il doit enseigner aux autres, les règles, les Exercices l'ont assez clairement définie. Ne laissons pas pénétrer dans la Compagnie une spiritualité « singulière », qui bouleverse

 

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notre communem... agendi morem, et qui ne produit que très rarement des fruits de salut (quæ bonos exitus habent rarissimos). « Que désormais donc Votre Révérence suive la voie royale, soit dans ses actes, soit dans ses propos: Quæso R. V. in posterum non agendo modo, sed loquendo viam regiam sectetur (1). » Au moins dans la forme, ce n'est là qu'une prière - quæso -, plus humaine sans doute, moins dictatoriale que l'ordre formel de Mercurian, et qui laisse la voie plus ou moins ouverte à un futur et muet concordat entre les deux partis en présence; mais l'intention de Vitelleschi n'en est pas moins identique à celle de Mercurian, et elle se fonde sur une philosophie toute semblable de la prière. Au lecteur de voir si de tels documents, de tels faits laissent une ombre d'apparence à la thèse du R. P. Pottier.

Qu'y a-t-il là, d'ailleurs, qui puisse nous consterner? Modicæ fidei. Notre pacifique débat autour de la définition métaphysique de la prière ne met en cause ni le prestige, ni l'originalité de la Compagnie : prestige qui se serait évanoui depuis longtemps si tous les jésuites se croyaient tenus de répéter sur tous les points la même leçon; originalité, qui survit sans effort à telles ou telles divergences doctrinales - philosophiques, théologiques, littéraires, spirituelles - parce qu'elle a ses vraies racines, non pas dans le cerveau, mais dans l'âme profonde. Un de leurs ennemis les plus cauteleux et les plus savants, l'ex-jésuite Mir, a cru leur porter un coup décisif, en affichant, textes en mains, les variations qu'ont subies, et que n'ont pas pu ne pas subir les

 

(1) Cavallera, op. cit., pp. 296-297. Moins saint peut-être et plus têtu que le P. Balthazar, ou, pour mieux dire, moins responsable de ses gestes, Surin n'a pas même essayé d'obéir à son général. Au contraire, il propagera de plus belle, et jusqu'au bout, la doctrine de Lallemant. Mieux encore, dans ses livres, qui, peut-être ne se publiaient que par contrebande, il n'épargnera guère ses contradicteurs. In hoc non laudo. Aussi douté-je fort qu'on le canonise jamais. Il parait bien néanmoins que les supérieurs se sont décidés de bonne heure à fermer les yeux, autorisant, au moins par leur silence, cette propagande. Les autres jésuites de l'école Lallemant n'ont pas dû être sérieusement inquiétés. Mais ceux-ci n'étaient aucunement liés par la lettre de Vitelleschi à Surin, document qu'ils ignoraient peut-être; et qu'en tout cas, les décrets plus solennels d'Aquaviva leur eussent permis d'éluder.

 

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premières « formules » officielles de l'Institut. Comme si le coeur même d'un Ordre religieux avait jamais pu tenir dans une formule, comme si l'on reprochait au chêne de ne pas ressembler au gland. Le triste livre de ce Mir ne mérite pas d'autre réponse (1). Quant aux trois volumes du P. Pottier que prouveront-ils, de leur côté, sinon que le gland est devenu chêne, puisque la doctrine spirituelle de l'école Lallemant parait aujourd'hui à son historien, non seulement si belle, mais encore si « pratique », Si bienfaisante et sanctifiante, qu'il ne veut même pas admettre que cette doctrine ait été jadis signe de contradiction entre les jésuites, ait été condamnée par plusieurs généraux comme « singulière », « stérile », dangereuse », contraire à l'esprit des Exercices, PEREGRINA et en un mot NON NOSTRA?

Eh! sur des problèmes de métaphysique pure, dont trois siècles de controverse nous ont rendu la discussion plus facile, mais si mal posés d'abord, rarement abordés de front, et d'ailleurs, si fâcheusement embrouillés de part et d'autre,

 

(1) Cf. une remarque toute semblable dans un article du R. P. Lavaud sur l'ouvrage de M. Baumann ; Mon frère le Dominicain. « Ces pages... disent l'ascension d'une âme aimante et généreuse, toute prise par la vie dominicaine. Si M. B. ne pénètre pas tout à fait jusqu'au fond, c'est que l'idée d'un grand Ordre demeure un mystère, et que.... toute vie religieuse, en ce qu'elle a de plus intime et de meilleur (j'ajouterais de plus original et spécifique), reste, même pour les proches les plus chers, qui n'ont pas fait semblable expérience un incommunicable secret. » Pour en revenir à mir, ceci est vrai du Souverain Pontife lui-même. On lui propose une formule, il l'approuve, mais cette formule n'a pu lui apprendre « l'incommunicable secret », de saint Dominique, de saint Ignace, l'âme de l'Ordre qui est en train de se fonder, et que les fondateurs eux-mêmes seraient bien empêchés de définir, pour la simple raison qu'une âme ne se définit pas. Aux yeux de Mir, l'affreux scandale de la Compagnie commençante est dans la résolution, très catégorique, prise par les premiers Pères, de corriger la formule, par eux proposée au Saint-Père, et sur laquelle se fonde l'autorisation de celui-ci. Cette formule, s'imaginerait il, par hasard, que c'est le pape qui l'a conçue et rédigée ? Non, c'est une ébauche, dressée par Ignace et les premiers Pères et, soit dans leur pensée, soit dans celle du Saint-Siège, manifestement provisoire, appelée à des retouches qui, d'ailleurs, devront être soumises à l'autorité suprême. « Ceux mêmes, continue le P. Lavaud, qui ont désiré le plus longtemps la vie religieuse (et qui en connaissent parfaitement la formule) découvrent quand enfin elle leur est donnée, que toutes choses, épreuves et joies, y sont d'une qualité qu'ils ne pressentaient pas. Et cela est bien ainsi » Vie spirituelle, décembre 1927. Je dirais que cela est bien sans doute, mais aussi que cela ne peut pas être autrement. C'est l'éternelle et indispensable différence entre connaître et réaliser.

 

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faut-il s'étonner que de bons esprits se soient longtemps partagés entre Alvarez et Mercurian, comme aussi bien l'humanité entière, au dire de Coleridge, entre Aristote et Platon? Façonnés par Ignace aux vertus héroïques, il est naturel au contraire que nombre de jésuites aient mis si fort l'accent sur l'ascèse, au détriment de la prière, oubliant, du reste, que la prière elle-même était ascèse, la plus héroïque et la plus pratique de toutes. Ayant pour mission - de combattre Luther, il est naturel qu'ils aient prêché, avec une force particulière, l'excellence et la nécessité des « oeuvres ». Humanistes presque tous et professeurs de grammaire ou de rhétorique, il est naturel que, d'un côté, ils aient été amenés à surnaturaliser le néo-stoïcisme de la Renaissance et, de l'autre, qu'ils aient appliqué d'instinct à la prière même les lois ou les recettes du « discours ». Le maître Pedro Martinez ne disait-il pas que « de même qu'Aristote réduisait les arts à une règle certaine, ainsi, dans les Exercices est condensée la manière de servir Jésus-Christ »? Louis de Grenade se moquait finement de ce travers.

 

Il y a quelques personnes, écrit-il, qui font une sorte d'art, avec toutes ces règles et documents, car il leur semble que, si celui qui apprend un métier deviendra bon artisan en se contentant d'observer les règles de son métier, de même celui qui gardera ces règles spirituelles atteindra aussitôt par leur moyen ce qu'il désire ; celui-là ne s'aperçoit pas que c'est un art de la grâce et qu'il attribue à des règles et artifices humains ce qui est purement don et miséricorde de Dieu.

 

« O mon Christ, s'écriait Lopez de Vega, ils me donnent des recettes pour apprendre à vous servir; mais personne ne m'enseigne aussi bien que de vous regarder sur la Croix ! (1)»

Et comme, d'ailleurs, les disciples d'Alvarez et de Lallemant n'arrivaient pas toujours à se définir eux-mêmes, il est naturel que leurs adversaires ne les aient pas compris davantage, ajoutant, de leur grâce, à la confusion initiale.

 

(1) Cf. Bernard, op. cit., p. 182.

 

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Surmenés par le travail apostolique, et, de ce chef, voués à une prière sèche et difficile, il est naturel qu'ils aient pris en grippe des spirituels qui parlaient de la vie intérieure, comme d'une Californie, terre promise où coulent le lait et le miel, où flambent partout des buissons ardents. Enfin il est naturel, quoique d'une logique par trop sommaire, que ces Français, chez qui prédominait le bon sens, voyant que les héros de Loudun appartenaient à l'école de Lallemant, aient fait peser sur la doctrine même de cette école, la honte et le danger de ces extravagances contagieuses.

Au surplus, la philosophie n'est pas l'histoire : elle se gouverne comme si tout écrivain, constamment d'accord avec lui-même, voulait dire tout ce qu'il dit. Mais, parmi les grands spirituels de la Compagnie, il en est sans doute fort peu qui ne se rallient pas par moments à la doctrine traditionnelle. Plusieurs se contredisent à chaque page (1), mystiques de tout leur élan profond, ascéticistes de tout leur esprit, la robe d'Esaü, les mains de Jacob. Si bien, que de Rodriguez lui-même, on ne saurait dire exactement ce qu'il pense (2).

Et puis, chez les jésuites, fort nombreux, qui acceptent, de propos délibéré ou à leur insu, d'identifier prière et ascèse, que d'atténuations, que de capitulations, sages et bienfaisantes, quand ils en viennent à la pratique, retours plus ou moins involontaires à la doctrine d'Alvarez et de Lallemant. La théorie est une chose, la direction en est une autre; la première est commandée par des principes, lesquels ne sont parfois que des préjugés, la seconde par la vie réelle, autant dire par l'attrait, la grâce même de chaque âme particulière. Or il y a pour tout jésuite quelque chose de plus sacré que l'agendo contra des Exercices, et c'est le respect souverain des droits de Dieu sur les créatures. Saint Ignace ne s'est pas décidé sans regret à prescrire des

 

(1) Ainsi tous ils admettent le Pur amour, comme nous le montrerons dans un prochain volume,

(2) Contradiction avouée de plusieurs, mais qui s'explique peut-être aisément, s'il est vrai, comme je crois l'avoir lu, que Rodriguez, semblable en cela au P. Quesnel, mettait à profit les notes spirituelles de divers maîtres.

 

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règles à ses disciples; il eût préféré les abandonner tous aux inspirations divines. A combien plus forte raison, quand il ne s'agit plus que de la rencontre entre Dieu et l'homme, dans la prière. Sibi et Deo relinquatur. L'ascéticisme aura beau faire; il ne rongera pas le granit de ces quatre mots. Dans les sermons, dans les livres, on exalte la « méthode militaire », mais dès qu'on en vient à la conduite des âmes, ce militarisme s'attendrit, souvent même  il se renie. Farouches à dénoncer l'illusion mystique sous toutes ses formes, même embryonnaires; prompts à la soupçonner parfois où elle n'est pas; ils sont plus prompts encore à rassurer les inquiétudes que font naître ces directions soi-disant « pratiques », et ces anathèmes; plus prompts à dire à telle et à telle âme : cela n'a pas été écrit pour vous. Si bien que, si l'on pouvait faire l'addition, on verrait que cela n'a été écrit pour personne. Ainsi Bossuet, concédant des deux mains à Mme de La Maisonfort tout ce qu'il a refusé à Fénelon.

 

 
 

CHAPITRE V : LE PÈRE CRASSET (1)

 

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I. Balthazar Alvarez, Grasset et « la nouvelle voie ». - Les chaînes brisées. - Derniers scrupules. - Mourir au « discours ». - Françoise de la Mère de Dieu, Gibieuf, Lejeune et Crasset. - La « courtine de ténèbres qu'il ne faut point éclairer ».

II. « Une nouvelle forme de méditations ». - Les commençants initiés à la vie mystique. - Les oraisons jaculatoires. - La « nouvelle forme » et les pauses de silence. - « Cantiques d'amour ». - La « Congrégation des Laquais ».

 

I. - Nous avons déjà parlé du P. Grasset, mais un peu à tâtons, dans notre cinquième volume. Je ne le connaissais guère alors que par ses relations de directeur et de biographe avec le mystique ménage des Hélyot. C'était plus qu'il n'en fallait pour me le rendre très attachant, mais non pour me révéler son originalité propre, ses expériences personnelles, et l'importance du rôle qu'il a joué dans l'histoire de son école. Depuis, l'ayant rencontré à maintes reprises, les confidences qu'il m'a faites m'ont amené à lire de plus près ses nombreux ouvrages, qui ne sont pas tous également remarquables et qui, d'ailleurs, n'intéressent pas tous le présent volume, mais où se trouvent des indications très précieuses. Aussi bien sa place est-elle marquée ici, entre le P. Balthazar Alvarez, auquel il ressemble par plus d'un point, et le P. Bourdaloue, dont il fut l'ami intime, peut-être même le directeur. Si quelqu'un, parmi les jésuites de ce temps-là, a pu faire naître chez Bourdaloue l’ « angoisse » que nous avons dite et que nous voudrions qu'il eût éprouvée, ce fut

 

(1) Né à Dieppe en 1618. Encore un mystique normand.

 

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bien ce P. Grasset, parfaitement équilibré, sage, discret, et néanmoins pleinement d'accord sur le fond de la doctrine avec les grands mystiques de la Compagnie, Alvarez, Lailemant, Surin.

Cette doctrine, qui ne lui fut pas enseignée par son maître des novices, ni par ses premiers directeurs, Grasset ne la connaîtra qu'après de longues années douloureuses, pendant lesquelles, docile, généreux, un peu timoré, il tâchera désespérément de se gouverner selon les principes et les méthodes de l'oraison soi-disant « pratique ».

La notice biographique, placée en tête de son ouvrage posthume - La foi victorieuse de l'incrédulité, Paris, 1693 - nous permet de suivre cette évolution. « Depuis l'année 1653, - il était entré au noviciat de Paris en 1638, âgé de vingt ans (1) - écrit son biographe, où je me trouve instruit par ses papiers secrets de ce qui se passait dans son coeur, j'apprends qu'étant alors appliqué à l'instruction de la jeunesse,... Dieu lui fit connaître plus distinctement l'état où il voulait qu'il entrât : c'est à savoir dans un abandon très parfait à sa sainte volonté, qui naîtrait d'un renoncement total à sa volonté propre... pour se laisser uniquement conduire à l'attrait du divin Esprit. » Mais laissons-le parler lui-même :

 

J'ai vécu onze ans dans la Compagnie, écrit-il, comme un pauvre misérable, abandonné à de grandes tentations, désolé et dans des peines d'esprit et des incommodités de corps inexplicables. Il me semblait que personne ne me considérait et que pas un ne prenait part à mes afflictions ; de sorte que je ne trouvais rien de quoi me soutenir, sinon une certaine douceur à m'entretenir avec Dieu et quelque peu de consolation dans l'oraison...

Cependant ce petit secours me manquait assez souvent, car encore que je m'efforçasse à me surmonter en tout, je me trouvais quelquefois si sec et si désolé dans mon oraison, que la nature se sentait comme dans une agonie mortelle. Enfin il plut à Dieu de m'ouvrir une nouvelle voie qui me dédommagea de toute la fatigue du chemin que j'avais tenu jusque-là pour aller à lui.

 

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J'étais ainsi que dans un désert affreux, d'où il me fit passer dans le royaume de la sainte dilection de Jésus-Christ, son fils. Il essuya toutes mes larmes, brisa mes chaînes et me délivra du rude esclavage où je gémissais. Il me donna sa vertu, qui me fortifia dans l'homme intérieur par son Saint-Esprit.

 

Si l'on veut bien se rappeler ce que nous avons cité plus haut du P. Balthazar Alvarez, on verra que ce sont là deux expériences tout à fait semblables. Laqueus contritus est et nos liberati sumus. Un lecteur pressé ou prévenu dira peut-

être qu'il s'agit d'une expérience fort commune et d'un intérêt médiocre : le passage de la désolation à la ferveur sensible. Non, certainement. Pendant ces années pénibles, les consolations ne manquaient pas tout à fait au P. Grasset, et rien ne prouve que, depuis son entrée dans cette « voie nouvelle » jusqu'à sa mort, sa prière ait toujours été facile et douce. « Lieu d'horreur », « désert affreux », « chaînes », « esclavage », toutes ces images veulent certainement décrire la contradiction, inconsciente parfois, mais néanmoins toujours mortifiante, le désordre intérieur, où se trouve réduit quiconque tâche de s'en tenir étroitement à une fausse définition de la prière. Aussi bien, s'il n'était ici question que de ces hauts et de ces bas qui règlent les mouvements de la dévotion sensible, Grasset n'aurait-il aucune raison de s'inquiéter sur l'état où Dieu semble l'inviter. Or il s'inquiète si fort, il a tellement peur d'être victime de quelque illusion, qu'il va soumettre ses doutes au P. Simon de Lessau, personnage malheureusement peu connu, mais de qui nous savons

qu'il rassura également le jeune P. Rigoleuc, et dont la cellule semble avoir été un des foyers de la « spiritualité nouvelle » (1). « Le P. Grasset, reprend la notice, s'ouvrit à ce Père sur les peines qu'il avait dans l'oraison. Comme il était fort éclairé, il connut les desseins du Ciel sur cette âme et lui dit comme un homme inspiré, qu'il ne fallait point tant d'efforts avec Dieu; qu'il n'avait qu'à se jeter entre

 

 

(1) Avant d'entrer dans la Compagnie, il avait été prévôt de la cathédrale d'Amiens.

 

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ses bras, et à lui présenter son esprit et son coeur, comme une charte blanche - ce furent ses termes - en le priant d'y écrire lui-même avec sa divine main tout ce qu'il lui plairait.

« Il n'en fallut pas davantage. Cette parole frappa vivement le P. Crasset, et lui inspira un ardent désir d'avancer dans l'oraison, et de s'y reposer dans Dieu, comme la « lassitude, dit-il, donne à un voyageur fatigué d'un long chemin, « une envie de dormir extraordinaire ». Et parce qu'il était déjà parfaitement bien disposé aux opérations de la grâce par la pratique des vertus,... dès le lendemain qu'il commença cette nouvelle pratique (1), il mérita d'être élevé en fort peu de temps jusqu'au degré le plus sublime de l'union avec Dieu, de la manière dont il le raconte fort au long, et que je rapporterais avec plaisir, si je ne m'étais borné de ne faire ici qu'un abrégé. »

Ainsi, résume le biographe, « durant les premières années, Dieu le laissa... dans les voies ordinaires de l'oraison, qu'on appelle méditation, parce que l'esprit y agit aussi bien que le coeur. Mais, dans la suite, sa fidélité merveilleuse (et constamment déçue) mérita d'être récompensée par le doux repos d'une contemplation simple et tranquille qui jusqu'alors lui avait été inconnue, et même, comme il l'assure, incompréhensible. C'est pourquoi. appréhendant extrêmement de tomber dans quelque illusion, il marquait très soigneusement toutes les démarches que la grâce lui faisait faire dans ce nouveau chemin ».

 

(1) Il y a ici un peu d'incohérence. Le biographe semble dire en effet que ce fut le P. de Lessau qui enseigna au P. Crasset cette « nouvelle pratique ». Non, me semble-t-il, mais attiré, malgré lui et par Dieu lui-même, vers cette voie nouvelle, il attendit pour s'y engager décidément la réponse du P. de Lessau. Un menu fait, très intéressant, explique peut-être cette résistance. Crasset avait d’intervenir, nous ne savons à quel titre, dans une discussion au sujet du trop fameux Labadie, et il avait même composé là-dessus « un fort gros écrit », dont il dit lui-même : Haec composui juvenis Ambiani in impetu spiritus provocatus ad respondendum, an. 1649. voici comment on peut imaginer la scène. Les jésuites de ce temps-là n'étaient peut-être pas tous d'accord, un d'eux ayant défendu Labadie en présence de Grasset, celui-ci aurait écrit pour lui répondre. Ce détail est emprunté à la précieuse, mais trop courte notice biographique.

 

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Il est déplorable que ces notes n'aient pas été conservées, mais, en somme, le peu qui nous reste nous permet de prendre pour autant de confidences personnelles tant de pages du P. Crasset, où les principes de la prière sont exposés avec autant de justesse que d'onction. Il y a huit ans, après avoir cité ses beaux commentaires sur l'oraison de Mine Helyot, celle-ci, ajoutais-je, « ne lui en avait pas dit si long. Il ne faut pas croire néanmoins que le P. Crasset romance le moins du monde les confidences qu'elle lui a faites. Simplement il les traduit, il les explique à la lumière de ses lectures, et,  je le croirais volontiers, de ses propres souvenirs intimes » (1). Simple conjecture, mais qui est aujourd'hui une certitude, et combien rassurante ici pour nous, qui devons toujours craindre qu'un peu de « littérature », je veux dire d'exagération éloquente ou de psittacisme, ne gâte les témoignages que nous rassemblons.

Toutes personnelles donc, toutes vécues, des pages comme celle-ci :

 

C'est à minuit, écrit-il, dans son Chrétien en solitude, les portes des sens étant fermées, que l'époux entre dans le coeur de son épouse, sans qu'elle sache ni par où ni comment il y est entré. Car son esprit étant souvent dans de profondes ténèbres, elle s'aperçoit néanmoins qu'on fait des noces en son coeur, et que l'eau froide et insipide de la dévotion est changée en un vin très délicieux. Elle sent quelquefois, si l'on peut parler ainsi,

 

il sait donc bien lui aussi que « sentir » n'est pas ici le mot propre, simple pis-aller littéraire, mais dont on ne peut guère se passer,

 

dans le plus profond de son âme, des opérations de la Divinité si fortes, si vives, si pénétrantes et si délicieuses,

 

bien qu'elles n'aient rien de commun avec les « insipides » délices de la dévotion sensible,

 

qu'il lui semble qu'elle touche la substance de Dieu même, parce

 

(1) T. V, Ecole du P. Lallemant, p. 322.

 

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qu'elle s'unit à lui sans images et sans milieu, à proportion comme les Bienheureux lui sont unis dans le ciel. Louis de Blois appelle cette grâce «un attouchement substantiel de la Divinité ». Pour l'esprit, il demeure ordinairement à la porte du coeur, où se fait le festin de noces, sans y pouvoir entrer. Il sait que l'Epoux est dedans, mais il ne peut comprendre ce qui s'y passe, jusqu'à ce que les portes de la salle lui soient ouvertes.

 

Il va sans dire qu'elles ne le sont jamais à une connaissance purement abstraite ou notionnelle et discursive.

 

Et lorsque cette grâce (extraordinaire) lui est accordée, ô mon Dieu quelle extase ! Mais cela ne dure pas longtemps. Une nuée céleste lui dérobe tout d'un coup la vue de ce beau soleil, lequel, par une merveille étrange, se cachant à son esprit, s'enferme pour ainsi dire dans son coeur.

 

Et reprenant, mais sans colère, le parabole de Surin contre les « docteurs » (1) :

 

O mon coeur, poursuit-il, quand seras-tu dans ce silence mystérieux, quand te plongeras-tu dans ces obscurités sacrées ?... Ce sera lorsque tu seras mort à tous tes désirs, à toutes tes pensées, à tous tes discours... Venez, âmes savantes, étudier dans cette école d'amour ; laissez là vos beaux discours, et renoncez à vos propres lumières. Cette science ne s'apprend point par l'étude, mais par l'expérience; c'est l'onction qui l'enseigne, et non pas la doctrine. On voit les vérités naturelles avant que de les goûter, mais il faut goûter celles-ci pour les voir et les comprendre (2).

 

Je retrouve ces mêmes sentiments, dans une belle lettre du P. Crasset à la Mère Françoise de la Mère de Dieu, admirable carmélite que je ne me console pas d'avoir ignorée, lorsque j'écrivais le volume sur l'École française. Parmi les

 

(1) Cf. dans l'Humanisme dévot, pp. 213, 214, la strophe : « Je vois un Docteur qui s'avance. »

(2) Le Chrétien en solitude (édition de Lyon, 1693), pp. 587-59o. Il dit encore - et que le P. Pottier lui pardonne ! - à la manière de Bérulle : « Jamais vous n'arriverez à l'union que vous ne soyez persuadé, non seulement en spéculation, mais en pratique... que Dieu est tout et que vous n'êtes rien... O le beau mariage que celui du tout avec le rien... du plein avec le vide! » (Ib., pp 596, 597). Avec cela, je ne prétends pas du tout qu'il pille Bérulle, j e remarque simplement l'unanimité.

 

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mystiques de ce temps-là, j'en connais peu, en effet, qui se soient approprié avec autant de ferveur et de profondeur la spiritualité bérullienne (1). Dirigée pendant les dix-huit dernières années de sa vie par le P. Paul Lejeune et, après la mort de celui-ci, par le P. Grasset, ni l'un ni l'autre de ces deux jésuites ne modifièrent d'aucune façon la direction qu'elle avait d'abord reçue du P. Gibieuf, autant dire de Bérulle lui-même. Unanimes donc, les grands oratoriens et les grands jésuites de l'école Lallemant, Le Carmel est d'ailleurs, comme une no man’s land, où tous les vrais mystiques,

d'où qu'ils viennent, se trouvent nécessairement d'accord. Disons plutôt que s'il n'y avait eu, de part et d'autre, que des mystiques, la longue et lamentable guerre entre les deux Ordres aurait bientôt fini faute de combattants.

 

Ma révérende Mère, écrivait donc le P. Crasset à la Mère Françoise, votre état est très bon, assuré et facile à entendre. Un néant trouve son compte à s'anéantir; plus vous serez vide des créatures sensibles, et plus vous serez remplie de l'Esprit divin. Il n'est point nécessaire de savoir ce qui se passe. Dieu a mis autour de son trône et de sa couche nuptiale zone courtine de ténèbres, qu'il ne faut point éclairer. La béatitude du ciel est une jouissance de Dieu dans les lumières, et celle de la terre une jouissance de Dieu dans les ténèbres ; l'une et l'autre est le repos de l'âme en Dieu ou connu par la lumière de gloire, ou connu par la lumière de grâce qui est la foi; toutes deux rassasient l'âme de telle façon qu'elle ne peut plus rien demander... Je n'appelle point privation de Dieu l'éloignement des choses sensibles, car Dieu est au-dessus de tout sentiment, et c'est dans les privations qu'il se trouve par la perte de la nature.

 

(1) Vie de la Mère Françoise de la Mère de Dieu carmélite, d'après un manuscrit contemporain publié par l'abbé Abel Gaveau, Paris, 1906. L'éditeur devait de connaître ce beau manuscrit à l'avant-dernière Prieure du Carmel de Paray-le-Monial, et c'est la présente prieure du même Carmel qui a bien voulu attirer mon attention sur ce livre. Sur le bérullisme de la Mère Françoise, on peut consulter les chapitres XXVIIIà XXXIX. Mais ce qui n'est pas moins remarquable est de voir cette incomparable doctrine, ressuscitée en quelque sorte, par la fondatrice du Carmel de Paray-le-Monial, notamment la « dévotion pour honorer les six semaines du Désert de Notre-Seigneur ». Si bien que la Vie de la Mère Marie de Jésus, Prieure et fondatrice du Carmel de Paray-le-Monial (Paray, 1921), ne fait en vérité que continuer la vie de la Mère Françoise.

 

296

 

Attachez-vous à la foi. Vos doutes sont ordinaires aux personnes que Dieu fait marcher sur les eaux, lesquelles craignent toujours d'enfoncer, principalement quand Jésus-Christ élève un peu le vent, et qu'on ne le tient point par la main. Qui a la foi s'élève de terre et marche sur les flots sans aucun appui.

Il n'est point besoin que. vous me fassiez voir vos péchés ; laissez-les au fond de la mer où Dieu les a jetés.

 

Ah! Si sic omnes, que de tortures seraient épargnées aux amis de Dieu!

 

Je vous connais assez bien pour vous conduire en si beau chemin. Allez tout droit, tenez-vous sans regarder où vous allez, ne faisant point de réflexion sur ce qui se passe. Quittez-vous partout où vous vous trouverez ; perdez-vous et jamais vous ne vous perdrez. Il ne faut point demander à la nature le chemin en un pays où elle n'a jamais été (1).

 

Rien d'original ici que l'expression. Chez le Y. Grasset, elle n'est jamais banale. Très ferme, et avec toutes les apparences du « solide », voire du « pratique », mais avec cela une suavité et une fraîcheur qui se tournent d'elle-mêmes en poésie. Mais ici l'important est pour nous que celte doctrine familière à tous les mystiques, Crasset ne craigne pas de la proposer au commun des hommes. Oh! saris casser les vitres, si j'ose ainsi parler, j'entends les vitres « de l'oraison

 

 

(1) Vie de la Mère Françoise, pp. 345-349. Les lettres du P. Lejeune à la Mère Françoise sont également remarquables. En voici une, parmi celles qui nous ont été conservées, et qu'on ne rapprochera pas sans profit de celle de Crasset que nous venons de citer : »L'état dont vous me parlez est bon. Vous dites qu'étant devant Dieu, vous n'avez ni sentiment, ni désir, ni volonté, ne pouvant agir par acte ni par pensée, ni par aucune sorte, étant devant lui comme si vous n'aviez point d'esprit ni d'âme, ne voyant que votre néant et votre impuissance. Ma fille, sachez que votre oraison serait une illusion ou ne serait pas oraison, si vous n'aviez point d'actes; et, quand vous dites que vous ne voyez que votre néant, vous faites un acte ; c'est agir pour ce que Dieu fait en votre entendement et en volonté (c'est adhérer par un acte à ce travail de la grâce sanctifiante), quoique néanmoins notre âme croit ne pas agir (ne faisant qu'adhérer à qui agit en effet plus qu'elle), Ce qui se passe en cela est si pur et si éloigné du raisonnement et de toute réflexion, qu'elle ne pense faire aucun acte. Elle en fait néanmoins un fort simple et fort direct qui n'est pas connu, parce que l'âme ne se réfléchit pas dessus, et ne le doit pas faire. Cette oraison est fort bonne quand elle est véritable, et aux actions du jour se connaît la solidité de cette oraison... » Vie de la Mère Françoise, pp. 325, 326.

 

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pratique », mais en les déchaussant doucement du mastic granitique où l'ascéticisme se plaît à les encadrer. Nous allons voir à l'oeuvre sa prudence et son exquise souplesse.

 

II. - Ce que nous citons de lui, dans le présent paragraphe, est tiré presque uniquement d'un petit livre, plusieurs fois réimprimé et qui devrait l'être encore : Méthode d'oraison avec une nouvelle forme de méditation (1). Sorte de piège où je m'étais d'abord laissé prendre, ce livre est un véritable manuel d'initiation mystique, mais si habilement camouflé, si tenace à éviter le langage caractéristique des contemplatifs, qu'on le prendrait aisément, et que beaucoup sans doute l'auront pris pour un de ces traités innombrables, aussi fastidieux que décevants, où sont enseignées les prétendues recettes de la méditation discursive. Heureuse stratégie, d'ailleurs, et toute bienfaisante. Car rien n'a plus gêné la diffusion de la vraie prière que l'air qu'on lui donne trop souvent d'une performance extraordinaire. Aussi

bien, n'est-il pas besoin de beaucoup de sagacité pour découvrir la ruse ingénue du P. Grasset. Dès sa dédicace qui est adressée à la Sainte Vierge, il reconnaît la faillite de l'ascéticisme :

 

Vous savez de quelle manière il faut traiter (Dieu)... Ouvrez le sanctuaire de l'oraison à une infinité d'âmes qui en cherchent l'entrée, et qui ont de la peine à la trouver,

 

bien qu'on les ait assez entretenues de « l'application des puissances ». La préface est encore plus formelle : on se présente à la prière « avec chagrin »; on y demeure « avec

peine » on en sort « avec dégoût ». On, qu'est-ce à dire ? Les tièdes, les lâches? Non, les meilleurs. Ils demeurent

 

continuellement altérés auprès d'un rocher dont ils ne sauraient tirer une goutte de dévotion... Il est certain qu'il y a quantité de saintes dies, qui n'arrivent jamais à la terre de promission,

 

(1) Je cite d'après l'édition de Lyon, 1742.

 

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pour ne savoir pas la route qu'il faut tenir dans ces pays déserts, stériles et inconnus.

 

Pour éluder la gravité d'une telle affirmation, dira-t-on qu'il ne veut ici parler que des âmes parfaites et de leurs épreuves extraordinaires ? Non encore :

 

Comme je ne prétends en ce traité qu'instruire les personnes qui commencent, et leur faciliter l'usage de l'oraison, je ne parlerai point (des) oraisons extraordinaires et de la manière qu'il s'y faut gouverner, mais seulement de l'ordinaire, qu'on appelle méditation (1).

 

Si, comme nous l'aurons bientôt vu, « méditation » est pour lui synonyme de contemplation au moins ébauchée, on avouera qu'il n'aurait pu bloquer, d'un geste plus décisif, l'éternel échappatoire des ascéticistes.

Il sait bien qu'à la prière des commençants doit préluder une série d'efforts ascétiques. Il rappelle donc l'ensemble des prescriptions ignatiennes, mais brièvement et avec la préoccupation manifeste de réduire autant que possible la part du « discours », inutile aux uns, impossible à d'autres.

 

Il y a des personnes qui sont peu capables de discourir, soit parce qu'elles sont convaincues de toutes les vérités chrétiennes,

 

et, n'est-ce pas le plus grand nombre?

 

soit parce qu'elles n'ont pas de facilité à raisonner,

 

bien qu'elles excellent à le faire, en dehors de l'oraison;

 

soit parce qu'elles ont l'esprit trop pesant ou l'imagination trop légère.

 

« Ceux qui sont convaincus des vérités chrétiennes », doivent, non seulement « donner à l'affection plus qu'à la considération», mais encore suspendre quelquefois jusqu'à l'affection elle-même, pour se prêter en silence au travail divin.

 

Il est bon aussi quelquefois qu'ils se tiennent paisibles en la

 

(1) Méthode, p. 22.

 

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présence de Dieu, ou qu'ils l'écoutent parler dans le fond de leur âme, ou qu'ils demeurent à ses pieds comme la Madeleine, ou qu'ils attendent le mouvement de l'eau comme le Paralytique.

 

Il ne s'agit donc pas, comme on s'obstine à le croire, de supprimer tout effort d'ascèse, mais, ces efforts, Grasset demande qu'on modifie insensiblement leur orientation normale et leur mécanisme naturel, pour les adapter par là aux mouvements tout différents de la prière. « Méthode militaire » ; Agendo contra, répète l'ascéticisme : « Il faut toujours prendre garde, répond Crasset, à ne se pas faire de violence » (1). Le noir et le blanc.

 

La fin de l'oraison n'est pas de méditer, mais d'aimer. Les affections valent mieux que les raisonnements, parce qu'elles détachent le coeur des créatures et l'unissent à Dieu. Il y a toujours du mérite à aimer, il n'y en a pas toujours à méditer. La méditation est un moyen pour exciter l'affection ; quand on a la fin, les moyens ne sont plus nécessaires. Si vous pouvez aimer, je vous dispense de méditer (2).

 

Curieuse ligne et flottante. Ignore-t-il donc que l'amour essentiel - l'adhérence salésienne et bérullienne- est toujours en notre pouvoir et, à plus forte raison, au cours d'un exercice immédiatement et formellement consacré à la prière ? Non, répondrait-il sans doute. Il y a là néanmoins un peu de confusion, peut-être voulue, entre les mouvements affectifs, qui ne dépendent pas toujours de nous, et l'affection profonde, qui s'exprime d'ordinaire par ces mouvements, entre l'amour même, et les « soupirs » de l'amour.

 

C'est une belle science que celle de savoir aimer Dieu. Il y a bien des gens qui ne sauraient méditer, mais y en a-t-il qui ne puissent soupirer ? Le soupir est une voix d'amour, qu'on peut appeler la plus belle, la plus forte, et la plus éloquente

 

(1) Méthode, pp. 37-35. Cf. plus loin : « On peut dire, en général, que l'action ne vaut pas la souffrance », p. 78.

(2) Méthode, p. 102.

 

3oo

 

des prières. C'est comme prient les âmes qui sont blessées de l'amour de Dieu et qui tendent à l'union ; elles ne sauraient plus parler, elles ne font que soupirer. « Filles de Jérusalem, disent-elles, dans leur douleur, soutenez-moi de fleurs... parce que je languis d'amour. » Voilà tout le discours qu'elles peuvent faire, puis elles demeurent dans le silence et ne parlent plus que du coeur, soupirant en respirant, et respirant en soupirant.

 

Comme on le voit, la confusion persiste : plus encore, une sorte de contradiction. De qui « languit d'amour », quelle peut bien être la douleur? La plus cruelle de toutes, pour les âmes pieuses, n'est-elle pas justement de ne pouvoir sentir qu'elles aiment? Essayons toutefois de le mieux comprendre. Il y va de tout. En effet, sans en avoir l'air, Grasset entend bien ici nous installer tous, parfaits ou commençants, peu importe, au coeur même de la vie mystique, et par suite, au delà de la zone fleurie de l'amour affectif.

Dans ce chapitre, qui me paraît inappréciable, il ne fait en somme que poursuivre sa critique du « discours ». Il nous dispense » de « méditer », au sens propre et raisonneur, ou ascéticiste du mot. Aux « déductions » pratiques de

Gagliardi, de Le Gaudier et de Watrigant, il préfère des «soupirs » accompagnés de « silence ». A quoi ses adversaires auraient décidément trop beau jeu de répondre que s'il est vrai, comme il le prétend contre eux, qu' « il y a bien des gens qui ne sauraient méditer », il y en a au moins autant, sinon davantage, qui ne sauraient « soupirer », puisque enfin, selon la philosophie ascéticiste, ce sont les réflexions qui mettent, si l'on peut dire, le feu aux soupirs.

Il n'y a qu'un moyen, mais très simple, de sortir de cet embarras. Les « soupirs » dont parle Crasset, ne partent pas nécessairement d'un coeur embrasé. Mais la prière la plus sèche, la plus nue peut toujours au moins essayer de les mimer, et elle le doit. Cet acte profond d'adhérence, qui est la prière même, toujours possible, mais non pas toujours sensible, l'âme doit le manifester, autant qu'elle peut, lui donner une forme, usant pour l'exprimer des formules mêmes

 

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qu'emploierait spontanément la ferveur sensible. Elle veut aimer, donc elle aime, comme le répète le P. Piny, et ainsi fondée, non sur les plaisirs, mais sur la vérité de l'amour, elle a le droit de s'approprier les gestes, les paroles familières à ceux qui aiment. Donc plus de discours, mais simplement

 

ce que nous appelons oraisons jaculatoires, qui sont autant de traits amoureux, qui s'élancent du coeur de l'homme et qui vont forcer le coeur de Dieu.

 

 

Avec ces quelques mots, pour lui chargés de sens et de promesses, Crasset rejoint, non seulement Louis de Blois et Bona qu'il devait connaître, mais encore et sans le savoir, un des plus grands maîtres, l'insigne bénédictin, Dom Baker. Pour celui-ci, comme pour ceux-là, mais plus expressément et plus savamment, toute l'initiation mystique se ramène à la pratique des oraisons jaculatoires. Eh! demanderez-vous, qui donc ne recommande cette pratique? Il est vrai, mais prenez garde : la plupart la recommandent comme une façon de pis aller. Puisque, disent-ils ou veulent-ils dire, puisque le « discours » vous est difficile, et l'application ignatienne des puissances méditatives, résignez-vous à répéter des oraisons jaculatoires. Ce sera toujours mieux que rien. Blosius, Bona, Baker et Crasset disent au contraire : ces courtes oraisons ont infiniment plus de prix que la méditation la plus active et la plus consolée. Au lieu d'un pis aller, un raccourci, non seulement plus rapide, mais plus assuré que la voie du « discours ». Par ces courtes prières, vous traduisez au dehors, non pas ce que vous tâchez d'acquérir, mais ce que déjà vous tenez; non pas l'être futur que les raisonnements pratiques vous aideront peut-être à devenir demain; mais l'être que vous êtes présentement, celui qui, adhérant par un acte de volonté, délectable ou non, à la présence, à la volonté et à la force divine, se borne à exprimer en peu de mots cette adhérence, à en escompter l'infaillible bienfait, et à la renouveler en l'affirmant.

 

3o2

 

A la bien comprendre, l'oraison jaculatoire, c'est la prière même, le cantique de l'union, une contemplation abrégée.

 

Quoique cette oraison soit la dernière disposition pour arriver à l'union,

 

à l'union statique et parfaite des contemplatifs proprement dits,

 

et l'occupation de ceux qui ne sauraient plus méditer, cependant tout le monde s'en peut servir et pendant l'oraison et après l'oraison (1).

 

Il estime donc, lui aussi, que l'oraison jaculatoire, également à l'usage des parfaits et des commençants, fait pour ainsi dire le pont entre les uns et les autres. Également incapables de méditer, bien que pour des raisons différentes, les uns, par suite de leur misère intellectuelle ou morale, les autres, parce qu'ils ne sont plus que prière, il leur reste aux uns et autres le pouvoir de contempler : contemplation à peine ébauchée, intermittente, rapide comme l'éclair, chez les uns ; intense et prolongée, chez les autres. Ces quelques paroles tendres et affectueuses, dit-il encore, peuvent

 

servir à ceux qui se trouvent sans dévotion et qui ne peuvent s'occuper dans l'oraison... mais principalement aux âmes qui sont dans l'union.

 

Vous voyez bien : une seule et même nourriture pour les uns et pour les autres; un seul et même langage. Entre l'expérience totale des uns et celle des autres, il y a sans doute de profondes différences : assez de ressemblances néanmoins pour que les plus chétifs aient le droit de s'approprier, avec une sincérité entière, les formules mêmes des extatiques.

Il a trouvé un curieux moyen de camoufler en contemplation

 

(1) Méthode, p. 99.

(2) Ib., p. 133.

 

3o3

 

la méditation discursive elle-même, dont il ne songe aucunement à contester l'utilité. Dans les modèles de méditations qu'il a dressés, à l'usage de ceux que cet exercice déroute ou dégoûte, le discours fait figure d'oraison jaculatoire. En cela consiste l'originalité de cette « nouvelle forme de méditation », que promet le titre de son livre. Une suite de courtes phrases, qui ne sont liées entre elles que par une logique implicite, tous les signes extérieurs du raisonnement étant supprimés. Cette nouveauté a beaucoup fait, j'imagine, pour le succès de l'ouvrage. Chaque méditation prend l'apparence d'un petit poème et, chaque pensée, d'un vers.

Chacun de ces vers appelle de soi une pause de silence, et par là met en branle le ressort contemplatif, si j'ose ainsi m'exprimer. Parfois même la rime intervient, ou la répétition d'un même mot, pour hâter et pour prolonger le mouvement mystique.

 

Qu'il faut bien faire toutes ses actions.

 

Dieu veut être honoré de moi par cette action...

Il a attaché sa grâce à cette action.

Il reconnaîtra si je l'aime par cette action...

Sa Sagesse a disposé cette action.

Sa Dignité relève cette action.

Sa Sainteté consacre cette action.

Sa Volonté commande cette action...

Son Amour exige cette action.

Ma paix est renfermée dans cette action...

 

*

*  *

 

O ! je ne veux donc songer qu'à bien faire cette action (1).

 

« Il faut s'arrêter à chaque verset et goûter celui qui touchera le coeur ». Il y en a ainsi pour chacune des trois vies,

 

(1) Méthode, 163, 164.

 

304

 

purgative, illuminative, unitive ; mais les plus sublimes sont à la portée du premier venu.

 

De l'Anéantissement.

 

Pour savoir tout, il ne faut savoir rien.

Pour goûter tout, il ne faut goûter rien.

Pour avoir tout, il ne faut avoir rien.

Pour être tout, il ne faut être rien.

 

*

*  *

 

O mon Dieu,

Vous êtes mon tout, et je ne suis rien.

Vous êtes ma lumière, je ne sais rien.

Vous êtes ma force, je ne puis rien.

Vous êtes ma sainteté, je ne suis bon à rien.

Parlez mon Dieu, car votre serviteur écoute.

Ma bouche devant vous est sans paroles.

Mais vous savez ce que mon coeur vous dit .

 

 

Une de ces méditations a pour objet : l'incompréhensibilité de Dieu! (2) On la croirait tirée de ce fameux chapelet du Saint-Sacrement, conforme à la pure doctrine de Condren, comme nous L'avons montré jadis, et qui néanmoins fut tant décrié (3). Une autre eût scandalisé Bossuet :

 

O sacré néant!

Où l'âme perd son être transformé en Dieu...

J'aime mieux être en enfer avec vous, que d'être en paradis avec vous.

Que je ne sois plus rien, afin que vous soyez tout en moi, tout à moi, et, si je l'ose dire, tout moi (4).

 

(1) Méthode, p. 201, 202.

(2) Méthode, pp. 202, 2o4. « J'honore l'incompréhensibilité de Dieu par le sacrifice de toutes mes pensées ».

(3) Cf. mon École de Port-Royal, pp. 197-212. C'est là encore un point de contact entre l'école bérullienne et l'école Lallemant.

(4) Méthode, pp. 2o8, 209.

 

305

 

Le livre s'achève sur des « cantiques d'amour », à la manière de Jean de la Croix et du P. Surin (1).

 

Rien comme Dieu.

Rien plus que Dieu.

Rien après Dieu.

Rien avec Dieu.

Un à un.

Seul à seul.

Tout à tout

Coeur à coeur.

 

Ou encore :

 

Vivre et ne point vivre.

Mourir et ne point mourir.

Être et ne plus être.

Voir et ne plus voir.

Penser sans penser.

Vouloir sans vouloir.

Agir sans agir.

Ce saint mystère d'amour qu'on apprend dans l'école de l'amour...

Filles de Jérusalem,

Gardez-vous bien d'éveiller ma Bien-aimée...

 

Celui-ci, encore, qui fait songer d'abord à Jean de la Croix, puis, vers la fin, à notre exquise et primesautière Marie Noël (2).

 

Qu'est-ce que je sens dans le fond de mon âme ?

Qu'est-ce qui se passe au milieu de mon coeur?

Les noces se font en Cana.

Jésus a fait un miracle, il a changé l'eau en vin.

L'Epoux est entré à minuit,

Les portes des sens étant fermées,

Je le vois sans le voir.

 

Mais alors, dirait Bourdaloue, vous ne le voyez pas.

 

(1) « Pour les âmes saintes », dit le titre, mais n'oublions pas que le livre s'adresse à tout le monde.

(2) Sur Marie Noël, cf. l'introduction du Manuel illustré de la littérature catholique en France, de 187o à nos jours (Paris, 1923), p. 77, seq.

 

3o6

 

Bénissons Dieu, qui a révélé ces mystères aux enfants, aux poètes, aux mystiques, et qui les a cachés aux raisonneurs, au simple « bon sens » !

 

Je le connais sans le connaître.

Mon oeil ne l'a point vu passer.

Mon oreille ne l'a pas entendu marcher.

Je sens l'odeur de ses parfums.

Je goûte le miel de ses douceurs.

Je le touche sans le voir.

Je le sens sans le sentir.

Si cela dure longtemps,

 

Ici commence à paraître Marie Noël,

 

Il me faudra mourir.

Retirons-nous à la campagne.

On nous voit, on nous entend.

Cachons-nous dans la nuit.

Silence! point de bruif (1).

 

Il ne semble pas, du reste, que l'oraison de ce contemplatif ait été stérile, qu'elle lui ait fait négliger le travail de l'apostolat. Très actif au contraire : il écrit beaucoup, il prêche, il dirige pendant près de vingt ans, à la Maison professe, et

 

(1) Méthode, pp. 251, 252. Pour Grasset, comme pour tous nos maîtres, prière et conformité à la volonté divine, c'est la même chose. Cf. quelques phrases de lui, toutes belles, sur les « actes de conformité ». « Les actes les plus nobles et les plus profitables que vous puissiez produire en vos afflictions sont ceux de conformité à la volonté de Dieu... Mettez-vous devant les yeux tout ce qui vous fait de la peine... Mettez-vous à genoux devant chacune (des croix) en particulier; baisez-la; embrassez-la; étendez vos bras pour y être cloué, et dites avec saint André : O bonne croix... ». Méthode, pp. 114, 115.

En dehors de ces petits poèmes en prose, Crasset avait publié des cantiques proprement dits, que je dois mentionner ici en quelques mots : Cantiques spirituels pour toutes les grandes fêtes de l'année et pour tous les états de la vie chrétienne, Paris, 1689. Ce recueil est fort curieux, sa préface notamment. Quelques mots sur l'usage et l'utilité des cantiques spirituels : « Qui n'aurait été surpris et scandalisé si les Juifs mêmes eussent prié leurs ennemis de leur chanter des airs de Babylone et les cantiques abominables qu'ils chantaient dans le temple de leurs faux dieux. C'est cependant ce que font à présent la plupart des chrétiens. Ils prennent plus de plaisir à chanter les louanges d'un Cupidon lascif et d'une infâme Vénus que celles de leur Sauveur et de sa sainte Mère. Ils vont à des concerts où toutes leurs passions s'échauffent. Ils font même chez eux une espèce d'opéra, répétant ce qu'ils ont entendu... » A qui leur reproche ce goût pour les airs profanes, ils répondent que « s'ils en avaient de dévotion, ils en chanteraient avec plaisir». On a essayé. « Celui qui a fait paraître plus d'esprit et plus de génie, c'est le R. P. des Hayes, de notre Compagnie. » Ce recueil est devenu rare : je ne l'ai pas rencontré encore. « Il a tâché de rendre chrétiens et religieux les plus beaux airs de son temps, par une poésie plus charmante encore que la musique.. Mais, outre qu'il ne s'en trouve plus, la musique n'étant pas faite pour les paroles, cette alliance du sacré et du profane, qui n'était pas naturelle, n'a pas eu tout le succès qu'on désirait. » Est-ce l'unique raison de cet insuccès ? « On s'en est dégoûté et on a laissé périr ces beaux cantiques, dont ma mémoire n'a conservé que deux strophes, que j'ai mises au commencement d'un cantique de la Nativité. Si j'avais pu recouvrer tous ses ouvrages, je les aurais enchâssés dans le mien, comme des pierres précieuses et des reliques d'un esprit aussi religieux que poli. » - Trait charmant et qui nous rappelle que la plupart des auteurs de cantiques, prennent leur bien où ils le trouvent. D'où l'extrême difficulté d'établir une édition critique de ces anciens recueils.

Quoi qu'il en soit, les Cantiques de Crasset ont au moins ce mérite que « la musique a été composée sur les paroles ». C'est une âme qui est faite pour son corps, et un corps qui est fait pour son âme ». Toutefois quelques exceptions. Comme « tout le monde ne sait pas la musique, on en a mis plusieurs à l'exemple de ceux du R. P. Surin, qui sont très beaux, sur des airs populaires, anciens et nouveaux ».

Beaucoup de ces cantiques sont assez médiocres, mais il y en a qui méritent d'être lus, et chantés, surtout parmi les plus mystiques. En voici un, à la Corneille, où l'on retrouvera la doctrine de l'un des poèmes en prose cités plus haut.

 

Que je sens dans mon coeur un mouvement étrange!

Je suis, je ne suis plus ce qu'autrefois j'étais.

Je ne me connais plus, ou, si je me connais,

C'est qu'en un autre cœur mon méchant coeur se change.

Tous ces objets charmants qui flattaient mes désirs,

Sont pour moi des tourments et non plus des plaisirs.

Les douceurs me sont des supplices,

Et, par un heureux changement,

Je fais à présent mes délices

De ce qui faisait mon tourment.

 

*

*  *

 

Je l'ai vu sans le voir cet Epoux admirable;

Il est entré sans bruit dans le fond de mon coeur;

Il a rempli mes sens d'une céleste odeur,

Il s'est laissé toucher sans se rendre palpable.

Il m'a mis dans la bouche un doux rayon de miel.

Est-ce un miel de la terre, ou la manne du ciel?

Nul ne le sait, s'il ne le goûte.

O Seigneur, chargez-moi de croix.

J'en suis content, quoi qu'il m'en coûte,

Pourvu que j'en goûte une fois.

 

Dans le cantique « d'une âme qui soupire après Jésus-Christ », je retrouve la brusquerie délicieusement capricieuse de Marie Noël :

 

Heureux habitants de ces bois,

Rossignols qui m'avez entendu tant de fois

Gémir après celui que mon âme désire,

Allez dire à Jésus qu'il vienne incessamment.

Et que je souffre un long martyre.

Taisez-vous, rossignols! je souffre, il le sait bien

Taisez-vous, ne lui dites rien!

Grandes rivières dont les flots

Cherchent incessamment le lieu de leur repos,

Je cherche comme vous un remède à mes peines.

Hélas ! je n'en puis plus, venez me secourir,

Il n'y a que Jésus qui me puisse guérir.

Dites-lui, fleuves et fontaines,

Qu'il ait pitié de moi! Non, ne lui dites rien,

Je souffre, mais il le sait bien.

 

Un père Surin, mais qui a lu Malherbe :

 

Toutes ces images épaisses,

D'ouïr, de sentir et de voir

N'ont plus dans elles le pouvoir

D'imprimer leurs sombres espèces.

 

La Vie de Mme Helyot. La Vie de M. Helyot. Le Chrétien en solitude.  Nouvelles formes de méditation...  Cantiques spirituels, c'est ainsi que, par tous les moyens, hardi et discret tout ensemble, Crasset continue sa propagande mystique.

 

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avec succès, une des oeuvres les plus importantes de la Compagnie, la « Congrégation des Messieurs ». Peut-être retrouverait-on, parmi les vieilles maisons qui entourent le Lycée Charlemagne, quelques restes du « corps de logis » qu'il fit bâtir « pour les retraites spirituelles ». « Il commença à l'Hôtel-Dieu de Paris le catéchisme que l'on fait aux pauvres, tous les vendredis, qui est suivi d'une exhortation pour les dames qui ont la dévotion de s'y trouver, et qui se répandent ensuite avec édification dans toutes les salles, afin d'y servir et d'y consoler les malades. Le nombre, la qualité, la ferveur de celles qui s'y rencontrent font revivre heureusement, les beaux temps de l'Église.

« L'un des derniers effets de son zèle, dit encore son biographe, fut l'établissement de la Congrégation des Laquais, qu'il avait si fort à coeur que l'on lui entendit dire plusieurs fois qu'il mourrait coulent, s'il pouvait un jour réussir à ce dessein. Il voyait avec chagrin que, pendant que les Messieurs étaient dans la chapelle, leurs laquais, qui remplissaient le degré et la cour, n'y faisaient que du bruit et du désordre, Il y avait longtemps qu'il cherchait un endroit pour les assembler durant ce temps-là, et pour leur y faire

 

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pratiquer à peu près les mêmes dévotions que leurs maîtres faisaient dans la chapelle. Enfin il vit naître le temps favorable par la nécessité où la maison se trouva de bàtir. Il ménagea

 

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un endroit commode dans le nouveau corps de logis, et engagea Messieurs de la Congrégation à y faire une chapelle pour leurs gens. De sorte qu'il eut la consolation d'y voir assembler tous les gens de livrée, pour y former une nouvelle congrégation, où l'on fait à peu près les mêmes exercices que dans la grande, avec une piété et une modestie que l'on n'aurait osé se promettre de cette sorte de personnes » (1).

Ce dernier trait prend ici une valeur symbolique. D'un côté, « faire pratiquer aux laquais à peu près les mêmes dévotions que leurs maîtres », et de l'autre, « ouvrir toute grande la voie mystique à la première âme venue », on ne dira pas que la pensée du P. Grasset manque d'unité.

 

 

(1) « Pour moi, ajoute curieusement l'auteur de la notice, qui, durant trois ans, ai servi en second dans cette nouvelle Congrégation, je puis dire que j'y ai trouvé quelques âmes choisies, tellement prévenues des bénédictions du Ciel, que je suis surpris, soit des bontés de Dieu à leur égard (! !), soit de la fidélité avec laquelle ils y correspondent, dans une condition aussi dangereuse et aussi décriée que celle-là. » J'ignore s'il existe une Histoire critique des laquais au XVII° siècle. Qui voudra s'y mettre, ne devra pas négliger la littérature religieuse de ce temps-là. Elle s'occupe, plus qu'on ne le croit peut-être, de cette « sorte de personnes s, comme j'aurai plus d'une fois l'occasion de le montrer.
 
 
 
 
 
 

CHAPITRE VI : LA SPIRITUALITÉ DE BOURDALOUE

 

« Si les libertins pouvaient être témoins de ce qui se passe en certaines âmes solidement chrétiennes et pieuses, s'ils voyaient la droiture de leur intention, la pureté de leurs sentiments, la délicatesse de leur conscience,... ils auraient peine à les comprendre ; ils en seraient étonnés, touchés, charmés et, BIEN LOIN DE S'ATTACHER COMME ILS FONT A TOURNER LA PIÉTÉ EN RIDICULE, ILS EN RESPECTE-RAIENT, MÊME JUSQUE DANS LA FAUSSE, LES APPARENCES, DE PEUR DE SE TROMPER SUR LA VRAIE.»

(Injustice du monde. Cf. Dæschler, p. 75)

 

I. Le R. P. Dæschler et Bourdaloue méconnu. - Éléments tumultueux d'une doctrine spirituelle, mais non doctrine « parfaitement cohérente ». - Le « terrible sermon sur la Prière ».

II. Critique du sermon. - L'auditoire coupé en deux. - L'imprudence de Bourdaloue. - « Je me suis senti inspiré ». - Le semi-quiétisme français et les infamies du molinosisme. - Nouvelles imprudences : l'appel au bon sens. - « Oraison chimérique, celle dont l'Evangile ne parle pas ». - Légèretés. - L'oraison « extraordinaire ». - Encore « l'oraison pratique », la « plus parfaite », la seule parfaite. - Confusion perpétuelle entre prière et extase.

III. Le vrai Bourdaloue, tendre, impulsif, plus que e raisonnable ». - Genèse du « terrible sermon ». - L’ascéticisme de Bourdaloue. - La grâce habituelle.

IV. Le panhédonisme de Bourdaloue. - Pas de plaisir, pas de prière. - Nécessité de l'amour a senti ». - Prime aux tempéraments affectifs. - La « sensibilité » de Madeleine.

V. L'échelle des « divins plaisirs ». - Le « centuple ». - La « paix de Dieu », température normale de Bourdaloue. - Justes noces du devoir et du plaisir. - Les consolations. - « Pour moi..., je suis content de VOUS ».

VI. Le troisième degré du centuple, les consolations extraordinaires. - Confusion entre les délices de la contemplation et la contemplation même. - De l'ascéticisme au panhédonisme. - Philosophie anti-mystique, vie mystique de Bourdaloue.

 

I. Je l'ai dit au début de cette quatrième partie : si les circonstances me l'avaient permis, au lieu d'écrire, soit ici même, soit dans un autre de mes volumes, un chapitre sur la « spiritualité de Bourdaloue », passant la plume à un plus compétent que moi, j'aurais publié, dans un fascicule spécial de mon Histoire littéraire, l'ouvrage si remarquable que le R. P. Dæschler a consacré récemment à ce beau et difficile sujet. Quoi de plus sage et de plus naturel (1) ! Bien avant d'en tenir le manuscrit, je convoitais ce travail, je rêvais de m'en emparer, un article du même P. Dæschler : Le P. Judde et la tradition mystique dans la Compagnie m'ayant fixé, une fois pour toutes, sur la rare pénétration de cet historien, sur la sûreté de sa méthode, et, qui plus est, sur la conformité foncière de nos points de vue respectifs. Non pas du tout que, ce disant, j'essaie de lui faire porter le poids de mes propres constructions. Si le P. Dæschler veut bien lire le présent volume, je sens bien que, d'ici de là, sans aller néanmoins jusqu'à l'exorcisme, il se récriera doucement. C'est qu'aussi bien, et pour ne signaler ici que cette disparité, nous ne poursuivons pas le même but. Il se borne à creuser un cas particulier, la spiritualité du seul Bourdaloue, spiritualité, d'ailleurs, moins théorique, moins enseignée que vécue. Pour moi, sans trop essayer de chasser mon naturel qui m'incline plus vers le concret que vers l'abstrait, je tâche de faire ici oeuvre de philosophe : rôle que, d'ailleurs, je ne me serais pas donné, si je n'avais trouvé toute raisonnée et édifiée, chez les maîtres divers qui se trouvent ici réunis, une vraie métaphysique de la prière.

Je crois, d'ailleurs, que nous sommes d'accord sur

 

 

(1) La Spiritualité de Bourdaloue. Grâce et Vie unitive, par René Dæschler, s. j., Museum Lessianum, 1927.

 

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l'essentiel, le P. Dæschler et moi, et, si j'ose dire aussi, contre l'unanimisme du P. Pottier. Avec moi, il accepte l'évidence que toute cette quatrième partie a pour but d'exposer et d'expliquer, sauf à la pallier le plus possible, à savoir qu'il y a parmi les spirituels de la Compagnie, deux courants nettement et profondément distincts : Alvarez et Mercurian ; Lallemant et Rodriguez. Or, très certainement, le P. Dæschler n'a jamais songé, il me l'écrit lui-même, à faire de Bourdaloue « un disciple même lointain du P. Lallemant ». Simplement il veut montrer que ce « roi des prédicateurs » n'est pas seulement le grand moraliste chrétien que tout le monde connaît, mais qu'il est aussi et plus encore un maître spirituel, au sens le plus étroit de ce mot. Sa morale, écrit-il,

 

a été souvent étudiée... Aussi j'ai cru devoir omettre, dans ce travail, toute cette partie de la spiritualité que l'on traite assez communément à propos de morale, et je m'en suis tenu uniquement aux éléments qui se rapportent à la « vie unitive ».

 

C'est notre distinction entre ascèse et prière.

 

Les autres éléments de l'ascétisme ne figurent donc (ici), comme dans notre présent volume,

 

que par manière de rappel ; mais ils sont continuellement supposés, comme étant le fondement indispensable de toute vie vraiment, efficacement unitive et, d'ailleurs, souvent et fortement inculqués par Bourdaloue. En limitant ainsi mon sujet, j'ai cherché à pousser plus à fond l'étude de ces principes de la vie unitive, qui n'ont. guère obtenu jusqu'ici l'attention qu'ils me semblent mériter (1).

 

C'est là, en effet, une grande, une heureuse nouveauté, et même, du simple point de vue profane, une sorte de révolution. Nul jusqu'ici ne mettait en doute la foi, la religion, la ferveur personnelle de Bourdaloue. Mais on ne semblait pas s'apercevoir que son génie d'orateur et de moraliste

 

(1) Spiritualité, p. 6.

 

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dépendait en quelque sorte de sa vie intérieure. Entre le prédicateur et l'homme de Dieu, on élevait comme une cloison, et si épaisse qu'elle dérobait à la critique littéraire la vraie figure du prédicateur lui-même, tant loué et si mal connu. Voici, par exemple, les contre-sens qu'on peut lire dans l'excellent ouvrage qui a pour titre : La Bibliothèque d'un homme de goût.

 

(Bourdaloue) porta la force du raisonnement dans l'art de prêcher, comme Corneille l'avait porté dans l'art dramatique. On l'a accusé pourtant d'être plus avocat que prédicateur, plus propre à convaincre des gens d'esprit qu'à émouvoir le peuple. Il est admirable du côté du raisonnement; mais il a peu d'onction et même de pathétique. Il a cette force qui vient de la raison, du vrai mis dans tout son jour par un esprit solide et ferme ; et non celle qui vient du sentiment, des mouvements d'un coeur tendre et affectueux (1).

 

C'est là s'arrêter à la surface de cette éloquence, ou plutôt c'est nier l'éloquence même de Bourdaloue. Simple dialecticien, il eût fait le vide autour de sa chaire. Mais, en vérité, il n'a pas moins de sensibilité que de raison. Délicieusement tendre, dans ses rapports avec les hommes, et plus encore avec Dieu ; Nemo mihi fuit amicior, lisons-nous de lui, dans l'autobiographie de Huet (2). Presque trop tendre, oserons-nous dire bientôt, ou, du moins, trop enclin à définir la prière en soi d'après sa propre prière, vive, jaillissante, affectueuse jusqu'au lyrisme. Aussi ne paraît-il jamais plus admirable que lorsque, attendrissant sa dialectique,

 

(1) Bibliothèque d'un homme de goût, ou avis sur le choix des meilleurs livres écrits en notre langue... Avignon, 1777, I, pp. 243, 246 (Chaudon, je crois)... Il dit encore - et ceci vaut mieux : « C'était un homme de grand sens plutôt qu'un homme d'esprit, ou plutôt qu'un homme d'imagination... Il a peu de ces traits qui peignent d'un mot, de ces expressions de génie qui présentent une vérité commune sous une face toute nouvelle. » Bref, très loin de Bossuet. C'est là aujourd'hui un lieu commun, mais en 1727, c'était presque une hardiesse. N'oublions pas que, sous l'Empire, les critiques les plus autorisés, Feletz, par exemple, goûtaient médiocrement l'imagination de Bossuet.

(2) Cité par le chanoine Grisette, Bourdaloue, histoire critique de sa prédication, Paris, 1901, pp. 924, 925.

 

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ou l'oubliant tout à fait, il se laisse aller avec une candeur émouvante aux mouvements de son coeur. Ni avocat, ni même prédicateur, au sens inquiétant de ce titre. Poète, bien plutôt et mystique. Rappelez-vous le splendide passage : « Mon Dieu, je suis content de vous... » Ni chez Bossuet lui-même, ni chez Lacordaire je ne trouve rien d'aussi beau, rien non plus qui ait à ce point la valeur d'une confidence. Grâce au petit livre où le P. Dæschler a rassemblé tant de passages qui rendent exactement le même son, nous connaîtrons désormais le vrai Bourdaloue.

De tous ces textes, le P. Dæschler a tenté de dégager une doctrine spirituelle, mais il ne prétend pas que, dans la pensée même de Bourdaloue, cette doctrine « soit construite de toutes pièces », et « parfaitement cohérente ». « Bourdaloue, dit-il, est un prédicateur, et non un professeur ou un auteur; au point de vue spirituel, il est bien plus un « praticien » qu'un théoricien. L'expression de sa pensée dépend beaucoup des circonstances, des nécessités de son auditoire », peut-être aussi quelquefois d'impulsions que. cet esprit, assez impétueux de nature, ne savait pas toujours contrôler. « Mais sa pensée intime, sans être jamais explicitée en théorie complète, doit donner une impression dominante, qu'il sera sans doute possible de discerner parmi des expressions quelque peu divergentes » (1). Par ces remarques, d'ailleurs, si justes, on devine bien que le P. Dæschler cherche à s'aguerrir contre une difficulté que sa loyauté ne lui permet pas d'escamoter, mais qu'il ne serait pas fâché de réduire. Désireux, comme je le suis moi-même, d'enlever Bourdaloue aux ascéticistes, ou du moins de ne pas le leur abandonner tout entier, il ne peut oublier néanmoins, ni effacer le méchant tour que son héros nous a joué à tous deux, dans l'église Saint-Eustache, pendant le carême de 1688, je veux dire le « terrible sermon » sur la Prière (2).

 

(1) Spiritualité, p. 37.

(2) Ib., p. 37.

 

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« Terrible », non pas seulement contre les quiétistes, ce qui ne nous gênerait aucunement, mais aussi contre les mystiques, et, qui plus est, tout à fait indigne du grand homme qui l'a prononcé. Mais enfin le texte est là, d'autant plus limpide qu'il est plus exaspéré et, si j'ose dire, plus étourdi, et, d'ailleurs, l'unique sermon où Bourdaloue ait traité ex professo le problème de la prière. Le P. Dæschler en convient, mais, il demande que l'on n'exagère pas la portée du fameux sermon. Après tout, ce n'est là qu'un document négatif, une exécution, dont Bourdaloue tempérerait l'outrance, dont il rétracterait même implicitement la philosophie profonde dans une foule de textes, moins passionnés et plus positifs. Pour l'outrance, rien de plus exact, mais pour la philosophie, je dirais plutôt que Bourdaloue ne l'a jamais rétractée, pour la simple raison qu'en ces délicates matières, il n'a jamais eu de philosophie. Peu curieux de métaphysique, il n'a jamais approfondi la nature de la prière. Il met sa force dialectique au service des quelques idées qu'il a reçues toutes faites de son milieu, et qui, d'ailleurs, sur le plan de la réflexion, ne seraient pas loin de le satisfaire. D'où ses variations, ses contradictions même, selon qu'il répète docilement une leçon déjà traditionnelle dans la Compagnie, ou qu'il est poussé par les élans de sa ferveur personnelle. Qu'il ruine en 1688 toute la mystique, ou qu'il semble ailleurs la relever, il ne fait qu'obéir, ici et là,. soit aux réactions impulsives de ce qu'il appelle lui-même, et non sans fracas, « le bon sens », ou aux attraits profonds et constants de sa propre vie intérieure. Ce disant, je m'éloigne à peine du P. Dæschler. J'exprime plus catégoriquement, sinon plus brutalement; ce qu'il pense tout bas, ce qu'il insinue sans l'affirmer, ou ce qu'il a peur de penser. Par des chemins plus ou moins divergents, nous arrivons, lui et moi, à des conclusions presque semblables : Bourdaloue mystique malgré lui, contre lui; mystique dans sa vraie prière; ascéticiste, plus ou moins décidé et cohérent, dans sa philosophie de la prière.

 

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II. - De ce « terrible sermon », le P. Dæschler relègue pudiquement l'examen critique dans un coin perdu de son livre. Mieux vaut néanmoins que l'on en sente dès maintenant la débilité navrante, et commencer ainsi par le plus ingrat de ma tâche. En vérité, et bien que ce mot me coûte à écrire, ce sermon est un avorton. La division d'abord qui eût amusé l'auteur des Dialogues sur l'Eloquence. D'ordinaire, comme vous savez, cette opération rituelle ne mutile que des idées. Elle fait l'anatomie, réelle ou fictive, d'un seul et même  sujet, au lieu que, dans le sermon si justement appelé « terrible », ce n'est pas le sujet, c'est l'auditoire que Bourdaloue coupe en deux. D'un côté la classe enfantine : tous ceux des auditeurs qui ne savent pas que la prière est un devoir ; de l'autre, l'école des Hautes-Études : ceux chez qui une longue vie de ferveur, ou les exhortations de spirituels insignes, ou des lectures mystiques ont développé le goût de la prière parfaite. La gazette de Loret ne nous ayant donné aucune statistique, mettons quinze cents personnes d'un côté et, de l'autre, soyons généreux, une petite quinzaine. Songez avec cela que, malgré le fossé qui les sépare, ils sont coude à coude, tous emprisonnés dans Saint-Eustache, aussi longtemps que durera le sermon. Vous ne voulez pas, j'imagine, que lorsque, avec le second point, s'ouvrira le cours de langue hébraïque, les marmots du b. a. ba se ruent vers la porte. Ni la décence ne le permettrait, ni le Suisse. Les plus malins suivront d'un air amusé la déconfiture des dévotes, les autres s'endormiront. Qu'est devenue la sagesse de Bourdaloue? Il avoue, d'ailleurs, que cette division paraît assez imprévue, pour ne pas dire bizarre. Aussi n'imagine-t-il rien de mieux que d'en faire porter la faute au Saint-Esprit lui-même.

 

J'ai, dit-il, à vous entretenir de la matière la plus importante, savoir de l'oraison et de la prière. Et, par un dessein particulier de Dieu, je me trouve obligé d'en instruire tout à la fois les chrétiens du siècle, qui marchent (vaille que vaille) dans les routes de la religion; et ceux qui aspirent et qui s'élèvent aux voies les

 

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plus sublimes de la perfection. Il semble que, pour l'utilité publique, j'aurais pu (et dû) me contenter de l'instruction des premiers ; mais Dieu, par son adorable providence, a permis que, dans notre siècle, il ne fût pas moins nécessaire de s'appliquer à l'édification des seconds.

 

L'embarras est manifeste, et si j'ose dire, la poudre aux yeux. La Providence n'a pas attendu 1688 pour permettre aux spirituels de donner aux âmes saintes les directions

particulières dont elles ont besoin. Il ne s'agit pas de ce truisme, il s'agit uniquement de prouver que le devoir s'impose hic et nunc à Bourdaloue « d'instruire tout à la fois » les mondains et les aspirants à la perfection.

 

Et c'est pourquoi,

 

mais non, ses prémisses ne contiennent pas cette conclusion;

 

je me suis senti inspiré de parler ici aux uns et aux autres, aux premiers, pour les convaincre de la nécessité de l'oraison, et aux seconds, pour leur découvrir les abus de l'oraison (1).

 

Paralogisme, ou volte-face, dont Bossuet jouera plus d'une fois dans ses écrits sur le quiétisme et, par exemple, dans la préface de son Instruction sur les Etats d'oraison. Plus clairvoyant que Bourdaloue, il sent la gravité de la manifestation qu'il va faire, et se pose nettement, avec une anxiété apparente, le cas de conscience qu'on s'étonne que Bourdaloue ait oublié de se poser : est-il prudent, est-il honnête

de faire le grand public juge de pareilles questions, et de soulever ainsi les derniers voiles du sanctuaire, au risque d'introduire l'ennemi au coeur de la place? Si dangereuse que semble l'erreur que l'on veut exterminer, les simples fidèles ont-ils à connaître de ces choses; et, d'un autre côté, pour quelques âmes que l'on guérira peut-être de leurs illusions, ne va-t-on pas jeter le trouble chez plusieurs

autres, déjà torturées par leurs propres scrupules? Laissons parler Bossuet.

 

(1) Oeuvres de Bourdaloue (édition de Bar-le-Duc), II, p. 154.

 

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Parmi tant de différentes pensées qui se forment sur ce point dans tous les esprits,

 

« tous » est ici purement lyrique ;

 

comment empêcherai-je la profanation du mystère' de la piété, que le monde ne veut pas goûter ?

 

Voilà qui est net. Nous attendons haletants la réponse. Un tel homme ne soulèverait pas de telles questions s'il n'avait le moyen sûr et facile de les résoudre. Écoutez :

 

Dieu le sait, et

 

C'est un peu court, mais ce « et », nous promet sans doute plus de lumière. Non, il ne fait qu'amorcer une diversion pathétique :

 

Dieu le sait, et il sait encore l'usage que je dois faire des contradictions, ou secrètes ou déclarées

 

qui m'attendent. Ainsi, nous voulions savoir pour quelles raisons décisives Bossuet se résignt au scandale des simples et aux railleries des libertins ; il nous répond qu'il se résigne aux violences de Fénelon. Bourdaloue a du moins recours à une échappatoire moins fiévreuse, et plus auguste, quoique décidément trop commode : « Je me suis senti inspiré »; c'est « par un dessein particulier de Dieu », que j'ai composé mon terrible second point. Une illumination dont il ne doit compte à personne le lance, comme malgré lui, à la poursuite des illuminés. Encore une fois, il est beaucoup mieux sans doute, mais enfin on peut regretter que les mystiques ignorent l'art de la guerre (1).

 

(1) Tout est permis aux poètes et à Bossuet, mais Bourdaloue, déviant, pour une fois, de sa parfaite droiture, nous fait de la peine. Son premier point n'est qu'une fausse fenêtre. Inspiré ou non, il n'en veut ici qu'aux abus de l'oraison prétendue « extraordinaire ». Comme ces abus ne menacent ni de près ni de loin l'immense majorité de l'auditoire, il ajoute, à l'usage de ceux-ci, un premier point de fortune, croyant se tirer par là d'une situation désespérément fausse. Le vrai sermon, c'est le second point, au début duquel il sent de nouveau le besoin de s'excuser. « J'ai cru, pour l'accomplissement de mon ministère, devoir (traiter ce sujet) et je ne m'y suis résolu qu'après qu'une expérience confirmée m'en a fait reconnaître la nécessité. » Ib., p. 16o.

 

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Aussi bien Bourdaloue se gardera-t-il d'empoisonner le débat. Nous n'attendions pas moins de sa probité et de sa noblesse. Dès le début, il dissipe l'équivoque mortelle où Bossuet aura le tort de tant se complaire. Rappelant en deux mots la condamnation de Molinos et du quiétisme obscène, « Je ne prétends pas », dit-il, m'arrêter à certains abus grossiers,

 

tels que sont ceux qui, de nos jours, ont éclaté (mais non pas chez nous) à la honte de la religion... L'Eglise, animée d'un saint zèle, a pris soin elle-même de nous en donner toute l'horreur que nous en devons avoir... En vain voudrais-je y rien ajouter, persuadé d'ailleurs, comme je le suis, que votre piété n'a nul besoin de ce remède. Je parle d'abus moins scandaleux, mais toujours très pernicieux dans leurs conséquences, et d'autant plus à craindre qu'ils sont plus ordinaires et qu'on les craint moins. Je parle de ces abus où nous voyons tomber tant d'âmes chrétiennes, qui, abandonnant la voie de l'humilité et de la simplicité, se laissent entraîner à suivre des voies plus hautes en apparence, mais fausses et trompeuses (1).

 

Le mal est-il aussi « ordinaire », le nombre des égarés aussi considérable que Bourdaloue le prétend? c'est là un problème purement historique, et dont nous n'avons pas à nous occuper ici. J'incline à croire qu'il exagère peu ou prou

l'extension de l'épidémie semi-quiétiste; quoi qu'il en soit le témoignage d'une telle autorité n'en reste pas moins très impressionnant. Nous aurons plus tard à en tenir compte, mais seule présentement nous intéressera la critique même qu'il va faire de ces abus, et la philosophie informulée qui anime cette critique.

Dès le premier point du second point, il trahit, avec la redoutable candeur des enfants terribles, le vrai secret de sa résistance.

 

J'appelle oraison chimérique celle qui choque le bon sens, et contre laquelle la droite raison se révolte d'abord, ayant toujours été convaincu que le bon sens, quelque voie qu'on suive,

 

(1) Oeuvres, II, p. 16o.

 

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doit être de tout, et que, là ois le bon sens manque, il n'y a ni oraison ni don de Dieu... N'est-il pas étonnant que, malgré ce bon sens universel qui a toujours réclamé contre un tel désordre, c'est-à-dire que, malgré l'opposition de tous les esprits judicieux et de tous les hommes sages, on n'ait pas laissé de courir après tous ces fantômes d'oraison, et qu'à la honte du christianisme on ait vu ces fantômes l'emporter souvent sur l'oraison solide et véritable ? (1)

 

A d'autres de s'émouvoir pour si peu. A nous de nous réfugier dans saint Paul : Græci... sapientiam quærunt... Nos autem Christum.. gentibus stultitiam... Déférer au bon sens, comme à une cour suprême de cassation, tout ce qu'affirment les auteurs inspirés, les Conciles, l'histoire des saints et les mystiques approuvés par l'Église, quelle imprudence mortelle, quelle prime au rationalisme! Que le bon sens discerne de lui-même telle illusion, par trop néfaste ou grotesque, c'est bien entendu. Mais, en dehors de certains cas exceptionnels, les convulsions de saint Médard, par exemple, qui lui dira où commence exactement l'absurde, où finit la zone de ces « choses de Dieu que l'homme animal ne peut comprendre »? (2) L'homme spirituel lui-même, et le plus expérimenté, le plus « judicieux » hésite souvent. Il est bien vrai que Bourdaloue ne veut s'en prendre ici qu'aux abus de l'oraison, mais, bon gré mal gré, c'est l'oraison elle-même, et la plus sûre, qu'il livre à la sentence d'un tribunal incompétent. Pour que le bon sens juge de l'abus, il faut en effet qu'il connaisse d'abord de l'oraison en soi, du mystère de la grâce sanctifiante, de l'activité mystérieuse de Dieu dans les âmes. Pour condamner un voleur, le juge se fonde sur le droit de propriété et sur les prescriptions du code; pour distinguer entre les vrais et les faux mystiques,

 

(1) Oeuvres, II, p. 16o. Cf. ce très beau passage exalté par Feugère, dans sa thèse sur Bourdaloue, sa prédication et son temps, Paris, 1875, pp. 302, 3o3 : « La Sagesse même ne saurait mieux dire. Si Fénelon, etc..., etc... »

(2) « La raison humaine, en matière de croyances, est normative, mais non ultime; a le droit d'exiger l'absence de contradiction, mais non l'absence de mystère ; ne veut pas être violentée, mais accepte sur bonnes preuves, d'être dépassée ». L. de Grandmaison, La Religion personnelle, Paris,  1927, p. 53.

 

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sur quoi se fondera le bon sens? La passivité des premiers ne lui paraîtra pas plus raisonnable que celle des seconds. Il les renverra dos à dos (1).

Ayant donc établi qu'en ces délicates matières, le dernier mot doit toujours rester à « la droite raison », il tire avec une vigueur et une verve exceptionnelles les conséquences de cet axiome prétendu.

 

J'appelle oraison chimérique celle dont l'Evangile ne nous parle point et que Jésus-Christ ni saint Paul ne nous ont jamais enseignée.

 

Si quelque protestant s'est glissé parmi l'auditoire, j'imagine qu'à ce seul mot il aura dressé l'oreille ;

 

n'étant ni vraisemblable ni possible que, dans le dessein qu'ils ont eu de nous apprendre toute perfection, ils nous eussent laissé dans une ignorance profonde de ce qui devait être, en matière d'oraison, le plus haut degré de la perfection. Or, c'est justement ce qui serait arrivé : car, en quel endroit, ou de l'Evangile ou des autres Livres sacrés, paraît-il le moindre vertige de cent choses que le raffinement des derniers siècles a inventées (2)?

 

Ici, notre protestant se frotte les mains. Voilà, pense-t-il, qui met en poudre la théologie scolastique d'abord, le concile de Trente ensuite, n'étant ni vraisemblable ni possible que, dans le dessein que Jésus-Christ et saint Paul ont eu de nous apprendre tout ce qu'il faut croire pour être sauvé, ils nous aient laissé dans une ignorance profonde sur la Transsubstantiation, par exemple, sur le nombre des sacrements, sur le culte des saints ou des images, et autres nouveautés ou raffinements, inventés par les derniers siècles. A côté de ce protestant, plaçons quelque ennemi des jésuites, et de la méthode ignatienne. Lui aussi, ne boira-t-il pas du lait, vous priant de lui montrer dans l'Évangile ou dans les Épîtres, les clairs passages où sont enseignés l'application

 

(1) « Va, va Pascal, disait voltaire, tu as un chapitre sur les prophètes on il n'y a pas ombre de bon sens. Attends... »

(2) Oeuvres, II., p. 161,

 

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des puissances, l'examen particulier, les règles du discernement des esprits. Bien entendu, je les anathématise l'un et l'autre, le protestant et l'anti-jésuite, mais je ne puis rien changer aux règles du syllogisme. La majeure est là implacable. S'il nous faut tenir pour chimérique tout ce dont « l'Évangile ne parle point », c'en est fait du catholicisme lui-même, et des plus grands maîtres de l'oraison, Tauler, par exemple, ou Jean de la Croix. De deux choses l'une : ou ce premier argument ne prouve rien, ou il prouve trop, puisqu'il déconsidère également et les faux et les vrais mystiques. J'en dis autant du second.

 

 

J'appelle oraison chimérique celle qui, de la manière qu'on la propose, est absolument inintelligible... Vous me direz qu'entre Dieu et l'âme, il peut (?) se passer dans l'oraison des mystères ineffables et inexplicables. Et moi, je réponds... que si ces mystères sont inexplicables, on ne doit donc pas entreprendre de les expliquer.

 

Et moi, je réponds que tout mystère étant, par définition, « inintelligible », la théologie qui, soit pour les pénétrer, soit pour les défendre, entreprend de les expliquer, est également chimérique. Après tout, la description d'une prière où nos

facultés raisonnantes sont, pour un instant, suspendues, paraît moins déconcertante que le dogme d'un seul Dieu en trois personnes, ou que celui de la présence réelle (1). Il continue intrépidement :

 

Quelque ineffables et inexplicables que soient ces mystères d'oraison, un homme particulier et sans aveu,

 

on croit qu'il fait ici allusion à Malaval, mais, je voudrais être sûr qu'il ne songe pas aussi à Bernières;

 

s'estime assez habile pour en parler, pour les développer aux autres, pour les réduire en art et en méthode,... pour en composer

 

(1) « Que doit-on donc penser de ceux... qui, loin d'admirer et de respecter les opérations de l'Esprit de Dieu dans les âmes, en nient ou y condamnent tout ce qui leur paraît surprenant, comme si Dieu avait cessé d'être admirable dans ses saints ou qu'il ne pût y rien opérer de ce qu'ils ne peuvent comprendre..., (traitant) de pures imaginations tout ce qu'on ne peut bien leur exprimer». Caussade, Instructions spirituelles..., Perpignan, 1761, p. sqq.

 

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des traités, et pour en discourir éternellement avec des âmes peut-être aussi vaines que lui, et souvent séduites par lui (1).

 

Légèreté sur légèreté : le mot est encore plus juste que dur. Ni Bernières, bien qu'il ait été mis à l'Index en même temps que le P. Surin, ni Malaval, dont les formules, sinon la véritable doctrine, n'échappent certainement pas à la censure, ne sont des hommes « sans aveu »; l'un et l'autre, suivis comme des maîtres par quantité d'insignes personnages : Bernières par M. de Renty, cher au jésuite Saint-Jure, et par tous les grands spirituels du XVIIe siècle, et plus tard par le jésuite Judde, si estimé de Bourdaloue; Malaval, porté aux nues par l'incomparable cardinal Bons, et plus haut encore, par le jésuite Guilloré, farouche pourfendeur des illusions mystiques. Auprès d'eux, que pèse l'autorité de Bourdaloue? Au surplus, et à ne les prendre que dans l'ordre spéculatif, ni Bernières ni Malaval ne font figure de nigauds ou de charlatans. Ce dernier est un psychologue d'une lucidité et d'une pénétration étonnantes. J'ai passé récemment sa Pratique facile à un philosophe de métier. Il en est resté émerveillé. Bourdaloue aura-t-il seulement pris le temps de

le lire? Avec cela, s'il est chimérique de « composer des traités » sur les secrets « inexplicables » de la vie intérieure, que l'entreprise vienne d'un saint Thomas, d'une sainte Thérèse, d'un Tauler, ou bien d'un « homme sans aveu », elle paraîtra également absurde. C'est donc là encore un de ces arguments à deux tranchants, qui exterminent d'un même  coup et les spirituels plus ou moins douteux qu'ils visent, et ceux que Bourdaloue fait explicitement profession de vénérer. Mais notre stupeur n'est pas rassasiée encore. Apprenez donc

 

(qu') il n'appartient qu'à saint Paul de pouvoir dire : audivi arcana verba. Dans ce commerce intime avec mon Dieu, j'ai entendu ce que je ne puis exprimer (2).

 

(1) Oeuvres, II, p. 261.

(2) Ib., p. 162.

 

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Ah! vraiment! C'est donc que Bourdaloue aura eu pour toute bibliothèque les épîtres de saint Paul. Il n'aura pas même la vie de son Père saint Ignace, à qui furent révélés, dans une vision fameuse, les plus « ineffables » mystères, et si clairement, si complètement, que le saint avoue lui-même qu'après de telles lumières, ni les Pères ni les théologiens n'avaient plus rien à lui apprendre. Pas même lu les Exercices, qui nous font espérer, dans le « premier temps » de l’ « élection », par exemple, des inspirations particulières de Dieu! Audivi arcana verba, ces mots, ou d'autres qui disent exactement la même chose, reviennent à toutes les pages de nos saints et de nos mystiques. Pas même sainte Thérèse, qu'il cite pourtant. Mais quoi, ses propres sermons, ne les aurait-il pas lus davantage?

 

Quel est donc, se demandait-il un jour, ce précieux centuple que le Fils de Dieu nous propose?

 

Et il répond par une description en règle : c'est..., c'est..., c'est..., c'est...; puis, se rappelant soudain que les dons de Dieu sont ineffables, ce centuple, dit-il, est encore quelque chose au delà de tout ce que je dis :

 

c'est ce que je ne puis exprimer (1)

 

Après quoi, il recommence à le décrire, et le mieux du monde. Étrange façon d'observer la consigne qu'il nous donne dans le « terrible sermon » :

 

Il faut... se tenir dans le silence, et imiter au moins saint Paul, qui... avouait humblement l'impuissance où il était de rapporter ce qu'il... avait entendu !

 

Nul doute, d'ailleurs, qu'il n'y ait plus de visionnaires que de voyants, et que nombre d'âmes pieuses n'inclinent trop aisément à se voir favorisées des mêmes grâces que saint Paul. D'où ces illusions, contraires, comme Bourdaloue le

 

(1) Cf. Spiritualité, pp. 28-29. Nombre de textes semblables. Cf. Ib., pp. 34. 35.

 

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dit fort bien, « à l'humilité et à la simplicité chrétienne » ; d'où mille abus déplorables contre lesquels les contemplatifs authentiques ne cessent de nous mettre en garde, et que Bourdaloue aurait certes raison de dénoncer à son tour, sinon dans la chaire de Saint-Eustache, au moins devant une académie de dévotes. Le malheur est que, faute de s'être assimilé l'enseignement commun des vrais maîtres, il tient également pour « extraordinaire » et l'oraison où abondent ces grâces exceptionnelles, et celle que la grâce rend facile à toutes les bonnes volontés, et qui n'est pas autre chose que la prière elle-même. «Je sais, dit-il, qu'outre la manière commune de prier, il y en a une autre différente, - extraordinaire -,

 

 

où Dieu, par des impressions fortes, prévenant l'âme et s'en rendant le maître, l'élève au-dessus d'elle-même, tient ses puissances liées et suspendues, la fixe à un seul objet, fait qu'elle agit moins qu'elle ne souffre, lui ôte cette application libre qui ne laisse pas, quoique bonne, d'être un effort pour elle et un travail ; l'établit dans un saint repos, lui parle et se découvre à elle, tandis qu'elle est devant lui, dans un profond et respectueux silence. Je sais, dis-je, que c'est tout cela qu'on a coutume de comprendre sous le nom d'oraison extraordinaire, et à Dieu ne plaise qu'il m'arrive jamais de le critiquer (1) ;

 

Eh bien non! il ne sait pas. Ses formules, si nettes, et si fermes en apparence, cachent en réalité une confusion inextricable. Préoccupé d'élargir le fossé, d'après lui infranchissable, qui sépare la prière des commençants de celle des parfaits, il n'arrive à définir exactement ni l'une ni l'autre, exagérant d'un côté l'activité de la première et, de l'autre, comme fera bientôt Bossuet, la passivité de la seconde. D'un côté il n'a pas compris que, dans quelque état de prière que ce soit, Dieu n'ôte jamais complètement « cette application libre », cet acquiescement, cette adhésion volontaire, qui est un des éléments essentiels de toute oraison véritable,

 

(1) Oeuvres, II, p. 16o.

 

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l'extase n'étant pas prière, au sens propre de ce mot (1) ; et, de l'autre côté, il ne prend pas garde, il semble ignorer que la plupart des traits qui, pour lui, définissent l'oraison extraordinaire, se retrouvent foncièrement identiques dans l’ « oraison commune » ; il semble ignorer que Dieu collabore à la plus chétive prière comme à la plus sublime, qu'il y « élève l'âme au-dessus d'elle-même »; qu'il voudrait « la fixer à un seul objet », et qu'enfin, il « fait » toujours « qu'elle agit moins qu'elle ne souffre » ; bref qu'une certaine passivité entre dans la définition de la prière chrétienne : passivité ineffable certes, inintelligible même, mais non pas « extraordinaire », mais non pas, comme Bourdaloue l'imagine, « tout extatique » (1).

C'est qu'aussi bien, fidèle à la tradition de l'ascéticisme, il ne voit dans « l'oraison commune » qu'un exercice d'ascèse, cette oraison prétendue « pratique », et seule « pratique », dont nous avons déjà tant parlé. Il la décrit, du reste, à merveille :

 

L'oraison commune, par l'exercice et par les actes des plus méritoires vertus, auxquelles elle tient l'âme appliquée, est une source féconde et abondante de toutes les grâces qui font devant Dieu la sanctification de l'homme.

 

Vous lisez bien « de toutes les grâces ». Donc « pratique » et seule pratique ! « Extraordinaire », en revanche, et « stérile », il ne recule pas devant ce mot, toute oraison qui, au lieu de s'appliquer immédiatement à l'acquisition des vertus, ne s'applique immédiatement qu'à Dieu. Et encore :

 

Cette oraison, où l'âme, par un usage libre de ses puissances,

 

autrement dit par un effort ascétique,

 

et fidèle à la grâce de son Dieu, travaille à se purifier et à se perfectionner, qui est l'oraison commune (2),

(1) « Tout extatique » pour lui, une oraison où l'âme « reçoit les opérations divines, plutôt qu'elle n'opère elle-même », Spiritualité, p. 47.

(2) Oeuvres, II, p. 162.

 

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Oraison commune, mais de beaucoup préférable à n'importe quelle autre, puisque seule, elle « produit la sainteté », que seule « elle opère le mérite », que seule « elle enrichit l'âme des vertus ».

 

Toute commune et toute simple qu'elle est, c'est l'oraison la plus parfaite, et la plus capable de rendre les hommes parfaits. Qu'il y en ait d'autres plus mystérieuses,

 

le simple regard, par exemple,

 

et, si vous voulez, d'une plus haute élévation, c'est ce que je vous laisse à décider ; mais anathème à quiconque en reconnaîtra une plus sainte et plus sanctifiante!

 

Je doute qu'on puisse exposer, avec plus de netteté et de candeur tout ensemble, le paradoxe fondamental de l'ascétisme, la « préférence infinie », donnée à l'ascèse sur la prière, au moralisme sur le théocentrisme d'Alvarez, de François de Sales, de Bérulle, de Lallemant.

« Une pareille théorie, prise à la lettre, avoue le P. Dæschier, ne semblerait pas s'accorder avec l'enseignement des docteurs mystiques les plus révérés de Bourdaloue, sainte Thérèse, saint François de Sales. - La question n'est malheureusement pas de savoir s'il les révère, et qui ne le fait? mais s'il les comprend. - mais il faut noter qu'elle ne s'harmonise guère non plus avec tant de passages, où il vante lui-même les effets merveilleux de ces grâces spéciales, de ces paroles intérieures, de ces communications divines, qui semblent bien parfois s'identifier avec les faveurs mystiques les plus caractérisées. » Eh! sans doute, et c'est même là ce qu'on appelle une contradiction dans les termes. De ces mêmes grâces que le terrible sermon déclare - et avec quel fracas ! - « infructueuses », « stériles », incapables de nous « faire saints », d'autres sermons de Bourdaloue exaltent « les effets merveilleux ». « Il faut aussi remarquer, conclut le P. Dæschler, qu'il vise spécialement l'oraison extatique,

 

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les dons les plus sublimes » (1). Eh ! précisément, cette distinction libératrice, Bourdaloue ne la conçoit même pas. Dans sa philosophie de la prière, il n'admet que ces deux cas extrêmes : d'un côté, l'oraison « pratique », la méditation pure et simple; de l'autre,  l’ « oraison extatique », les visions, les contemplations sublimes. Ascèse ou extase, il ne voit pas de milieu, et il prouve, par une avalanche de truismes, qu'entre les deux le choix du chrétien ne saurait hésiter. Facile victoire, mais sur des adversaires fantômes. Entre l'ascèse et l'extase, il y a un tertium quid, et qui est le seul enjeu du débat, et dont Bourdaloue ne semble même pas soupçonner l'existence, à savoir la prière même, l'application immédiate de l'âme à Dieu, telle que nos maîtres la définissent, et François de Sales mieux que personne. Aussi et quoi qu'il en soit des heureuses contradictions que signale le P. Dæschler, Bourdaloue est-il parfaitement logique avec lui-même, lorsque, refusant toute valeur sanctifiante à toute activité de prière qui n'est pas travail ascétique proprement dit, il ruine, avec une conviction éperdue, la primauté de la prière.

 

(1) Cf. Dæschler, pp. 6o-61. Ces dons sublimes, il est vrai que Bourdaloue, comme le dit encore le P. Dæschler, les vise « en tant qu'ils sont l'objet des désirs inconsidérés des âmes légères et ambitieuses ». Mais enfin, c'est en eux-mêmes qu'il les vise d'abord, et pour les humilier devant l'oraison pratique. Il le dit expressément : « l'espèce d'oraison sublime e dont il parle, dans cette partie du sermon, il la « présuppose... exempte d'illusion et de tromperie, et qui soit en effet de Dieu » (p. 162). Et c'est comme telle qu'il la compare à la prière « pratique ».

(2) Cette confusion perpétuelle entre extase et prière, mais aussi la parfaite cohérence du raisonnement qu'il fonde sur cette confusion, éclatent, pour ainsi dire, dans la page que voici : « N’ est-ce pas entrer, contre l'ordre de Dieu, dans l'oraison extraordinaire, de prétendre s'y adonner (comment s'y prendre pour cela ?), quand on a d'ailleurs un pressant besoin de demeurer dans la pratique de l'oraison commune. - (S'il veut dire simplement que l'effort ascétique est nécessaire, qui le nie ? La question est de savoir st la prière n'est pas autre chose que cet effort ascétique.) - Quand on est dominé par des passions dont la victoire doit être le fruit et ne peut être le fruit que de l'oraison commune. - (Principe insoutenable si, comme il paraît assez d'ailleurs, « oraison commune » et méditation proprement dite sont pour lui des mots synonymes. Non seulement la contemplation de « simple regard », mais encore la plus humble des vraies prières, atténuent la violence de nos passions.) - Quand on a des devoirs à accomplir, auxquels on ne satisfait point, et dont on ne s'instruit jamais que par les réflexions et les lumières de l'oraison commune. » - (Ceci prouverait tout au plus que nous devons tous méditer sur nos devoirs, apprendre à nous connaître nous-mêmes. Qui nie ce truisme? La question est de savoir si c'est pendant la prière elle-même que nous devons acquérir ces connaissances; si apprendre les règles de la morale, c'est prier). - Malgré tous ces besoins, abandonner l'oraison commune. - (Il n'est pas question de l'abandonner. Nul mystique sérieux ne nous dispense de l'examen de conscience. Il y a place pour tous ces exercices ascétiques, pendant les heures de la journée qui ne sont pas consacrées à la prière), - pour se jeter (?) dans d'autres voies, qui ne conduisent à rien de tout cela. - (Nous avons déjà dit qu'à la prendre dans son ensemble, cette proposition est insoutenable)..., et au lieu de vaquer à l'étude de soi-même, à la réformation de soi-même... et à l'anéantissement de soi-même - (expression deux fois malheureuse, car s'il est une sûre discipline d'anéantissement. c'est bien la prière), - se proposer un genre d'oraison - (attention!) - dont le fond est pour ainsi dire une abstraction totale de soi-même - (par des actes réitérés d'amour pur) - et un oubli de toutes les choses dont on devrait être occupé - (à l'exception de la seule qui importe plus que tout, et qui est Dieu même), - n'est-ce pas renverser l'ordre de Dieu ? (« tu aimeras le Seigneur ton Dieu de toute ton âme », de toutes tes puissances, etc... Tel était pensions nous « l'ordre de Dieu ». - Et à ce précepte, on n'obéit jamais plus directement que dans la prière). Oeuvres, II (pp. 162, 163). Pour bien sentir la faiblesse de tout ce raisonnement et, si j'ose dire, sa « poudre aux yeux », représentez-vous Bourdaloue le proposant à des novices bénédictins. Vous êtes encore, mes chers frères, « remplis de défauts », vous n'avez pas encore triomphé de toutes vos passions. Vous avez encore beaucoup de progrès à faire dans la connaissance de vous-mêmes. Malgré tous ces besoins, une règle vénérable sans doute, mais uniquement destinée à quelques extatiques, vous propose cette oraison liturgique « dont le tond est, pour ainsi dire, une abstraction totale de soi-même », de ses besoins propres, « un oubli de toutes les choses dont on devrait être occupé », un exercice d'adoration, de louange pure. N'est-ce pas là renverser l'ordre de Dieu? Eh! en examinant votre conscience, en méditant sur les solides vertus, ne le loueriez-vous pas mille fois mieux... La belle préface pour la thèse de M. Vincent ! Il dit ailleurs : « Sans une sérieuse méditation..., comment, assailli de tant de passions également impétueuses et artificieuses, les réprimerez-vous, et. apercevrez-vous leurs déguisements et leurs surprises, si, par d'utiles retours sur vous-mêmes, vous ne vous étudiez à démêler tous vos sentiments ». t. IV, p. 388. Toujours la même réponse : il faut examiner sa conscience, et il faut prier : comment conclure de là qu'introspection et prière, c'est la même chose ? Assurément il révère saint François de Sales, mais il n'a dû le lire que dans une édition « ascéticisée ».

 

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III. - Béni soit néanmoins ce sermon manqué ! S'il n'ajoute rien à la gloire de ce grand homme, du moins nous aide-t-il à saisir son vrai visage, un de ses visages plutôt et des moins connus. Autant de sensibilité que de raison, disions-nous ; non moins impulsif que sage, et peut-être plus. A lui seul, le « terrible sermon » justifierait ce paradoxe. Qu'on veuille bien le relire. On y retrouvera sa dialectique habituelle, mais si vibrante, si bruyante, si fougueuse qu'elle n'arrive pas à nous dérober l'accès d'humeur ou de

 

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passion qui en a déchaîné et qui en précipite les débiles, syllogismes.

 

La méditation est l'oraison la plus parfaite... Anathème à qui en reconnaîtra une plus sainte... !

 

Il est bon que Bourdaloue se permette, pour une fois, de si gros mots, puisque rien de vil ne déshonore cette colère. Elle a dû s'allumer au confessionnal. Il se sera heurté à quatre ou cinq dévotes, sottes de nature ou déjà fêlées, et qu'aura fini de détraquer le commerce de Mme Guyon ou de la Soeur Rose. Il aura subi d'abord, aussi patiemment que sa vivacité le lui aura permis, l'infatuation et le baragouin de leur bavardage, puis il aura éclaté. Même réaction, quand il aura essayé de lire les livres ou les écrits volants, invoqués, la bouche en coeur, par ces caqueteuses. Dans cette littérature abondante et pour lui toute nouvelle, le niais se mêle parfois au sublime. Il n'aura vu que le niais, trois fois prévenu, et par son bon sens, et par la tradition de ses frères, et par le souvenir encore irrité de ses vaines discussions au confessionnal. La propagande mystique ou soi-disant telle, faisait alors assez de bruit dans le monde spécial et, du reste, fort restreint, où abondent les fausses dévotes, et où les vraies elles-mêmes se donnent quelquefois des airs... Les jésuites de la Maison Professe, Bourdaloue présent, se seront maintes fois communiqué leurs impressions là-dessus. Et non pas sans vivacité, car il devait y avoir là quelques disciples du P. Lallemant, le P. Crasset, par exemple, et peut-être même un ou deux des jésuites que Mme Guyon eut pour directeurs. Mais enfin les ascéticistes étaient la majorité, et l'impétueux Bourdaloue leur aura plus d'une fois donné son suffrage. Ne l'auraient-ils pas invité à tirer une bonne fois la question au clair, du haut de la chaire, à frapper et à frapper comme un sourd ? Il n'aura pas fallu, je crois, beaucoup le presser, et le sermon aura été écrit avec la plume de ce scribe vertigineux, dont il est parlé dans l'Écriture. Ainsi Bossuet, plus tard, quand Mme de Maintenon

 

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le chargera d'exécuter Fénelon; avec cette différence toutefois que Bourdaloue n'avait ni n'aurait jamais écrit le manifeste sublime de M. de Meaux en faveur de l'oraison « stérile », le « Discours sur l'abandon ».

 

C'est encore et sous un aspect plus émouvant, ce Bourdaloue intime, que va nous révéler une critique plus approfondie de sa doctrine positive. « Bourdaloue, écrit excellemment le P. Dæschler, plus que d'autres orateurs illustres de son époque, pourrait être appelé le prédicateur de la grâce. C'est sur un tel sujet qu'il a ses tons les plus chauds, ses effusions les plus touchantes, ses accents les plus personnels. Penché sur l'âme humaine en observateur passionné, son regard pénétrant n'y verrait que misère et corruption ; il retirerait de ce spectacle un pessimisme plus absolu que celui du moraliste mondain, qui, à la même époque, publiait ses Maximes, pessimisme renforcé de toute la droiture un peu rigide de son caractère, de tout son zèle de prêtre et religieux, de tout son feu oratoire. Mais la lumière de la foi lui fait discerner, dans les âmes les plus corrompues, la présence, le travail délicat, patient, obstiné de la grâce divine ; il l'a surprise à l'oeuvre, cent et mille fois, dans son ministère si chargé de confesseur, et cette vue l'a pénétré d'une admiration émue et reconnaissante. S'il y a dans son éloquence quelque lyrisme, c'est bien lorsqu'il parle de la grâce de Dieu et de ses effets dans l'âme pénitente du fidèle (1). » Et encore : « Admirateur », « amateur », pourrait-on dire, de psychologie surnaturelle, il aime à suivre l'action intime de la grâce jusqu'aux régions du mystère, et même de l'extraordinaire (2). »

Que cela est neuf, bien vu, bien dit, et de nature à rajeunir la gloire, bon gré, mal gré, un peu somnolente de Bourdaloue. Lui, que les classiques eux-mêmes trouvaient trop raisonneur, le voici rejoignant Pascal et Bossuet dans l'immense

 

(1) Spiritualité, pp. 7, 8.

(2) Ib., p. 37.

 

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armée du pré-romantisme (1). Rien ne pouvait me faire plus de plaisir; mais, demanderai-je au P. Dæschler, cette curiosité même, si bienfaisante, si pathétique, croyez-vous, qu'elle rapproche Bourdaloue des mystiques autant que nous le voudrions, vous et moi; ne croyez-vous pas plutôt que, sur le plan doctrinal, elle aggrave leur mésentente? Observateur enthousiaste plus que métaphysicien, c'est presque uniquement, et de votre propre aveu la grâce actuelle qui le passionne, tandis que tous nos maîtres, bien qu'ils ne mettent pas en question la nécessité de cette grâce, fondent néanmoins sur le dogme de la grâce habituelle leur philosophie de la prière. Non pas, certes, que ce dogme soit inconnu à Bourdaloue ; il y revient souvent, au contraire, mais toujours pour l'ascéticiser, je veux dire pour le tourner à la pratique immédiate des vertus morales. Préoccupation toute naturelle chez un moraliste, mais assez troublante, du point de vue philosophique où nous sommes présentement, puisqu'elle le conduit à méconnaître l'essence même de la prière. Le P. Dæschler a bien senti qu'il y avait là un point douloureux. « Du Christ, principe de grâce, écrit-il (Bourdaloue) parle explicitement en plus d'un endroit; sans doute, il considère plus volontiers la grâce agissante actuelle que la grâce habituelle, mais il la montre comme l'oeuvre du Verbe incarné, opérant en nous par son Esprit qui habite nos âmes (2). » Et comment, théologien catholique, pourrait-il faire autrement ? On ne reproche pas aux ascéticistes d'ignorer ces vérités élémentaires. Il va de soi, en effet, que si, d'une part, les grâces actuelles nous viennent de Dieu, et que si, d'autre part, Dieu vit en nous par la grâce habituelle, chaque grâce actuelle que recevra le baptisé « en

 

(1) Cf. l'article de Dussault (Débats, 1911) sur une anthologie de Bourdaloue: « Les formes du raisonnement sont toujours chez (Démosthène) des élans de l'âme... (Bourdaloue) est presque toujours de sang-froid; il argumente dans la tribune comme on disserte sur les bancs de l'école, et, satisfait de pousser à bout la raison de l'auditeur, il semble craindre d'ébranler son imagination et de toucher son coeur ». Annales littéraires, Paris, 1818, III, p. 558.

(2) Spiritualité, pp. 157, 158.

 

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état de grâce », rayonnera, pour ainsi dire, de la grâce habituelle. Aucune divergence n'est possible, sur ce point, entre Bourdaloue et les mystiques. Mais, au lieu que, pour ceux-ci, la meilleure activité de l'âme, la seule qui soit proprement et uniquement prière, est d'adhérer à la vie profonde et incessante de Dieu en nous, d'y adhérer, dis-je, même lorsque cette vie cesse de se manifester par des effets sensibles, par ces dons successifs et passagers que nous appelons grâces actuelles, les ascéticistes, et Bourdaloue avec eux, semblent ne s'intéresser à ce don premier et subsistant, que dans la mesure où il déborde pour s'épancher en grâces actuelles. Les fleurs éclatantes, mais éphémères, les occupent plus que la sève invisible ; les flammes intermittentes, plus que le foyer. En un mot, toujours tendus vers la « pratique », ils considèrent toujours la grâce habituelle, en fonction, si l'on peut dire, de l'actuelle et des actes particuliers de vertu, où ces impulsions divines nous provoquent et qu'elles nous donnent le moyen de produire. L'habituelle n'est pas « moins agissante » que l'actuelle; mais elle n'agit pas de la même manière, et surtout, elle n'appelle pas de notre part les mêmes actes ; elle nous invite d'abord à la prière, c'est-à-dire à l'adhérence, à l'union. Activités mystiques, dont Bourdaloue n'a qu'une notion extrêmement confuse, et dont il ignore l'immense bienfait. S'il frôle parfois d'un regard la zone mystérieuse de l'union, c'est pour se retourner aussitôt vers les activités de surface. Comme le Saint-Esprit, écrit-il, par exemple,

 

est lui-même la charité subsistante, par qui le Père et le Fils s'aiment d'un amour mutuel et éternel ; aussi, disent les Pères, est-il, dans le fond de nos âmes, la charité radicale par où nous aimons Dieu.

 

Le voilà, pensez-vous, et pense le P. Dæschler, orienté vers la mystique. Eh bien! non ! Tournez la page et vous le verrez battre en retraite :

 

L'esprit de Dieu est placé dans le centre de nous-mêmes, afin

 

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d'y être mieux entendu, et de là, dit saint Augustin, il pousse incessamment une voix qui contredit nos passions, qui censure nos plaisirs  (1).

 

L'étrange idée qu'il se fait de la fine pointe, et combien différente de celle que les mystiques nous proposent ! Pour eux, l'union qui s'y forme entre Dieu et nous est secrète et silencieuse ; elle se poursuit, même lorsque Dieu ne parle pas. Encore un coup, il ne parle que parce qu'il est là, mais qu'il parle ou non, il est là. Ils ne conçoivent pas le « centre de nous-mêmes » comme un lieu où Dieu se place « afin d'y être mieux entendu », mais bien plutôt comme un refuge assuré que nous ouvrent la foi sèche et l'amour nu, pendant les heures où Dieu cesse de se faire entendre, et où nulle impulsion ne part de ce centre pour mettre en branle, occuper, réjouir nos facultés de surface. Insensible, mais solide coeur à coeur, et non pas union de bouche à oreille. La grâce habituelle n'est pas une « voix ».

 

Ces grâces intérieures, c'est tout ce que le Saint-Esprit opère en moi..., tant de lumières dont il m'éclaire, tant de vues qu'il me donne..., tant de mouvements où il me presse de tenir une autre conduite (2).

 

Ces mouvements que Bourdaloue décrit avec tant de complaisance, dit encore le P. Dæschler, « ces paroles intérieures, par lesquelles le Saint-Esprit nous conduit, c'est tout un langage que l'âme vraiment chrétienne doit être à même d'entendre et de comprendre » (3). Sans doute, mais aussi un langage qui n'est pas l'effet naturel et nécessaire de la grâce sanctifiante, comme Bourdaloue semble le croire.

 

Si vous vous rendez attentif, il ne manquera pas de parler secrètement à votre coeur, pour vous dire bien des choses auxquelles vous ne pensiez pas. Lui-même, s'expliquant immédiatement à vous et remuant tous les ressorts de- votre conscience, il

 

(1) Spiritualité, pp. 100, 102.

(2 Ib., p. 104

(3) Ib.,  p. 97.

 

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vous déclarera ses volontés, mais d'une manière dont il sera impossible que vous ne soyez touché, aussi bien que convaincu (1).

 

Si Dieu garde le silence, pressez-le de se « déclarer » :

 

Comme Dieu ne s'explique immédiatement à nous que par des inspirations intérieures, vous devez d'abord écouter dans le fond de votre coeur... Mais, afin de l'engager davantage à vous communiquer ses lumières et à se déclarer, vous n'avez pas de moyen plus efficace et plus assuré que la prière. Allez donc... lui dire : « Parlez, Seigneur, et découvrez-moi vous-même quel dessein vous avez formé sur ma personne (2). »

 

Ces beaux textes, et tant d'autres qu'a réunis le P. Dæschler, nous enchantent deux fois sous la plume de Bourdaloue, ce grand ennemi de l'illuminisme ; mais, en même temps, ils nous inquiètent, parce que, négligeant l'essentiel de la vie intérieure, à savoir l'adhésion purement volontaire à la présence de Dieu en nous, ils nous promettent des grâces que Dieu ne s'est pas engagé à nous donner, et qu'il refuse

souvent aux âmes saintes. Ces grâces actuelles préparent, contiennent, renouvellent notre sanctification, elles ne la constituent pas.

 

Votre Esprit souffle où il veut, quand il veut, de la manière qu'il veut. Nous ne savons où il va, ni comment il va. Mais enfin, il y va quand on a pris soin de l'y appeler.

 

Non, répondent les mystiques, il n'y va pas infailliblement, mais, ce qui vaut beaucoup mieux, et ce qui doit nous suffire, il y est infailliblement.

« En nous recommandant, avec tant d'insistance, continue le P. Dæschler, le recueillement, la paix, Bourdaloue avait en vue très spécialement les « divines opérations » à recevoir, les « paroles intérieures » à écouter dans un calme

attentif. Dans notre prière, par exemple, il ne suffit pas de parler à Dieu, mais il est aussi important d'écouter sa

 

(1) Spiritualité, p. 102.

(2) Ib., pp. 109, 110.

 

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« réponse ». - Oui certes, mais il est bien plus important de vouloir ce qu'il veut, et, par suite, d'accepter généreusement qu'il se taise, s'il a décidé de ne pas répondre.

 

Dieu ne manque guère de répondre et de faire entendre secrètement sa voix. On l'écoute, on se sent tout animé, tout excité, tout pénétré...

 

Pour lui donc, conclut le P. Dæschler, avec une sérénité qui m'étonne, « l'effet normal de tout recueillement profond dans l'oraison, les visites au Saint Sacrement, la sainte communion, (est) de nous mettre en communication intime... (sentie) avec Dieu » (1). Normal, si l'on veut, mais non pas du tout nécessaire. Les grands éprouvés, qui se heurtent

 

(1) Spiritualité, pp. 102, 103. Qu'on me permette de relever une confusion, dans cette dernière phrase du P. Dæschler : «  Effet normal de tout recueillement profond... » Suivant le sens qu'il donne à ce mot de recueillement, je vois là ou bien un truisme, ou bien une erreur. Il y a un recueillement paisible et délicieux qui apaise les activités de surface et leur permet de se joindre à la prière profonde. Ce recueillement ne dépend pas de nous : grâce actuelle que Dieu donne ou retire à son gré. Mais il y a aussi le recueillement douloureux, héroïque même, de la pure volonté et de la foi nue : celui-ci, qui nous est toujours possible, n'écarte pas de lui-même l'éparpillement des facultés de surface, divagations de l'esprit, paralysie des mouvements affectifs. L'un et l'autre nous mettent « en communication avec Dieu », mais le second seul fait que cette communication est sentie. Par où il apparaît, une fois de plus, que Bourdaloue ne conçoit l'union que sensible. On peut ainsi prendre, les uns après les autres, les textes rassemblés par le P. Dæschler. Ils nous mènent tous à la même conclusion : Qu'on veuille bien relire un de ces textes à la lumière de François de Sales et de nos mystiques. Il s'agit du « discernement des esprits ». Rien de plus important, pense Bourdaloue, que « de bien connaître les divines opérations de la grâce pour ajuster notre conduite » ; « les observer avec soin... est le point capital et la grande maxime de la sagesse chrétienne... » (Dæschler, pp. 96, 97)-Autant dire que l'introspection est le premier de nos devoirs. François de Sales déclare positivement le contraire. Il ne veut pas qu'on perde son temps et qu'on se trouble à rechercher si les consolations qui nous viennent sont vraiment de Dieu. Pour la simple raison que la vraie prière n'est pas suspendue aux « opérations » des grâces sensibles. Bourdaloue dit encore : « Dès qu'une fois elles nous sont connues, ces divines volontés, et que nous sentons le mouvement de la grâce qui nous presse de les exécuter... malheur à quiconque délibère... » (Ib., pp. 1o4.) Bien entendu ! Mais le grave est ici que Bourdaloue semble croire que, pour acquiescer aux volontés divines, il faut qu'une inspiration spéciale nous les fasse d'abord connaître, et comme divines. Le P. Piny montre excellemment que cette connaissance, qui ne nous est pas toujours donnée, que nous n'avons pas le droit d'exiger, n'est pas nécessaire. L'essentiel de ce que Dieu veut de nous, ce n'est pas une grâce d'inspiration particulière qui nous l'apprend d'ordinaire. C'est la révélation, ce sont, pour les simples chrétiens, les commandements de l'Eglise et la direction du confesseur; pour les religieux, leur règle.

 

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pendant des heures, des semaines, parfois des années entières, au silence de Dieu, ne sont pas des anormaux, non plus que des tièdes. Bon gré, mal gré, on nous impose ici une définition de la prière où ceux qui prient le plus parfaitement ne pourront se reconnaître.

 

IV. - Ainsi, et par un renversement assez piquant, l'auteur du sermon contre les abus de l’ « oraison extraordinaire », fait entrer dans la définition de l'oraison un élément qui n'appartient pas à l'essence de l'oraison, et qui donc est proprement « extraordinaire », à savoir, ces « opérations divines » par où Dieu nous fait sentir sa présence. Chose non moins curieuse, il se rapproche aussi par là, non pas certes des cinq propositions, mais de la spiritualité janséniste. « Assurément, écrit le P. Dæschler, Bourdaloue est loin de s'entendre avec les jansénistes, qu'il a combattus toute sa vie.., sur la puissance de la grâce, qu'il ne présente pas comme ordinairement et nécessairement irrésistible ; il s'en sépare bien plus encore, en insistant sur l'abondance avec laquelle elle est distribuée, offerte à tous par la libéralité et la miséricorde de Dieu (1).» Aucun doute, en effet, là-dessus, mais, du point de vue où nous sommes présentement, ce ne sont là que des divergences accidentelles; elles n'intéressent pas directement la prière. La spiritualité de Bourdaloue, tout comme celle de Pascal et de Nicole, reste fixée à peu près exclusivement sur le plan de la grâce actuelle et des célestes « délectations » par où cette grâce - « divin plaisir » - stimule nos efforts religieux, les entretient ou les récompense. Entre le « feu », la « joie », les « pleurs de joie » du Mémorial, et la « sainte joie » que promet Bourdaloue à toute prière (2), il n'y a tout au plus qu'une différence de degré. Pour l'un et pour l'autre, pas de joie, pas de prière.

 

(1) Spiritualité, p. 17.

(2) Ib., p. 24.

 

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Aimons Dieu : dès que nous l'aimerons, nous irons à la prière avec joie, nous y resterons sans dégoût, et même avec consolation; quelque temps que nous y ayons employé, nous en sortirons avec peine... Le coeur, dès qu'il est touché (par la grâce actuelle) ne tarit point. Rien ne le distrait de son objet, rien ne l'en détourne; d'un premier vol et conduit par la grâce, il s'y porte, il s'y élève, il y demeure étroitement attaché (1).

A quoi se réduisait la prière de ce pieux solitaire, dont il est rappelé qu'il passait les journées et les nuits presque entières à dire seulement « Béni soit le Seigneur mon Dieu? » Après l'avoir dit mille fois, il se sentait encore plus excité à le redire. Car, en ce peu de mots, il trouvait un fonds inépuisable de douceur et de délices spirituelles. Il en était saintement ému et attendri; il en était ravi et comme transporté hors de lui-même (2).

 

Cette oraison, où les coeurs s'embrasent « du feu le plus ardent » et ou l'on goûte « des douceurs ineffables », n'est pas une chose du passé.

 

Cet esprit de prière ne s'est point retiré du christianisme. Il y est encore, et il agit parmi ce petit nombre de justes que vous vous êtes réservés sur la terre. Vous voyez leurs larmes,.., vous êtes témoin de leurs secrets élancements vers vous,... de leurs saints transports.

 

Et, quoi qu'il en soit du nombre de ceux qui n'ont pas perdu « cet esprit de prière », chacun de nous peut et doit prétendre aux divins plaisirs dont cet esprit est la source.

 

Hélas ! malgré toute mon indignité, voilà où je pourrais aspirer et parvenir moi-même, si j'apportais à la prière plus de soins, plus de préparation (3).

 

Négligente donc, tiède, ou pour mieux dire, indigne de son nom, toute prière qui n'est pas délicieuse. Que si, du reste, ces aspirations si hautes paraissent plus décourageantes qu'efficaces à une âme déprimée, on lui permet de

 

(1) Spiritualité, p. 81.

(2) Ib., p. 80.

(3) Ib., pp. 39, 40.

 

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les « reporter provisoirement sur des faveurs moins élevées », mais du même genre (1).

 

Je sais, mon Dieu, comme je mérite peu d'avoir avec vous ce commerce intime... Ce n'est point encore là que j'aspire, mais, du moins, favorisez-moi d'un regard ; faites luire à mon esprit quelques étincelles de ces lumières vives et ardentes qui... les ravissent (les saintes âmes) hors d'elles-mêmes ; faites-moi sentir quelques unes de ces touches secrètes, et de ces divines impressions qui les jettent en de si doux transports.

 

Mendier un peu de joie spirituelle, nos maîtres ne songent pas à le défendre. Panem nostrum. Mais ils n'associent pas tellement plaisir et prière, que celle-ci n'ait plus de raison d'être, cesse même d'être, si celui-là fait défaut. Or, c'est bien là ce que Bourdaloue semble supposer.

 

Si je vous demande que vous changiez mon coeur, c'est afin qu'il s'attache pour jamais à vous, afin qu'il ne se tourne plus que vers vous, afin qu'il ne goûte plus de plaisir qu'en vous (2).

 

Méditez la progression de ces afin que, vous verrez que le plaisir est, pour lui, et le premier moteur et la fin dernière. Attachés d'abord à Dieu par les chaînes du plaisir, nous ne trouvons plus de goût aux plaisirs inférieurs, qui nous détacheraient de Dieu. Panhédonisme semblable à celui de Pascal, et même plus glouton encore. Si Bourdaloue, écrit le P, Daeschler en veut si fort à la « fausse sévérité des jansénistes, c'est qu'elle enlève « tout attrait à la pénitence » (3). Il appliquerait volontiers à la vie intérieure le mot de Fénelon sur l'éducation : « Il faut que le plaisir fasse tout. » Plaisir, non seulement si exquis, mais encore si manifeste qu'il suffit presque à démontrer la divinité du christianisme. Puisque le plaisir est notre fin, cette religion est la bonne, qui procure le plus de plaisir.

 

(1) Spiritualité, p. 43.

(2) Ib., p. 44.

(3) Ib., p. 25.

 

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Vous me demandez un préjugé sensible de ce que la foi nous enseigne sur (l’au-delà)... Le voici... Ce qui nous fait sensiblement connaître que les élus de Dieu seront rassasiés de la possession de Dieu, c'est qu'en effet, dès cette vie, nous voyons des hommes qui, par un esprit de religion, renonçant à tout le reste, se tiennent heureux de ne posséder que Dieu... Il y en a peu, si vous voulez, dans ce degré de perfection, mais il y en a, et peut-être en connaissez-vous... Des hommes... qui, contents de Dieu,... enchérissant même sur David, pourraient dire, non plus comme lui : Satiabor..., mais, je le suis du seul avant-goût de votre gloire (1).

 

Si je ne cherchais ici qu'à peindre Bourdaloue en ce qu'il a d'incomparable, je m'arrêterais longuement à la splendeur aussi ravissante que discrète de ce passage. « Des hommes contents de Dieu... » « Peut-être en connaissez-vous... » ; dans ce genre de sublime simple, paisible, comme terre à terre, il est sans égal. Fermons les yeux néanmoins à ce qui, pour l'instant, nous détournerait de notre propos; et rappelons-nous l'unanimité de nos maîtres, affirmant que la fin dernière de la religion n'est pas que l'homme soit content de Dieu, mais que Dieu soit content de l'homme. J'entends bien qu'un ou deux textes de ce genre ne prouveraient quasi-rien, mais, sans penser à mal, le P. Dæschler en a réuni des centaines, et qui, bien loin de côtoyer, comme il le voudrait, la doctrine des mystiques, respirent au contraire le panhédonisme, autant dire l'anti-mysticisme le plus décidé. Ainsi, par exemple, dans les nombreux passages où Bourdaloue nous livre ingénument sa métaphysique de l'amour.

 

Ce n'est point par une abondance de paroles que l'on s'énonce ; souvent la bouche ne dit rien, mais l'âme sent. Et qu'est-ce que ce sentiment? Qu'il est touchant, qu'il est consolant (2).

 

Et encore : « C'est dans le coeur » - mais au sens le plus

 

(1) Spiritualité, p. 38.

(2) Ib., p. 37.

 

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tendre de ce mot, dans le coeur-sensibilité, si l'on peut dire,

 

que l'Esprit d'amour vient d'abord se répandre ; c'est là qu'il établit sa demeure...

 

Cela est vrai des « consolations », des grâces actuelles d'amour sensible, mais non pas de l'Esprit d'amour. Sans cela comment se répandrait-il dans l'âme des petits baptisés, comment continuerait-il à demeurer chez les « éprouvés », qui ne sentent rien?

 

et là même aussi qu'il commence à faire sentir ses plus merveilleuses opérations (1). Car l'amour, avant toutes choses, consiste dans l'affection.

 

C'est le cri du coeur. Bourdaloue, en parfait jésuite qu'il est, s'étonne d'abord de l'avoir poussé ; il s'applique à le rattraper :

 

Mais encore, qu'est-ce qu'aimer Dieu, et tout mon amour doit-il se borner à des affections et à des sentiments...? (Dieu) ne m'a pas seulement aimé de coeur, mais en oeuvres; ou plutôt, parce qu'il m'a aimé véritablement de coeur, son amour n'a pas été oisif, mais il s'est fait connaître par les effets les plus merveilleux (2).

 

Très bien : le voici en règle avec ses rudes confrères en ascéticisme, mais non pas avec les mystiques. En vérité, il n'a semblé reculer, si j'ose dire, que pour mieux sauter. Il distingue, autant que jamais, l'amour tel qu'il le comprend et la pratique des vertus; et s'il veut que celle-ci prouve l'amour véritable, il n'entend pas du tout qu'elle se confonde avec lui. L'affection d'abord, qui, pour lui, est l'amour

 

 

(1) A qui bon ce « là-même », qui semble indiquer un progrès et comme une hardiesse dans le développement de la pensée? Simple truisme, et non paradoxe. Puisqu'il ne s'agit ici que d'un amour sensible, où veut-on que Dieu le fasse sentir, sinon dans les puissances de sentiment? Je sais bien que, dans l'emploi qu'ils font du climax, les prédicateurs ont toute licence. Mais Bourdaloue n'est pas un prédicateur comme les autres ; chez lui, de telles défaillances ne peuvent venir que d'une doctrine ou confuse ou mal assurée.

(2) Spiritualité, pp. 115-126.

 

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même; puis les oeuvres, faute desquelles il n'y aurait eu qu'un mensonge d'affection. Celui qui ne passe pas de l'amour à la pratique, se flatte en vain d'avoir aimé. Mais n'a pas aimé davantage, celui qui, n'ayant pas senti qu'il aimait, n'a trouvé aucun plaisir à aimer. Pauvre philosophie, sans doute, mais que, pour rien au monde, je ne voudrais moins courte, puisqu'elle nous découvre, mieux que ne feraient les effusions les plus chaudes, la vive, l'invincible tendresse de Bourdaloue. Il trouve tant de douceurs dans ses rapports avec Dieu, qu'une prière sèche et nue lui paraît inconcevable, une contradiction dans les termes.

 

Tout ce que l'amour profane a de plus vif et de plus pénétrant n'est point comparable aux mouvements affectueux qui... ravissaient (les saints). Ils en tombaient en de saintes défaillances, ils en perdaient jusqu'à l'usage de leurs sens... Or, n'ai-je point comme eux un coeur capable d'aimer Dieu? D'où vient donc que ce coeur... est... toujours, à son égard, si froid, si peu sensible ?

 

Les mystiques lui répondent que le coeur de chair n'est l'organe ni de la véritable prière ni du véritable amour. Allons donc, s'écrie Bourdaloue visiblement impatienté :

 

On a beau me dire que, dans l'amour de Dieu, la sensibilité n'est point nécessaire : cela est vrai, mais il n'est pas moins vrai que, si mon coeur était bien vide des choses humaines et bien solidement à Dieu, j'aurais de tout autres sentiments (1).

 

Pénible défaite, correction qui n'en est pas une. Le P. Dæschler l'a bien remarqué. « Bourdaloue donc, écrit-il, tout préoccupé qu'il est de « vertus effectives », connaît et enseigne la nécessité première des vertus affectives, qui sont toutes renfermées dans le coeur, et qui ne consistent qu'en de simples complaisances, dans le désir, l'affection, le sentiment»(2) -. Or, qu'enseigne le panhédonisme, sinon la « nécessité première » des « vertus affectives », de l'amour senti, la primauté du « divin plaisir »?

 

(1) Spiritualité, p. 83.

(2) Ib., p. 83.

 

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Sentiments prompts et subits, vifs et ardents. Le coeur tout à coup s'émeut, s'enflamme, devient tout de feu... comme hors de lui-même. C'est la grâce intérieure qui produit ces sentiments... Car je parle d'une dévotion sensible, je veux dire d'une dévotion qui se répand sur les sens après que les sens eux-mêmes ont servi à l'exciter. Je ne sais quelle onction coule dans l'âme et de l'âme jaillit en quelque sorte sur le corps (1).

 

D'où il suit logiquement qu'aux tempéraments affectifs la prière est beaucoup plus facile qu'aux autres : conséquence que François de Sales réprouve en termes exprès, et que Bourdaloue accepte avec allégresse :

 

Non seulement l'amour de Dieu expia le péché de Madeleine. Mais encore il en purifia la source. Cette source était son coeur, un coeur sensible et tendre. Or, pour le purifier, elle aima : dilexit; mais elle aima, dit saint Augustin, celui qui ne peut être trop sensiblement, ni trop tendrement aimé; et par là, elle se fit de sa sensibilité même un mérite et une vertu (2).

 

Il y aurait tout un volume à écrire sur la dévotion du XVIIe siècle envers sainte Madeleine, où l'on verrait se heurter sur le plan doctrinal, puis se réconcilier dans la pratique, les deux conceptions de l'amour : amour de volonté, amour sensible. Pour Bourdaloue, Madeleine est d'abord la patronne du panhédonisme.

 

V. - Si hésitant, si confus sur le fond de la doctrine spirituelle, Bourdaloue, philosophe médiocre mais observateur de premier ordre, ne paraît jamais plus à son avantage, que lorsqu'il entreprend de décrire les délices de la grâce. Il le fait souvent, et avec une sorte de gourmandise spirituelle qui attendrit la gravité, ailleurs un peu sèche et morne, de son éloquence. Aussi François de Sales en cela, si j'ose dire, que peut l'être un contemporain du grand Arnauld. S'il ignore le Traité de l'Amour de Dieu - car, par amitié pour

 

(1) Spiritualité, p. 172-173. Cf. Oeuvres, IV, pp. 386-387. Recours à la prière dans les afflictions. Il y là des passages bien curieux.

(2) Ib., p. 128.

 

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lui, nous devons croire qu'il n'a jamais ouvert cette somme de la mystique, - il sait par coeur l'Introduction à la vie dévote. Avec cela, une pénétration singulière. C'est ainsi qu'il a dressé, mieux que personne, l'échelle des « divins plaisirs », nous révélant par là, bien qu'à son insu, les variations de sa propre température spirituelle, presque toujours très au-dessus de zéro, mais non pas toujours brûlante. Deux degrés extrêmes, non pas, je le répète, du froid au chaud, mais d'avril à juillet, je veux dire, d'une chaleur tempérée et parfois suavement frileuse, à une chaleur toute voisine de la tropicale. Disons-le d'ores et déjà, car ce point est capital : pour ce panégyriste de la « sensibilité », c'est toujours et uniquement dans la zone torride que mûrit « l'oraison extraordinaire » des mystiques. Ai-je d'ailleurs besoin d'ajouter que, parmi de telles nuances, on ne peut attendre d'un orateur comme Bourdaloue des précisions à la William James. Il mêle un peu les divins plaisirs, qui seraient, d'après lui, « le premier centuple que Dieu nous propose ». Il passe de l'un à l'autre sans transition, en homme qui les a tous personnellement goûtés, mais après les délicates analyses du P. Dæschler, on se reconnaît aisément dans cette confusion apparente.

« Conformément, écrit-il, à la pensée expresse de Bourdaloue, nous pourrions distinguer dans le « centuple », si nous voulions en faire une analyse didactique, un élément négatif : séparation du monde, de ses soins et de ses dangers, de ses orages et de ses fausses joies; cette séparation, si elle est intime et affective, produit une indifférence, un « abandon », une paix, qui, à elle seule, serait un vrai centuple, surtout par comparaison avec les misères du monde» (1). Equilibre, santé parfaite, euphorie spirituelle, comme nous dirions aujourd'hui. « Le dégagement du coeur, l'affranchissement de tous les soins (soucis) de la vie, le témoignage d'une bonne conscience, la paix intérieure » (2).

 

(1) Spiritualité, p. 3o.

(2) Ib., p. 29.

 

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L'âme, sans bien savoir comment, se trouve tout autre qu'elle n'était. Plus de difficultés qui l'étonnent, plus de troubles qui l'agitent, plus de chagrins qui l'abattent. Le calme règne dans cette âme ; tout y est en paix (1).

 

Pour Bourdaloue, écrit encore mon insigne collaborateur, « la grâce actuelle n'est pas qu'un acte transitoire, une aumône occasionnelle de la bonté divine; c'est une « action » multiple et prolongée qui tend à prendre l'empire d'une âme pour y établir, malgré les résistances des puissances du mal, un état de paix intime et délicieuse, à la fois récompense et signe du règne de Dieu en elle.

 

Ecoutez-moi : ceci vous édifiera plus que tout ce qu'il y a d'effrayant et de terrible dans la religion. Cette paix de Dieu, comme l'appelle saint Paul, parce qu'elle est en effet souverainement et par excellence le don de Dieu,

 

qui sera panhédoniste, si Bourdaloue ne l'est pas?

 

cette paix qui surpasse tout autre sentiment, tout autre bien (senti), tout autre plaisir, et sans laquelle même il ne peut y avoir ni bien ni plaisir dans la vie,... cette paix qui met le repos dans le coeur, qui en fait cesser les troubles, qui en apaise les remords (2).

 

 

C'est là un de ses thèmes préférés. « Le sermon sur la Paix chrétienne est, au jugement de M. Griselle, « un de ceux que Bourdaloue a le plus souvent répétés » (3): C'est qu'aussi bien, c'était là, si j'ose le redire, la température normale de son âme. « Au témoignage de ceux qui l'ont connu, un caractère frappant de sa vertu était précisément une paix profonde, mais protégée jalousement par un recueillement habituel, dans une sorte de « solitude intérieure », qui n'était cependant pas une séparation farouche du monde... La comtesse de Pringy, amie de sa soeur, et qui semble l'avoir

 

(1) Spiritualité, p. 34.

(2) Ib., pp. 23-24.

(3) Ib., p. 25.

 

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connu assez intimement, insiste... sur cette impression de vie intérieure, de possession de soi, au milieu des occupations les plus distrayantes... « Il était solitaire et public..., sans intérêt, sans ambition, sans curiosité, sans politique, sans égards que ceux d'une charité noblement exercée... Toujours vif, il se donnait tout entier à chaque occupation différente; et il ne paraissait qu'un zèle ardent, et non pas un goût empressé, dans toutes les fonctions qu'il remplissait » (1).

Et voilà, je ne dis pas un panhédonisme, mais un panhédoniste singulièrement aimable. Le P. Dæschler aurait pu citer à ce propos, bien qu'un peu gênant pour lui, le beau passage, où Bourdaloue célèbre les justes noces du devoir et du plaisir (2). Il faut, dit-il, que chacun fasse de son « devoir son plaisir par rapport à soi-même ».

 

Je n'ignore pas que l'Evangile nous engage à une mortification continuelle; mais je sais aussi qu'il y a un certain repos de l'âme, un certain goût intérieur, que la vraie dévotion ne nous défend pas, ou, pour mieux dire, qu'elle nous donne elle-même, et qu'elle nous fait trouver dans la pratique de nos devoirs. Car quoi qu'en pense le libertinage, il y a toujours un avantage infini à avoir fait son devoir.

 

« Avantage », dès ici-bas, bien entendu, sans quoi la réponse n'irait pas à son adresse, le libertinage n'ayant cure des joies d'outre-tombe. Tout comme Pascal, mais avec une nuance stoïcienne plus marquée, Bourdaloue accepte ici la consigne des libertins. Cueillons dès aujourd'hui les roses de la vie, et il veut montrer que le devoir a ses roses,

 

(1) Spiritualité, p. 88.

(2) Pensées sur divers sujets. De la vraie et de la fausse dévotion. La division de cet entretien est déjà, si l'on peut dire, un assez beau feu d'artifice anthropocentriste. Faire de son devoir son mérite par rapport à Dieu ; son plaisir par rapport à soi-même  et son honneur par rapport au monde voilà en quoi consiste la vraie vertu de l'homme, et la « solide dévotion du chrétien », IV, p. 365. Le pur amour ne serait donc pas une « vraie vertu » ; la « solide dévotion » ne comporterait pas l'acte religieux par excellence ! L'anthropocentrisme foncier de ce beau morceau est d'ailleurs atténué, d'ici, de là, par de courtes parenthèses.

 

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plus délectables que les autres. Panhédonisme austère, et parfaitement noble, mais panhédonisme absolu (1).

J'ai fait mon devoir... Cette pensée suffit à l'homme de bien, pour l'affermir contre tous les discours et toutes les traverses.

 

L'expression est équivoque, mais, par cette « pensée », Bourdaloue entend certainement « le plaisir que donne cette pensée ».

 

Quoi qu'il arrive de fâcheux, il en revient toujours à cette grande vue, qui ne s'efface jamais de son souvenir, et qui lui donne une force et une constance inébranlable : J'ai fait mon devoir. D'ailleurs, si l'on réussit, on goûte dans son succès un plaisir d'autant plus pur et sensible qu'on se rend témoignage de n'y être parvenu qu'en faisant son devoir... Témoignage plus doux que le succès même. Un homme rend gloire à Dieu de tout le bien qu'il en reçoit,... mais quoiqu'il ne s'attribue rien à lui-même comme étant de lui-même, il sait, du reste, qu'il ne lui est pas défendu de ressentir une secrète joie d'avoir toujours marché droit.

 

Ce n'est là, du reste, dans l'échelle des divins plaisirs, qu'un premier degré : « joie secrète », euphorie, volupté, confuse et diffuse, et presque toute négative. Le « centuple » est bien d'abord « la paix intérieure de la conscience », mais il est aussi et principalement

 

la douceur d'une sainte société... c'est la plénitude de ces

 

(1) Dès 1662, on retrouve chez Bossuet, lequel d'ailleurs a beaucoup varié sur ce point - cette apologétique fondée sur le panhédonisme. « D'où vient que notre âme ne sent presque plus (mot bien remarquable) par les facultés qui lui sont propres, par la raison, par l'intelligence, et que rien ne la touche ni ne la délecte que ce que ses sens lui présentent? La source du véritable plaisir... ne doit pas être cherchée hors de nous, ni attirée en notre âme par le ministère des sens, mais elle doit jaillir au dedans de nous... L'âme ayant, sans doute, ses sentiments propres (qu'est-ce à dire, en vérité ?) a aussi, par conséquent, ses plaisirs à part... Dieu,... source toujours féconde de plaisirs réels, lesquels certes quiconque a goûtés, il ne peut presque plus goûter autre chose, tant le goût en est délicat, tant la douceur en est ravissante. Quae major voluptas, quam fastidium ipsius voluptatis (c'est le premier degré du centuple dont parle Bourdaloue). Qui nous donnerai.. que nous sachions goûter ce plaisir sublime.., qui naît, non du trouble de l'âme, mais de sa paix,... non de ses passions, mais de son devoir!... que ce plaisir est délicat!... » Lebarcq-Urbain, IV, pp. 161-166.

 

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consolations célestes, dont l'âme séparée de tout et unie à Dieu peut se féliciter.

 

Une connaissance réelle, expérimentale des biens surnaturels. Dans cet état, les actions de grâces que nous rendons à Dieu

 

ne procéderaient plus seulement de la foi qui nous élève à l'espérance des biens futurs mais d'un sentiment presque naturel, et que l'expérience même des biens présents produirait en nous. Sans attendre d'autre centuple que celui-là, nous éprouverions dès maintenant, mais avec un excès de douceur qui serait comme l'avant-goût de notre béatitude, combien il est avantageux d'avoir tout méprisé pour Jésus-Christ (1).

 

Notez bien que cette « action plus spéciale et immédiate de la grâce qui forme l'élément positif et principal du centuple » (2), Bourdaloue ne la tient pas pour une faveur extra-ordinaire :

 

Je parle de tous les chrétiens qui, dans la pratique des vertus, sont fidèles et persévèrent... Oui, mes chers auditeurs, voilà votre état, quand vous marchez dans la voie de l'innocence et de la pénitence.

 

 

Et, franchissant d'un bond splendide, les limites de la pudeur et de l'éloquence classique, ou plutôt de l'éloquence tout court, les limites aussi, qui du poète séparent le saint :

 

Voilà l'état, ô mon Dieu, le dirai-je? où quoique indigne de vos miséricordes, il me semble que je me suis quelquefois trouvé moi-même, et où je me trouve encore quand je me tourne vers vous. Quoique je ne puisse savoir avec assurance si je suis en grâce et digne d'amour, permettez-moi, néanmoins, Seigneur, de faire cette confession publique. Je ne sais si vous êtes content de moi et je reconnais même que vous avez bien des sujets de ne l'être pas; mais, pour moi, mon Dieu, je dois confesser à votre gloire que je suis content de vous et que je le suis parfaitement. Il vous importe peu que je le sois ou non ; mais, après

 

(1) Spiritualité, p. 3o.

(2) Ib., p. 31.

 

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tout, c'est le témoignage le plus glorieux que je puisse vous rendre; car dire que je suis content de vous, c'est dire que vous êtes mon Dieu, parce qu'il n'y a qu'un Dieu qui me puisse contenter (1).

 

Dans un recueil où l'on réunirait les textes religieux les plus « réels », les plus denses, les moins suspects de psittacisme, cette page, placée à côté du Mémorial, ne souffrirait pas du voisinage. En vérité, les deux formules se valent, et je crois même qu'un expert en psychologie religieuse préférerait ici Bourdaloue à Pascal. Un apologiste ferait de même. Si j'étais incrédule, le « Je suis content » me donne-rait plus à réfléchir que « Joie, joie, pleurs de joie ». Nuls cris, nulle secousse, nul éblouissement chez Bourdaloue, pas même un frisson. C'est là précisément ce qui rend plus contagieuse son assurance paisible. « Feu! » l'expérience de Pascal est un météore entrevu, pendant de brèves secondes ; celle de Bourdaloue, une étoile quotidienne, attendue avec autant de certitude que la Grande Ourse. Remarquez cette ligne qui en dit si long : « L'état où je me trouve encore, quand je me tourne vers vous. » Pascal n'aurait pas écrit cela. S'il comptait sur une nouvelle apparition du météore, aurait-il fait coudre, dans la doublure de son vêtement, le souvenir de cette vision unique et trop brève? Le premier chrétien venu peut faire sienne, au moins de désir, la formule de Bourdaloue, non pas celle de Pascal. Mais enfin, ici et là, c'est le même égotisme sacré, si l'on peut ainsi parler. Les mystiques ne condamnent ni l'une ni l'autre de ces deux prières, pas plus qu'ils ne condamnent la vertu d'espérance et les saintes joies de la piété. Mais leurs formules sont tout ensemble et plus humaines et plus religieuses, plus humaines, parce qu'elles sont plus religieuses. François de Sales n'aurait pas dit à celui qui vere langores nostros... tulit. « Il vous importe peu que je sois heureux ou non. » Il aurait dit bien plutôt : c'est à moi-même qu'il importe peu que je trouve délectable ou non l'obéissance

 

(1) Spiritualité, pp. 26-27.

 

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à votre volonté. De vous à moi, il ne peut-être question que de vous. Une seule chose m'importe, votre propre contentement.

VI. - Aux confidences, explicites ou implicites, que nous venons de recueillir, s'en ajoutent d'autres beaucoup plus intimes et dont le P. Dæschler souligne l'extrême intérêt.

 

Ce centuple est encore quelque chose au delà de tout ce que je dis : c'est ce que je ne puis exprimer; c'est ce que Dieu, tout pécheur et tout lâche que je suis, m'a fait plus d'une fois éprouver; c'est ce qui m'a donné cent fois ces délicieux dégoûts du monde, qui surpassent toutes les délices du monde (1)... C'est bien là que se vérifie ce que nous lisons dans l'excellent livre de l'Imitation... « Le Seigneur se plaît à visiter souvent un homme intérieur, il s'entretient doucement avec lui et il en vient même à une familiarité qui va au delà de tout ce que nous pouvons comprendre ». Heureuse une âme qui, sans bien comprendre ce mystère de la grâce, se trouve toujours en disposition de l'éprouver (2) !

 

Et encore

 

On ne se retire point communément du saint tribunal sans emporter une certaine onction.., qui occupe... toute la capacité de l'âme. On se sent tout recueilli,... tout pénétré,... quelquefois même tout attendri de dévotion; les yeux se baignent de larmes, le coeur éclate en soupirs ; dans l'ardeur où l'on est, on redouble le pas... Que dirai-je même de ces faveurs plus particulières qu'elle reçoit quelquefois? Que dirai-je de ces élévations vers Dieu, de ces connaissances qu'elle acquiert de l'être de Dieu? Car, étant comme abîmée en Jésus-Christ, ne l'est-elle pas dans le sein de la Divinité même et que n'y voit-elle pas ? Ce sont là, j'en conviens, des dons extraordinaires, mais ces dons singuliers et si relevés, où les obtient-on, et où doit-on plutôt les obtenir que devant le Sacrement d'un Dieu qui en est le dispensateur.

 

Ainsi, poursuit le P. Dæschler, Bourdaloue serait beaucoup plus près qu'on ne le croirait de s'entendre avec les

 

(1) Spiritualité, pp. 28, 29.

(2) Ib., p. 33.

 

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mystiques. « On pourrait trouver chez lui, une description assez caractéristique, quoique sommaire et occasionnelle, des principaux états mystiques... Au delà des grâces spéciales - la paix, le contentement, les délectations plus communes - auxquelles il ne semble pas attribuer un caractère extra-ordinaire, malgré leur nature mystérieuse et leurs effets merveilleux, Bourdaloue fait entrevoir une autre zone de grâces proprement extraordinaires. Est-ce pour nous y arrêter brusquement et en détourner nos regards ? Non. (Dans ces passages), une sorte d'élan mystique l'emporte avec ses auditeurs vers ces régions spirituelles dont, par ailleurs, il interdira l'accès et même le désir aux âmes plus curieuses et prétentieuses que généreuses et fidèles (1). » Ainsi le P. Dæschler, doucement obstiné à réconcilier avec les mystiques l'auteur du « terrible sermon ». Comment ne voit-il pas que, ici encore, tout rapprochement doctrinal est impossible entre la philosophie des mystiques et le panhédonisme de Bourdaloue ? Celui-ci a bien raison d'appeler « extraordinaires » les grâces actuelles, les délectations ou illuminations merveilleuses qu'il se plaît à décrire. Il a bien le droit aussi d'envier pieusement les rares élus qui reçoivent de telles faveurs, tout en se jugeant indigne de les recevoir lui-même. Mais il se sépare tout à fait de nos maîtres, lorsqu'il identifie avec ces « dons singuliers, si relevés », l'union mystique proprement dite, la pure contemplation adhérente, grâces, d'ailleurs, infiniment plus précieuses, mais qui, dans l'ordre surnaturel où nous nous trouvons élevés, ne présentent rien d'extraordinaire, de quasi-miraculeux. Tel est le malentendu fondamental, contre lequel tous nos maîtres, nous l'avons vu, ne cessent de nous mettre en garde. Il est vrai, d'ailleurs, que les écrits mystiques sont remplis, et peut-être jusqu'à l'excès, de ces faveurs extraordinaires, les seules qui tombent sous l'expérience ; aussi comprend-on sans peine que ces phénomènes sensationnels, si l'on peut dire, aient retenu

 

(1) Spiritualité, pp. 33, 35.

 

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et fasciné l'attention de Bourdaloue, au point de lui cacher la réalité plus profonde et si peu éclatante de la vraie prière. Avec cela, exceptionnellement tendre lui-même, et sa propre prière « surpassant toutes les délices du monde », une expérience « cent fois » répétée l'aura naturellement conduit à ne voir dans la contemplation unitive que le plus exquis des « divins plaisirs ». Ce n'est donc pas sur la route droite et lumineuse de la doctrine, comme le P. Dæschler tâche de se le persuader, c'est bien plutôt par les obscurs lacets de sa propre prière que Bourdaloue rejoint les mystiques. Mystique lui-même, mais qui s'ignore, soit parce qu'il n'a pas su dégager la philosophie qu'implique son expérience personnelle, soit parce que, rebuté d'abord par quelques termes insolites et trop prometteurs en apparence, il a négligé d'approfondir les écrits des maîtres. Cela est également vrai, sans doute, de tous les ascéticistes, mais plus encore, semble-t-il, de ceux d'entre eux à qui le goût de l'oraison affective fait oublier plus ou moins les sèches consignes de « l'oraison pratique ». Bourdaloue est de ces derniers, et l'un des grands spirituels chez qui on peut le mieux suivre le passage, d'ailleurs logique, de l'ascéticisme au panhédonisme, la contamination croissante de celui-là par celui-ci. Aide-toi, le Ciel t'aidera, c'est, nous l'avons assez dit, la devise des ascéticistes purs. Bien qu'ils ne mettent pas en question la nécessité de la grâce actuelle, ils se gouvernent néanmoins comme si le succès ne dépendait que de leur propre effort. N'était qu'ils gardent toujours une petite fenêtre ouverte sur la montagne d'où leur viendra le secours indispensable, on les prendrait pour des stoïciens. L'âme de Bourdaloue, au contraire, si elle nous devenait transparente, nous la verrions tournée tout entière vers cette montagne - mons pinguis - toute dilatée, avide, non seulement de force, mais plus encore de douceur; plus portée à recevoir qu'à donner, moins pressée de « faire » que de se « laisser faire ». Bref, il a bâti son palais intérieur à cette pointe extrême de l'ascéticisme, où le roc

 

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du devoir disparaît presque sous les fleurs de la dévotion. Comme l'a dit excellemment le P. Dæschler, Bourdaloue, « prédicateur quelquefois austère du devoir... est plus encore et avec une éloquence plus chaude et plus persuasive, le panégyriste de la grâce, et de ses oeuvres même les plus intimes, les plus mystérieuses, et les plus délicieuses (1) ». Nous voudrions, certes, que sa philosophie ne se renfermât pas, comme elle le fait trop souvent, dans la zone du plaisir; mais n'oublions pas que cette zone est toute surnaturelle, toute sainte. Après tout, si la prière n'est pas nécessairement plaisir, elle l'est souvent, elle tend d'elle-même à le devenir. Sur la crypte obscure de la grâce habituelle, s'élève normalement une Sainte Chapelle, une basilique de Fourvières, Bourdaloue se trompe d'étage, si je puis dire, mais non de maison. Simple erreur métaphysique, mais, du point de vue chrétien, moins grave peut-être que l'ascéticisme pur. Ou plutôt, analyse imparfaite et qui s'est arrêtée à la surface délectable d'une expérience proprement mystique. C'est ainsi que le grand texte, où tout Bourdaloue se résume - « Je suis content de vous » - nous réconcilie le P. Dæschler et moi, si tant est que jusqu'ici nous ayons été en guerre. Au P. Dæschler, cette prière, ainsi formulée, et tant d'autres de Bourdaloue, qui rendent le même son, parait tout près d'être proprement mystique. Et cela, François de Sales ne nous permet pas de le concéder. Mais, si la formule n'est pas mystique, si même elle suppose chez Bourdaloue une philosophie étrangère à celle des mystiques, elle n'en reste pas moins la prière d'un véritable mystique. C'est la distinction, à peine subtile, que nous avons déjà pro-posée plusieurs fois, entre les formules plus ou moins heureuses, denses, cohérentes, de la prière, et la réalité même que ces formules tentent d'exprimer. Songez, en effet, que toute prière. est informulable par définition, puisque toute prière estun cantique à deux voix, et que, de ces deux, la

 

(1) Spiritualité, p. 23.

 

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principale refuse nécessairement de se plier à nos mots humains. Spiritus ipse orat, et par des gémissements intraduisibles. Heard melodies are sweet, unheard are better. La formule de Bourdaloue est une splendide chose, combien plus splendide son autre prière, qui n'est pas moins sienne, et qu'il n'entend pas. Il veut et croit dire : « Je suis content de vous, et cela me suffit ». Il dit, en effet, ou plutôt l'Esprit lui fait dire, dit par lui : « Content ou non de vous, je vous veux, d'abord et plus que tout, content de moi. » Ainsi de la traduction en prose d'un poème; toujours piteuse, même lorsqu'elle ne renferme pas d'inexactitudes grossières, plus encore lorsqu'elle n'est qu'un long contre-sens, nais avec cette différence qu'ici le poète et le traducteur ne font qu'un.

Aussi bien lui arrive-t-il et de mieux se connaître et de mieux se traduire. Ascéticisme ou panhédonisme, il n'y a pas de préjugé doctrinal qui ne doive capituler devant l'énigme quotidienne des « aridités dans la prière ».

 

Il est vrai que les dégoûts de la prière où nous tombons à certains temps... sont quelquefois de simples épreuves dont se sert votre providence pour purifier vos élus;

 

et aussi - et par là même - pour apprendre aux spirituels la vraie philosophie de la prière.

 

Vous vous éloignez en apparence, lors même qu'ils vous cherchent avec l'intention la plus pure ;

 

et qu'ils ont obéi, dans cette recherche, à toutes les consignes de l'ascéticisme.

 

Il n'y a que ceux qui passent ou qui ont passé par ce désert, qui puissent bien connaître ce qu'il en coûte pour y marcher (1). Vous voulez leur apprendre à vous servir pour vous-même et par un pur esprit de foi et d'amour... et non point pour les consolations intérieures, ni toutes les douceurs spirituelles.

 

(1) D'après le P. Dæschler, des traits de ce genre « ne semblent guère convenir qu'aux purifications mystiques », entendez qu'aux épreuves extraordinaires (p. 4o). Pourquoi pas aussi bien à toute désolation? Ou plutôt, pourquoi toute désolation ne serait-elle pas, à un degré quelconque, une purification mystique » ?

 

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Autant dire : « Vous voulez leur apprendre à vous servir, même quand ils ne sont pas contents de vous ; leur apprendre en même temps qu'un tel service est la plus haute prière.

 

Vous me délaissez, mon Dieu, mais je ne vous délaisserai jamais. Vous me délaissez, en me privant de cette présence sensible dont vous favorisez vos élus ; mais je ne vous délaisserai point, en perdant cette union inviolable et essentielle que vos élus ont avec vous,

 

par la grâce sanctifiante.

 

Et, avec les simples vues de la foi qui me restent, je vous dirai tout ce que je vous disais en ces jours de bénédiction et de paix, où vous daigniez vous communiquer à moi et me gratifier

 

de vos grâces actuelles les plus délicieuses (1). Enfin nous avons presque mieux encore, un passage plus longuement médité et très savamment préparé, où le Bourdaloue mystique, dépouille, rejette, d'un geste méprisant, l'autre Bourdaloue. « C'est ainsi, dit-il résumant l'amplification ascético-panhédoniste, où il vient de se donner carrière une fois de plus,

 

C'est ainsi que la piété est utile à tous. Mais que fais-je? En me dévouant à vous, Seigneur, ce n'est pas moi que je dois envisager,

 

ni mon progrès dans la perfection, ni mon plaisir,

 

mais je ne dois avoir en vue que vous-même. Il me suffit de vous obéir et de vous plaire ; il me suffit de glorifier autant que je le puis votre saint nom, de rendre hommage à votre suprême pouvoir, d'user de retour envers vous et de reconnaître vos bontés infinies, de vous témoigner ma dépendance, mon zèle, mon amour. Voilà les motifs qui doivent me toucher et que je dois me proposer avant tous les autres (2).

 

(1) Spiritualité, pp. 4o-42. Il célèbre ailleurs « cette union intérieure de l'âme avec Dieu, qui fait toute l'excellence et tout le prix de l'oraison ». Mais, dans ce passage, il parle manifestement d'une union « sentie » et qui se fait « de la manière la plus affectueuse et la plus ardente » (Ib., p. 79).

(2) Spiritualité, p. 131. Parmi les textes qu'a rassemblés le P. Dæschler, il en est plusieurs qui pourraient servir à une étude plus approfondie sur Bourdaloue critique de l'ascéticisme. Ainsi, pour la critique de l'action, p. 77. « Voulez-vous être chrétiennes, ne sortez jamais de vous-mêmes. C'est là que vous trouverez Dieu... L'action est louable, elle nous est même ordonnée mais il faut que la méditation la précède, qu'elle l'accompagne, qu'elle l'anime. » Méditation, est-il bien ici le mot juste ? « Ils croient agir, en cela, avec plus de mérite devant Dieu; mais souvent sans qu'ils s'en aperçoivent s'y mêle-t-il beaucoup de tempérament et quelquefois même une secrète complaisance... » (p- 84). Ainsi, pour la critique du discours : « On s'arrête trop aux raisonnements... Une s'agit point de discourir beaucoup; mais, avec une seule pensée et une pensée très sommaire, l'âme la plus simple peut se porter à Dieu » (p. 79). La prière « consiste plus dans le sentiment que dans le raisonnement... On a donné bien des règles de l'oraison; on en e tracé bien des méthodes; les livres en sont remplis... C'est à ce sujet que les maîtres de la vie spirituelle (du moins les ascéticistes) se sont surtout attachés et, là-dessus, ils ont déployé toute leur doctrine. Rien de plus solide... Etudions-les, respectons-les, suivons-les; mais, du reste, sans rien rabattre de l'estime que nous leur devons », fermons-les bien vite, car enfin « la grande méthode d'oraison... la plus efficace et la plus prompte, c'est d'aimer Dieu » (p. 81). Le P. Dæschler veut bien me signaler un très curieux texte, qui lui avait d'abord échappé. C'est à la fin du premier point du sermon sur l'Eternité malheureuse. La gaucherie même en est touchante. [1 y a là, en effet, plus d'une expression impropre et contre laquelle la pratique des vrais maîtres l'aurait mis en garde. En somme, il y veut décrire, et je le répète, d'après sa propre expérience, le passage du discours à la contemplation la plus simple. « Chose admirable, chrétiens? Dès que la foi nous a mis en cette préparation de coeur et dans cette soumission intérieure, c'est alors que, disposés à faire le sacrifice de tous nos raisonnements et à y renoncer, nous pouvons mieux raisonner que jamais... Ces grands objets se présentent dans toute leur force, et font sans obstacle toute leur impression; on les comprend avec moins de peine; et même, à certains moments, il semble qu'on en ait une connaissance distincte (confuse, diraient plutôt les mystiques) et je ne sais quel sentiment actuel qui remplit l'âme et qui la saisit. Il semble qu'on ait devant les yeux l'éternité. On la voit... dans toute son. horreur, et, au lieu de s'arrêter à de vaines discussions, on ne pense qu'à s'humilier... C'est là... qu'on porte toutes ses réflexions. Effet salutaire d'une foi soumise, que Dieu soutient par certaines touches secrètes. qu'il élève par certaines lumières de sa grâce, et à qui il découvre ses plus impénétrables mystères ».

 

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On trouverait aisément, dans les oeuvres de Bourdaloue, des aveux, des rétractations semblables. Simplement mystique, dès qu'oubliant sa courte philosophie de la prière - que, d'ailleurs il a reçue toute faite de son milieu et qu'il n'a jamais contrôlée - il ne laisse parler que sa prière vécue. Et voilà pourquoi, malgré son antimysticisme spéculatif, Bourdaloue peut et doit rester particulièrement cher aux spirituels les plus exigeants. « Je n'en veux pour preuve, conclut le P. Dæschler, que le témoignage d'une âme de haut vol, la Mère de Rosen, visitandine du monastère de Nancy... Elle cultivait les meilleurs auteurs... du grand siècle,... Bossuet, Olier, Bourdaloue, Fénelon, Boudon, Condren. » - Curieux pêle-mêle, et qui en dit long sur

 

 

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L’unanimité foncière, ultra ou titra-doctrinale, si l'on peut ainsi parler, que les divergences spéculatives n'arrivent pas à dissoudre, et qu'elles ne doivent pas nous cacher.: Bossuet et Fénelon ; Bourdaloue sur le même rang que le très mystique Boudon et que les deux bérulliens, Olier et Condren. Elle écrivait en 1737, « Je vous envoie trois tomes des Pensées du P. Bourdaloue..., qui sont ravissantes... Je vous prie de lire, dans le premier tome, tout ce qui est marqué de la simplicité évangélique. J'en ai été enchantée et j'aime cent fois plus le P. Bourdaloue de penser comme il le fait » (1).

Ce témoignage est d'autant plus significatif qu'il nous vient de la Visitation de Nancy, dont le P. de Caussade avait fait un des camps avancés de la France mystique, au XVIIIe siècle : « Quelques-unes des plus belles lettres de direction, dont on a composé le Traité de l'Abandon, ont été adressées à la Mère de Rosen » par cet incomparable jésuite, lettres qu'aurait assurément jugées quiétistes l'auteur du « terrible sermon ». Et voici qui relie très opportunément l'angoisse confuse, inconsciente même de Bourdaloue à l'angoisse plus réelle et plus pathétique d'un des grands jésuites du XIXe siècle, le P. Ramière. Celui-ci, de formation ascéticiste, comme Bourdaloue, découvre un jour par un bienheureux hasard ces lettres, encore inédites, de Caussade. Devant la splendeur de ces textes mystiques, Ramière se trouble, partagé entre l'éblouissement et l'épouvante. Mystique lui aussi, bien qu'à son insu, l'inspiration surnaturelle de ces lettres lui est évidente, mais, d'un autre côté, il flaire là-dessous des illusions dangereuses. Cette spiritualité du « laisser faire », comment l'accorder avec la doctrine quasi-officielle de la Compagnie, avec l'esprit vrai ou prétendu de saint Ignace ? C'est qu'en effet il y a peut-être plus loin de Rodriguez à Caussade que de Rodriguez à Lallemant. L'évidence l'emporte néanmoins, dans cette âme de prière, sur les préjugés d'école, et Ramière publie

 

(1) Spiritualité, p. 186.

 

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Caussade. Oh! non sans l'avoir quelque peu adouci peut-être, et non sans l'avoir entouré de gloses prudentes, de garde-fous, mais enfin il le publie. Imaginez Boileau préfaçant une traduction de Shakespeare.

Nous retrouverons, s'il plaît à Dieu, le P. Ramière. Aussi bien, après avoir exposé la doctrine qu'ont édifiée nos méta-physiciens du XVIIe siècle, n'avions-nous ici qu'à débrouiller la genèse de la philosophie contraire. Ce beau conflit spéculatif va se poursuivre de Bourdaloue à nos jours. Mais, au lieu que, jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, la tradition des François de Sales, des Bérulle, des Lallemant, défendue par d'éminents jésuites, maintient ses positions, et peut-être même gagne du terrain, nous la verrons s'éclipser brusquement, pour ne plus reparaître que dans le dernier quart du xrxe siècle. Extraordinaire cassure, qu'il nous faudra tâcher d'expliquer, et qui elle-même explique en partie la non moins extraordinaire médiocrité de notre littérature spirituelle, depuis la chute de l'Ancien régime. Quod si sal evanuerit... Les mystiques ne manquent pas, ils abonderaient plutôt, mais de la doctrine qu'implique leur expérience, et dont le bienfait devrait s'étendre sur tout le peuple chrétien, il n'est guère plus question que de l'alchimie. Quelques exceptions, cela va sans dire, mais enfin la splendide philosophie de la prière que nous venons d'exposer, paraît si oubliée que lorsque, d'aventure, elle tente d'élever la voix, les héritiers de ses anciens adversaires ne prennent même pas la peine de la combattre. C'est ainsi, par exemple, que le vénérable P. Lihermann passe presque inaperçu, et qu'à Saint-Sulpice même, comme le déplorait devant moi M. Letourneau, M. Olier est pratiquement remplacé par Rodriguez.

On a tourné la page, et l'ascéticisme triomphant n'a pas plus à se défendre que le dogme de la circulation du sang ou que l'héliocentrisme. Nous dirons aussi comment la doctrine traditionnelle est sortie peu à peu de sa léthargie. Les curieux de mon âge, plus amusés d'abord que vraiment

 

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intéressés, ont pu suivre les premières étapes de cette bienheureuse renaissance et les réactions vigoureuses qu'elles provoquèrent dans les rangs des anti-mystiques. On se rappelle les cris d'alarme poussés par l'Achille de l'ascéticisme - c'est le P. Watrigant - lorsque d'insignes spirituels, de vrais saints, dont la plume, d'ailleurs, n'était peut-être pas toujours assez précautionnée, tentèrent de restaurer la vraie philosophie salésienne. Le grain de sénevé croissait néanmoins, et ce fut bientôt une rude offensive contre des maîtres que le progrès même de cette renaissance rendait déjà invincibles. Avec ceux-ci, la fortune changeait de camp et, dès lors, nul esprit clairvoyant ne pouvait conserver le moindre doute sur l'issue de la controverse. Quoi de plus inévitable ? Terrible et bienfaisant, lorsqu'il se borne à dénoncer les faux mysticismes et à rappeler la nécessité de l'ascèse, l'ascéticisine fléchit, se dérobe, trahit fatalement son incohérence foncière dès qu'on le somme de se définir et de professer une philosophie positive de la vie intérieure. Avec les plus saintes intentions du monde, ils ont tyrannisé la prière, ils l'ont humiliée, et, chose plus grave, ils l'ont rendue impensable. Mais enfin, de cette crise trois fois séculaire, il ne restera bientôt plus qu'un souvenir. « Qu'avons-nous vu, et que voyons-nous? » pourrais-je dire, en m'appropriant un fameux exorde de Bossuet. Nous avons vu les Lallemant, les Surin, désavoués par leurs propres frères, « disqualifiés », comme disait un de ceux-ci, avec une tranquille assurance, à M. Sauclreau. Et nous voyons le gros volume enthousiaste que j'ai consacré à cette glorieuse école, accueilli, non seulement sans résistance, mais encore avec amitié par les jésuites français d'aujourd'hui. Je ne puis, du reste, rapporter ici les nombreux témoignages contemporains qui nous permettent de suivre, avec leurs derniers essais d'offensive, la retraite savante des ascéticistes, et qui attestent la victoire, achevée déjà, des mystiques. Hier encore, faisant sienne la doctrine de Léonce de Grandmaison et, du même coup, celle de nos

 

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maîtres, le R. P. Lebreton écrivait : « Les grâces mystiques proprement dites, celles qui dépassent (la) voie ordinaire, sont hors de notre portée », réservées à quelques âmes d'exception. Aucun doute là-dessus. Mais quoi! « L'ORAISON NE SERA-T-ELLE POUR TOUS LES AUTRES QU'UN EXERCICE D'ASCÈSE, qu'une course à travers le désert ? N'y pourront-ils pas sentir la fraîcheur de l'eau vive ? N'y pourront-ils pas sentir le repos? DIEU NOUS GARDE D'IMPOSER A PERSONNE CE LABEUR STÉRILE ET ACCABLANT. TOUT BAPTISÉ EST UN ENFANT DE DIEU » (1).

De ce grand texte qui résume excellemment tout ce que nous avons voulu dire nous-même, dans cette Métaphysique des saints, on peut rapprocher les non moins graves paroles du R. P. Doncoeur que nous connaissons déjà (2) : « Je crains.., que le souci dominateur de la culture du moi fasse oublier CE QUI EST PREMIER DANS LE CHRISTIANISME... L'éducation de la volonté est certes très opportune, mais ne fûmes-nous pas tout d'abord baptisés au nom de la T. S. Trinité, pour VIVRE DE NOTRE VIE DIVINE DE FILS, par la grâce du Christ, dans le Saint-Esprit... Des intérêts plus graves sont (ici) engagés. TROP D’ÂMES ONT ÉTOUFFÉ DANS LA PRISON DU MORALISME RELIGIEUX, nous avons trop peiné, depuis vingt ans, à RÉAPPRENDRE DE SAINT PAUL, DE SAINT JEAN ET DE TOUS LES GRANDS CHRÉTIENS, LE FOND VIVANT DU CHRISTIANISME,... POUR NE PAS NOUS ÉMOUVOIR LORSQUE CETTE DÉLIVRANCE SEMBLERAIT DE NOUVEAU MISE EN CAUSE », comme elle le serait infailliblement par une seconde victoire de l'ascéticisme. Le mystique est un chrétien qui ne s'ignore pas; l'ascéticiste est un chrétien qui s'ignore.

 

 

(1) Recherches de science religieuse, octobre 1927, p. 4o3. Sur le pan-mysticisme du P. de Grandmaison, cf. le chapitre V : (L'élan mystique) de la Religion personnelle, Paris, 1927, pp. 132-179. En préparant mes propres volumes, j'ai toujours eu devant les yeux ces pages publiées, d'abord, dans les Etudes, en 1913. - Encore plus significative, sa courte note sur la forme faible de l'oraison de simplicité, Revue d'Ascétique et de Mystique, janvier 1920.

(2) Cf. t. VII, La métaphysique des Saints, p. 38, 39.
 
 

ÉCLAIRCISSEMENTS (1)

 
§ 1. - Solvuntur objecta.

 

Les théologiens qui ont bien voulu examiner, à titre de censeurs bénévoles, les épreuves de ces deux volumes, ne m'ont demandé que des corrections de détail, et dont il va sans dire que j'ai tenu compte. Un seul d'entre eux résiste à la doctrine foncière du livre, et, comme les difficultés qui l'ont arrêté arrêteront sans doute aussi d'autres bons esprits, je crois utile de les donner ici une à une, telles qu'elles me furent d'abord proposées. Il serait facile de ramener ces difficultés aux deux ou trois principes, ou, si j'ose dire, aux deux ou trois « préoccupations », toujours les mêmes, qui les commandent. Mais il valait mieux, sans cloute, prendre sur le fait les premières réactions qu'a éprouvées mon savant et très bienveillant critique à la lecture de mes pages. Bienveillant, dis-je : on verra, en effet, que, par amitié pour moi, il se fait ici l'avocat du diable. Chose néanmoins digne de remarque : ses réactions ne se manifestent, ou plutôt ne prennent une claire conscience d'elles-mêmes qu'à partir du second volume. C'est d'abord le long et difficultueux chapitre sur le P. Piny, puis toute la quatrième partie - L'Angoisse de Bourdaloue - qui les provoque. Rien cependant, me semble-t-il, ni dans ce chapitre ni dans cette quatrième partie - j'entends rien de doctrinal - qui ne se trouve déjà explicitement et souvent affirmé, soit dans

 

(1) On voudra bien excuser la simplicité et la raideur scolastique de ces éclaircissements, notes cursives qui ne s'adressent qu'aux hommes de métier.

 

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le premier volume, soit dans le premier chapitre du second. Salésiens, bérulliens, jésuites, on peut certes critiquer les différents maîtres que j'interprète ; on peut regretter chez tel ou tel d'entre eux, des outrances de style, des imprécisions - menus défauts qu'ils auraient aisément corrigés s'ils avaient écrit avant la controverse du quiétisme, et sur lesquels je ne cesse pas d'attirer l'attention du lecteur -; on peut également préférer la philosophie de la prière qu'ils ont tous, explicitement ou implicitement, combattue, mais on ne peut ne pas reconnaître qu'ils enseignent tous une seule et même doctrine. Voici donc ces difficultés.

 

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Je crois distinguer chez vous trois tendances qui me semblent fâcheuses : 1° absorber l'ascétique dans la mystique; 2° méconnaître l'élément intellectuel nécessaire à toute prière ; 3° ramener toute prière à la disposition intérieure que le P. Piny (VIII, pp. 15o-167), suggère à certaines âmes affligées d'épreuves particulières.

 

 

R. Ad primum : Je n'absorbe pas l'ascétique dans la mystique; en ce sens que je ne sacrifie pas la première à la seconde ; mais je dis qu'en soi les activités ascétiques ne sont pas des activités mystiques.

Ad secundum : j'ai répété, une centaine de fois, que toute prière implique une application quelconque de l'esprit. Mais je tiens qu'en elle-même et considérée dans son mécanisme psychologique, cette application, telle du moins que la comprend mon critique, n'est pas prière (1). C'est là d'ailleurs un lieu commun. Méditer n'est pas prier, dit expressément

 

(1) Par cette restriction - « telle du moins e - je veux rappeler qu'un certain mode de connaissance entre dans la définition même de la prière, à savoir cette « perception directe e dont nous parlera plus loin le R. P. de la Taille. Mais ce n'est très certainement pas cette connaissance, c'est le « discours » proprement dit ou l'activité méditative qu'on veut ici annexer à l'essence de la prière.

 

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saint François de Sales. Et plus philosophiquement, Mgr Paulot. Pesez, je vous prie, tous les mots de ce texte : La méditation, écrit cet insigne contemporain, est « un travail humain, NATUREL DANS SA SUBSTANCE, SA MANIÈRE D'AGIR, quoique assisté du travail de la grâce, et bien qu'opérant sur une matière surnaturelle ». Dans la méditation « prédomine l'application des facultés NATURELLES, SOUS la conduite de la vertu MORALE de prudence. Chaque opération, envisagée dans son point de vue formel, est exclusive de l'autre. UNE MÉDITATION FORMELLE N'EST PAS UNE PRIÈRE FORMELLE. QUAND ON MÉDITE, ON NE PRIE PAS; QUAND ON PRIE ON NE MÉDITE PAS. RAISONNER EXPLICITEMENT ET PRIER EXPLICITEMENT SONT DEUX CHOSES INCONCILIABLES DANS LE MÊME INSTANT. » (L'Esprit de Sagesse, Paris, 1926, pp. 276, 277.)

Ad tertium : Je ne dis pas que toute prière concrète, tout bloc de prière priée, se ramène exclusivement à la disposition que Piny suggère aux grands éprouvés; mais je tiens, avec saint François de Sales, que cette disposition d'acquiescement à la volonté divine est l'essence mémo de la prière; essence qui, dans le concret, se trouve accompagnée, le plus souvent, de modalités accidentelles, vues pieuses, goûts de Dieu, etc.

 

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La prière, en soi, dites-vous (VIII, p. 15o), ne serait pas autre chose que le « laisser-faire ». La prière de certaines âmes; oui, mais non pas toute prière.

 

R. La prière de certaines âmes particulièrement éprouvées est si dépouillée des éléments intellectuels et affectifs qui se rencontrent normalement dans la prière, qu'elle nous parait se réduire à un « laisser-faire divin », tel que François de Sales et Piny - et tous les mystiques orthodoxes - le définissent. Mais enfin, ainsi réduite, elle reste prière. Et elle reste prière, précisément par cet élément d'acquiescement, d'abandon, de « laisser-faire ». Et c'est de

 

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là justement que nous pouvons et devons conclure que cet acquiescement est l'essence même de la prière. Il y a des prières moins dépouillées, mais celles-ci elles-mêmes ne méritent le nom de prière que par la présence de cet élément essentiel qui se trouve presque à l'état pur dans la prière des grands éprouvés. Nous savons bien que les cas traités par le P. Piny - comme aussi bien le cas salésien du « chantre sourd » - sont des cas extrêmes. Mais c'est parce qu'ils sont extrêmes, qu'ils nous aident à dégager l'essence que nous cherchons.

 

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Vous excluez de l'essence de la prière l'attention et le travail de l'esprit. Le travail tumultueux ? Oui. Toute attention? Non.

 

R. Nous excluons le travail méditatif, même paisible, non pas du bloc de la prière concrète, mais de l'essence de la prière, puisque la contemplation proprement dite, comme aussi bien l'acquiescement des grands éprouvés sont de vraies prières, et que néanmoins l'attention et l'entendement se trouvent réduits à quasi rien dans l'une et dans l'autre. Piny distingue expressément deux sortes d'attention. S'il n'y a pas de prière sans une attention formelle, immédiate et persévérante de l'entendement, tout le système des spirituels sur les distractions dans la prière, s'effondre, au grand désespoir de tant d'âmes saintes.

 

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La prière, dans ses formes diverses, est toujours une application volontaire, consciente... Que serait-elle, si elle n'était pas cela. Il serait fort grave de le nier.

 

R. 1° « Une application volontaire »? Oui, certes, mais l'acquiescement salésien, mais le « laisser-faire » pinien,

 

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sont-ils autre chose qu'une « application volontaire »? Je répète à satiété que rien n'est plus « actif » que cet acquiescement. C'est le vouloir par excellence, le vouloir de tous les vouloirs. Mais c'est un vouloir surnaturel, un vouloir à deux, un « agir » qui accepte le « pâtir » ;

2° Et comme l'agir divin ne tombe pas immédiatement sous la conscience, on ne peut pas dire, il serait même grave de dire que cette application est toujours « consciente ». On suppose toujours qu'il n'est d'application volontaire que d'ordre ascétique. Eh! c'est toute la question.

 

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La prière est un acte de vertu. Tout acte de vertu est exercice d'ascèse. Il n'y a donc pas de différence entre les activités d'ascèse et les activités de prière.

 

R. Il ne me semble pas que l'on puisse dire que l'acte de foi, reduplicative ut sic, soit un exercice d'ascèse. Aussi bien plusieurs sortes de vertus, morales et théologiques, collaborent-elles au bloc de la prière. Pour prier, il faut d'abord vouloir remplir le devoir de la prière ; se mettre en disposition de prier : s'appliquer d'esprit et de coeur à un sujet. Autant d'acte s en soi ascétiques, c'est-à-dire qui mettent en branle le mécanisme, tout naturel, décrit plus haut par Mgr Paulot. Tous ces actes vertueux sont normalement nécessaires à qui n'est pas appelé à la prière parfaite. Les mystiques ne se lassent point de rappeler cette nécessité. Mais enfin, pris en soi, ces actes des vertus morales n'ont rien de spécifiquement chrétien. Ils ne font qu'ouvrir les voies à l'activité sui generis intrinsèquement surnaturelle de la prière.

 

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Piny, dites-vous (VIII, p. 156) « n'imagine pas deux espèces de prières, celle de l'ascèse et celle de la mystique ». Oui, pour les cimes auxquelles il s'adresse. La

 

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restriction est capitale. Autrement, c'est toute prière absorbée dans la mystique.

 

R. C'est toute prière absorbée dans la haute mystique, c'est-à-dire identifiée à la contemplation sublime : nego. C'est toute prière absorbée, noyée dans la vie mystique qui nous est communiquée à tous par la grâce du baptême : concedo. Or, qu'y a-t-il là de troublant ou même de nouveau? Le vivit in me et, par suite, le orat in me Christus serait-il le privilège de quelques rares élus? Nul ne peut prononcer religieusement le nom de Dieu que l'Esprit ne le prononce d'abord en nous, avec nous, par nous. Collaboration mystique au premier chef, bien qu'elle ne comporte pas communément les grâces plus éminentes que l'on appelle mystiques par antonomase.

 

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« Le faire presque tout humain de l'ascèse, dites-vous (VIII, p. 159), et le faire plus divin qu'humain de la prière ». Cette opposition généralisée n'est pas exacte.

 

R. Pourquoi, en quoi? C'est l'opposition marquée par Mgr Paulot. Que, d'ailleurs, la prière soit « un faire plus divin qu'humain », ou que Dieu soit le principal agent dans la prière, mille spirituels l'enseignent. « VOUS devez savoir, écrit, par exemple, le P. Vautier S. J., que, durant l'oraison particulièrement, il est meilleur de pâtir que d'agir. Dieu opère tout autrement par soi-même que par vous. » (La conduite de saint Ignace, 165o, p. 15o.)

 

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Vous dites : la « véritable prière », « l'essence de la prière », « la prière proprement dite », c'est « l'acquiescement au vouloir divin ». Oui, au sens très particulier de Piny, c'est exact. Mais on ne peut pas généraliser, comme vous le faites. Il est encore exact que l'une des conditions de la vraie prière, c'est un certain acquiescement au vouloir divin. Il y aurait toutefois bien des inconvénients à vouloir enfermer dans cette formule l'essence de toute prière. Beaucoup de jeunes gens, si on voulait leur imposer la prière de Piny, n'y comprendraient goutte. Et pourtant, ils ont l'âme religieuse, ils prient...

 

R. Comprendraient-ils davantage si on leur disait de se gouverner dans la prière comme le « sarment », comme les « membres » ? Est-il nécessaire pour vivre que l'on sache de quelle façon le sang circule, et où le poumon est placé ? Piny est ici en posture de philosophe. Il veut définir le mécanisme, inconscient mais réel, de la prière chrétienne, sauf à tirer ensuite de ces analyses, les conséquences pratiques qui consoleront la détresse des âmes saintes. Autant faire le procès à saint Paul. Les jeunes gens ne savent pas tous, ni beaucoup de vieillards, que, lorsqu'ils prient, c'est l'Esprit même qui prie en eux. Leur ignorance sur ce point n'empêche pas cette divine opération de se produire. Mais peut-on regretter que nos maîtres ne se résignent pas à cette ignorance, qu'ils travaillent à la dissiper?

 

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La supplication ardente, répétée, d'une âme qui désire une chose bonne, c'est encore une prière. La prière de demande se subordonne à l'acceptation de ce que Dieu veut, nais elle n'en est pas moins une demande active et personnelle. Et la prière de demande compte beaucoup dans l'ascèse chrétienne.

 

R. On conclut donc de nos beaux textes que la prière de demande ne serait pas une vraie prière. Ceci, en effet, serait d'une gravité extrême. Il ne nous resterait plus qu'à

 

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jeter au feu le Traité de l'amour de Dieu. Aussi, dès les premières pages du premier chapitre du volume, ai-je taché de prévenir sur ce point toute équivoque. Encore une fois notre unique souci est présentement d'ordre métaphysique. Nous vouions savoir, non pas si la prière de demande est bonne, est prière - il faudrait être fou pour contester une pareille certitude - mais de savoir pourquoi, en quoi elle est prière. D'une prière concrète de demande, nous cherchons à dégager l'élément spécifique par où cette prière se trouve élevée à la dignité de prière. Et nous disons que cet élément c'est l'acquiescement à la volonté divine, tel que le définissent et François de Sales et tous nos maîtres. Il y a deux choses dans le panem nostrum, à savoir la pétition elle-même, et la continuation, implicite, mais active, du fiat voluntas tua qui a précédé. Il y a là une élévation désintéressée vers Dieu, et une pétition intéressée. C'est par cette élévation plus ou moins confuse, insensible le plus souvent, mais réelle, que la pétition devient prière. Une demande qui ne serait que demande, reduplicative ut sic, qui n'impliquerait pas une élévation, un acquiescement, un premier contact proprement religieux et surnaturel avec Dieu ne serait pas prière, pas plus que la méditation n'est prière lorsqu'elle se borne à méditer. Le panem nostrum du chrétien, c'est l'Esprit présent en nous qui nous le fait demander, qui le demande par nous. Collaboration nécessaire, et que, par suite, nous devons accepter, vouloir d'une manière ou d'une autre. Vouloir cette collaboration, c'est-à-dire vouloir demander comme un chrétien doit demander, n'est pas un acte formel de demande; c'est un acte d'adhésion qui enveloppe, pour ainsi dire, l'acte formel de demande et qui l'élève à la dignité de la vraie prière.

 

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Vous écrivez (VIII, p. 167, note 2) : La décision actuelle de la volonté, « a été faite, une fois pour toutes,

 

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et son effet persiste, dirait Piny, aussi longtemps que cette décision n'a pas été rétractée ». Piny dit plus (cf. ib., p. 141) : « Tant qu'on ne la rétracte pas et qu'on ne voudrait pour rien au monde la rétracter ». Cette précision écarte justement une erreur plus tard reprochée au quiétisme.

 

R. C'est très juste, et j'aurai mieux fait de répéter dans cette note que l'effet de la décision première persiste, selon Piny, aussi longtemps « qu'on ne voudrait pour rien au monde la rétracter », mais, ayant indiqué plus haut cette précision nécessaire, je n'ai pas songé à la rappeler ici. C'est là, du reste, un problème difficile, et si j'avais à le traiter en mon nom propre, je me montrerais peut-être moins accommodant que Piny. Aussi ai-je insisté, plus qu'il ne fait, sur la nécessité de renouveler par des actes formels de volonté et souvent, la décision première d'acquiescement. Ici, du moins, doit jouer la distinction que mon savant contradicteur m'oppose à maintes reprises. Il est clair, en effet, que Piny serait moins catégorique sur ce point s'il ne s'adressait pas à l'élite des grands éprouvés.

 

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Vous dites (VIII, p. 231) « qu'il n'y a qu'une définition et toute mystique de la prière ». Grande erreur.

 

R. C'est toujours la même résistance, mais il est intéressant qu'elle s'affirme ainsi à maintes reprises. Du bloc des prières concrètes, il peut y avoir plusieurs définitions prière de demande, d'adoration, etc., etc. Mais il ne peut y en avoir qu'une de la prière en soi. Ainsi pour l'homme : la définition du blanc n'est pas celle du nègre, mais en tant qu'homme, le nègre n'est pas moins que le blanc un « animal raisonnable ». On a compris que pour moi il, n'y avait de prière que la haute contemplation. C'est tout le contraire. Bien loin de restreindre l'activité mystique essentielle à

 

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quelques états sublimes, je la retrouve, à un degré quelconque, dans la moindre vraie prière.

 

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Votre philosophie de la prière se fonde sur le dogme de la grâce sanctifiante. Oui, mais qu'il soit entendu qu'il s'agit uniquement de la prière des parfaits. Le dogme de la grâce habituelle explique, non pas la nature essentielle, mais la perfection de la prière. Au-dessous il y a la prière du pécheur qui prie, dans un commencement de retour à Dieu, sous l'influence de la grâce actuelle. Et encore, la prière en soi, n'exige pas, de sa nature même, la grâce actuelle. Car on peut supposer la prière même en dehors de la grâce. Ce serait donc une grande erreur de fonder la philosophie de la prière sur un dogme révélé.

 

R. Curieuse difficulté, et d'un prodigieux intérêt. Elle touche, comme on voit, à la belle question du « péché philosophique ». Quelle serait la philosophie de la prière dans l'état de nature pure? Ma foi ! je n'en sais trop rien, et je n'ai pas à m'en inquiéter, puisque les martres que j'interprète se placent tous dans l'état historique, où nous nous trouvons : nature tombée et réparée. Je remarque néanmoins que, même dans l'état de nature pure, notre distinction entre les activités de prière et les activités d'ascèse garderait sa raison d'être, et le texte de Mgr Paulot sa justesse profonde. Ce ne serait pas, même alors, par les activités discursives que s'établirait un contact d'élévation, d'union, de prière entre Dieu et l'homme. Ce serait par les activités de la fine pointe. Mais peu importe! Restons dans l'ordre présent.

Pour la prière du pécheur, j'ai cité dès le début d'admirables pages du R. P. Lemonnyer qui nous permettent de la laisser de côté. Avec ce théologien, nous étudions ici la prière normale, qui est celle du chrétien en état de grâce.

 

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Non que nous refusions à la prière du pécheur tout caractère de prière. Il semble cependant qu'on ne peut l'appeler prière au sens plein du mot. Quasi-prière, prière analogique, essai de prière. Mais si elle n'est pas baignée dans la grâce sanctifiante, elle est ordonnée vers cette grâce, ordonnée par Dieu lui-même qui ne donne au pécheur des grâces actuelles de prière que pour le conduire à l'état de grâce . Nous frôlons ici des problèmes délicats, mais qui ne sont pas de notre sujet. La prière du pécheur suppose un acte de foi, un état de foi, dernières traces, si j'ose dire, de la grâce sanctifiante, mais enfin qui dépend encore de cette grâce .

 

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Vous dites (VIII, p. 246) : « L'ascèse cherche, la prière a trouvé. » La formule est défendable, mais équivoque.

 

R. Que la prière ait déjà trouvé, c'est une des idées les plus chères à François de Sales, et les plus propres à consoler les âmes que désole la stérilité de leurs efforts ascétiques. Saint Thomas est du même avis. Balthazar Alvarez l'invoque justement pour résoudre une difficulté de ce genre.

 

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« Comment concevoir, dites-vous (VIII, p. 259) que la prière puisse être directement et absolument soumise à l'autorité d'un supérieur quelconque. Nous ne parlons ici que de l'essence de la prière, et non de ses accidents. u C'est juste, si on entend par là certains éléments secondaires et les plus intimes. Ils sont libres, et il le faut bien. Mais ce n'est pas là l'essence de la prière, essence que l'Eglise définit d'une autre façon. Elle dit : « Pour moi, pouvoir social, mes lois n'ont comme objet direct que des actes extérieurs. Mais les

 

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actes intérieurs correspondants, je les commande indirectement et pas concomitance, en tant qu'ils sont nécessaires à la validité et à la moralité des actes commandés. J'ai donc autorité sur la prière extérieure et sur la prière intérieure. De simples gestes, eux seuls, ne m'intéresseraient pas. »

 

R. Bien entendu, mais ce n'est aucunement de quoi je parle dans ce paragraphe. L'Eglise a-t-elle jamais enseigné une philosophie de la prière qui ne s'accorde pas avec la philosophie qu'en donnent Fr. de Sales, Chardon et Piny? Je ne le crois pas. Mais puisqu'elle a défini, dans les canons tridentins, par exemple, les. vérités premières d'où ces maîtres déduisent logiquement leur philosophie - à savoir le dogme de la grâce habituelle - on peut affirmer qu'elle ne résiste d'aucune façon à cette philosophie. Il est, d'ailleurs, bien évident qu'en nous commandant la prière, elle exige de nous des actes vraiment humains et, par suite, intérieurs. Ainsi pour la messe du dimanche. Mais la prière qu'elle commande, l'Eglise la prend telle qu'elle est, avec son mécanisme surnaturel, lequel ne saurait dépendre immédiatement de l'autorité religieuse. L'Eglise ne peut toucher à la métaphysique révélée que renferment la parabole de la vigne, les grands textes de Paul et de Jean. Elle ne peut faire qu'une activité ascétique, la méditation, soit une activité de prière, pas plus qu'elle ne peut soumettre la perception des odeurs aux organes de la vue. Nous ne disons pas autre chose dans ces pages où il est uniquement question de savoir si un supérieur religieux peut « arracher » de la prière de ses inférieurs, ce qui fait l'âme de toute prière ; de savoir si le P. Mercurian a le droit d'ordonner au P. Balthazar de prier de telle sorte que l'Esprit ne prie pas en lui. Avec cela, j'étendrais beaucoup plus loin que ne le fait mon critique la juridiction de l'Eglise enseignante sur la prière des fidèles. Lex orandi, lex eredendi, et inversement. Toutes les vérités qui nourrissent la prière, c'est l'Eglise qui les enseigne et qui, au besoin, les

 

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défend. C'est ainsi encore qu'elle peut condamner une philosophie hérétique de la prière. Elle l'a fait en condamnant le pseudo « laisser-faire » des quiétistes, lequel n'a rien de commun avec celui de François de Sales et de Piny.

 

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« La zone mystique où la grâce sanctifiante nous attend », écrivez-vous (VIII, p. 26o). Mais non il n'est pas nécessaire d'aller jusque-là pour expliquer la prière.

 

R. Il est nécessaire que, d'une manière ou d'une autre, la volonté de celui qui prie adhère à l'activité de l'Esprit qui prie en nous, priant par la grâce. D'un autre côté, François de Sales enseigne expressément que le siège de la grâce habituelle en nous, c'est la fine pointe, autrement dit la zone mystique.

 

On insiste : « Non, il n'y a pas de prière que dans ces profondeurs mystiques. Il y en a déjà dans les activités de surface, ces pauvres activités dont vous dites trop de mal. »

 

R. C'est comme si l'on disait que la chaleur n'est pas seulement dans la cheminée. Eh! bien entendu! Je ne veux, du reste, aucun mal aux activités de surface. Est-ce les insulter que de les juger superficielles? J'ai dit et redit qu'elles collaborent à la prière, qu'elles participent aux mouvements de la fine pointe. Dans le concret, il n'est pas de prière où elles ne soient engagées. Mais ce n'est pas leur activité propre qui les élève à la dignité surnaturelle de la prière. C'est le rayonnement de la grâce de Dieu, même, présent dans l'âme profonde, qui leur communique une valeur d'acte religieux. En écrivant qu'il y a DÉJÀ vraie prière dans les activités d'ordre ascétique, on semble croire que cette qualité de prière, nos activités méditatives l'ont

 

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d'elles-mêmes, et avant le passage surnaturalisant du courant divin. Je renvoie donc une fois de plus au texte de Mgr Paulot.

 

On redouble : « Il n'est pas exact de dire (VIII, p. 466) que le « vouloir profond » est « la vibration essentielle de toute prière. » Il y a de graves inconvénients à n'attribuer la prière qu'au vouloir profond.

 

R. A n'attribuer le bloc concret d'une prière qu'au vouloir profond : concedo; à voir dans ce vouloir profond la source, le principe, le ferment de toute prière : nego.

 

On objecte François de Sales qui « note à propos de Jésus que la partie inférieure de l'âme prie ». (Amour, I, XI.)

 

Certes oui! Et non seulement la partie inférieure de l'âme, mais encore les lèvres, les genoux, tout l'homme. Mais la partie inférieure de l'âme ne prie que par les influences qui lui viennent de la partie supérieure et de la grâce sanctifiante.

 

On conclut : « La prière ne demande pas des distinctions si subtiles. »

 

R. La pratique de la prière : concedo. La philosophie de la prière : nego. Divines subtilités, du reste, et qu'à leur manière, Dieu aidant, les âmes les plus ignorantes réalisent parfaitement. Elles savent toutes qu'on ne prie jamais seul. De cet axiome chrétien, aux philosophes de tirer les conséquences.

 

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Saint François de Sales ne célèbre-t-il pas, aussi tendrement que Bourdaloue, les « douceurs » de la prière?

 

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Certes oui, et avec lui, tous les mystiques. Seulement il écrit aussi des chapitres entiers - et les plus beaux de son oeuvre entière - pour montrer que l'on peut vraiment prier et parfaitement, même lorsque manquent les grâces sensibles. L'ascéticisme ne va pas jusqu'à nier, mais logiquement il devrait nier cette évidence. Il devrait soutenir qu'un oraison toute distraite et sèche - c'est-à-dire une oraison où le mécanisme discursif et affectif ne fonctionne pas - bien que, d'ailleurs, très méritoire, n'est pas une vraie prière. Quant au panhédonisme, il ne consiste pas à dire que la prière est normalement accompagnée d'un « divin plaisir », mais à dire que ce divin plaisir c'est la prière même. Chardon est admirable sur tous ces points.

 

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*  *

 

Pourquoi reprocher à Bourdaloue (VIII, p. 346) de dire qu'il y a un avantage infini à faire son devoir!

 

On ne conteste pas cet avantage; on ne dit pas non plus qu'il soit mal de le chercher, de s'y délecter. On critique uniquement la tendance ascéticiste - plus confuse assurément chez Bourdaloue que chez M. Vincent - à faire de cet avantage le motif premier, suffisant et exclusif de nos actes de vertu. La prière nous enrichit moralement, mais cet enrichissement n'est pas la fin essentielle de la prière.

 

Comme on le voit, tout se ramène à un seul problème : notre distinction entre activités de prière et activités d'ascèse. Cette distinction a surpris d'abord mon éminent, et, je tiens à le redire, mon très cordial critique. Elle lui a paru, ou plutôt il a eu peur qu'elle ne parût nouvelle et donc dangereuse. Nouvelle? quant à la formule même : Concedo ou transeat (car enfin on en trouve l'équivalent chez nombre de spirituels infiniment plus autorisés que moi. Nouvelle? quant à la doctrine qu'elle résume, qu'elle tente de fixer, ou

 

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qu'elle adapte à la philosophie de la prière chrétienne : nego. Chose curieuse : on oublie constamment que je fais ici figure - et pour cause - d'historien, non pas de docteur. Je ressemble à ces contremaîtres du Nouveau Monde qui reçoivent, numérotées, étiquetées une à une toutes les pierres d'un vieux cloître français, et qui se bornent à placer de nouveau ces pierres les unes sur les autres, selon les plans de l'architecte primitif. Lui reprocherez-vous à lui, simple maçon, les proportions de ce monument, un goût excessif pour le gothique? Ainsi de moi et des textes innombrables sur lesquels je me fonde. - Mais ces textes, ne les aurais-je pas compris de travers, n'aurais-je pas tâché, bien qu'à mon insu, de les tirer à mes petites idées? -- A merveille ! Mais, n'est-ce pas justement sur ces déformations inconscientes qu'aurait dû porter votre critique? N'aurait-il pas fallu montrer que cette vingtaine de maîtres ne disent aucunement ce que je leur fais dire; qu'ils enseignent tous cet ascéticisme que je prétends qu'ils ont tous combattu? Contre-épreuve d'autant plus facile que la synthèse même que je propose, je me flatte de la retrouver toute construite, et de maîtresse main, par deux spirituels éminents, qui sont aussi des théologiens de métier, Chardon et Piny.

Mais, en vérité, et certes sans que l'on s'en doute, c'est au mystère de la grâce sanctifiante que l'on résiste. On ne conteste pas nos dogmes essentiels, mais on recule devant les conséquences qui en découlent nécessairement, et spéculatives et pratiques. On semble ne pas songer que si l'homme en état de grâce est une « créature nouvelle », au sens le plus rigoureux de ce mot, il doit jouir d'une activité nouvelle par où se réalise l'union mystérieuse, mais très réelle que la grâce sanctifiante a nouée entre lui et Dieu. Agere sequitur esse : une volonté divinisée par la grâce, lorsqu'elle agit délibérément en tant que telle, ne peut produire que des actes où Dieu lui-même collabore, et plus activement que l'homme. Collaboration directe, immédiate, substantiellement surnaturelle, et qui, par là, se distingue

 

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des activités d'ascèse, telle que les définit Mgr Paulot. Cette activité à deux, peut-être suis-je le premier à l'appeler activité de prière, mais ce faisant, je suis très assuré de ne pas trahir la pensée profonde et limpide des maîtres de la prière. Partout où cette collaboration s'exerce, il y a prière; et l'on ne peut concevoir de prière où cette collaboration ne s'exerce pas. Accepter cette collaboration, s'y prêter activement, en vouloir, explicitement ou non, les conséquences, c'est faire acte de religion, c'est prier. Mon Dieu, que tout cela est simple et que j'ai honte de tant suer pour défendre des évidences ! Mais on a vu qu'il le fallait bien. Encore une fois, il va de soi que mon savant critique accepte des deux mains toutes les vérités qu'enseigne le Traité de Ente supernaturali. Mais on dirait que ces vérités ne sont pour lui que des vérités. Il s'étonne qu'on en tire des conclusions pratiques et que l'on règle sur elles la vie intérieure des chrétiens, de tous les chrétiens, et des parfaits et des commençants. Aussi bien cette résistance, si invraisemblable qu'elle paraisse, confirme-t-elle, et non sans éclat, les conclusions de nos deux volumes, et notamment de la IVe partie. Elle montre en effet, une fois de plus, que l'ascéticisme - à savoir une philosophie de la prière qui ne fait pas état du dogme de la grâce sanctifiante - n'est pas un fantôme (1).

Avec cela, nous avons assez montré que ce qui est ici en cause, c'est une certaine philosophie de l'ascèse - l'ascéticisme - et non pas l'ascèse elle-même. Bien loin de discréditer celle-ci, la doctrine de nos maîtres l'exalte, au contraire, comme l'ascéticisme ne fera jamais. S'ils tiennent tous, en effet, que l'ascèse, prise en soi et dans son mécanisme naturel, se distingue de la prière, ils tiennent également que, dans l'ordre chrétien cette ascèse, ainsi définie,

 

(1) Le P. Rousselot le constate de son côté. Ou a trop négligé, écrit-il, « cette belle vérité religieuse. Une heureuse réaction. s'ébauche contre le moralisme religieux. Les théologiens «n'ont certes pas manqué, de nos jours, sur la grâce sanctifiante et. l'adoption divine...; beaucoup d'efforts ont été faits pour faire connaître et goûter cette doctrine aux âmes pieuses... Osera-t-on le dire? elle est trop souvent restée abstraite et peu touchante. » (Mélanges Grandmaison, pp. 90-91.)

 

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n'est qu'une pure abstraction. Je l'ai dit, en commençant, et peut-être aurais-je dû le redire plus souvent - mais n'est-ce pas l'évidence même? - : il n'est pas d'ascèse chrétienne, reduplicative ut sic, où ne participent nécessairement et que ne surnaturalisent les activités de prière. Prenez, par exemple, la méditation discursive - j'entends, comme toujours, celle d'un chrétien en état de grâce. Il y a là deux éléments : un effort ascétique, la mise en branle de cette machine toute naturelle que nous savons : ensuite, ou plutôt d'abord, le vouloir profond qui décide la mise en branle de cette machine. Or ce vouloir profond qu'est-il autre chose qu'un acquiescement à la volonté divine, qu'une appropriation ou exploitation, si j'ose dire, de la grâce sanctifiante, bref que cette activité à deux en quoi nous reconnaissons l'essence même de la prière.

Ainsi de toutes les autres directions ascétiques et des efforts qu'elles commandent : examens de conscience, pratiques de mortification ou de zèle; renoncement à soi-même. Pour nos spirituels, tout cela est déjà prière, non en tant qu'effort ascétique, mais en tant qu'effort commandé, escorté, divinisé par une activité de prière. C'est là ce que veut dire François de Sales quand il met au-dessus de tout « l'extase des oeuvres ». Rapprochement hardi, pense-t-on , plus ingénieux que solide. Non, pas du tout. Prière au sens propre, adhésion unissante, ébauche de contemplation. « Travailler c'est prier »; de part et d'autre on accepterait ce principe, mais en l'interprétant d'une manière différente. Pour l'ascéticisme, travailler c'est prier, en ce sens que travailler c'est mieux que prier, l'effort ascétique étant pour eux moins « stérile » que la prière. Pour nos spirituels, qui travaille prie, parce qu'on ne peut travailler sans vouloir travailler, et que vouloir travailler, c'est déjà prier; parce qu'il n'y a pas de travail chrétien qui ne soit un travail à deux, et qui par suite n'exige l'acceptation préalable de cette collaboration nécessaire : acceptation que, de lui-même, l'effort ascétique ne saurait produire; acceptation qui

 

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ne peut être que prière, qui est la prière même. Par où l'on voit que, loin de mériter le reproche qu'on nous fait de limiter à quelques rares privilégiés le nombre de ceux qui prient, nous inclinerions plutôt vers l'excès contraire, et que, pour nous, l'ascète chrétien, dès ses premiers pas dans la voie purgative, fait devant Dieu, figure de mystique (1).

Contre cet excès a bien voulu me mettre en garde un de mes conseillers les plus chers. Pleinement d'accord avec moi sur la doctrine foncière de mes deux volumes, ou, pour parler plus modestement, ravi de retrouver sa propre doctrine exposée avec autant de force que de magnificence par de vieux maîtres que, pour la plupart, il ignorait, il craint néanmoins que plusieurs de ces maîtres ne marquent pas assez la différence qui sépare la prière sublime de la prière commune. Spécialiste des choses proprement mystiques, notre « panmysticisme » l'étonne un peu. Au fond, ce n'est là, me semble-t-il, qu'une question de mots; tout au plus un léger malentendu que de nouvelles précisions suffiront à dissiper ou à réduire, sans que j'aie pour si peu à rendosser mon armure scolastique.

 
§ 2. - Précisions.

 

Vous avez tout à fait raison de montrer que saint François de Sales prêche l'amour pur et l'oubli du moi. Aux textes de lui que vous citez, vous auriez pu ajouter celui-ci : « D'examiner si votre cour lui plaît, il ne le faut pas faire, mais oui bien si son coeur vous plaît, et si vous regardez son coeur, il sera impossible qu'il ne vous plaise » (lettre du 18 février 1618). Certes ce n'est pas « le reploiement sur soi » que saint François de Sales indique « comme la principale source de perfection morale ».

 

ainsi que M. Vincent se l'est persuadé ;

 

(1) Sur tous ces points, cf. ma brochure : Le R. P. Cavallera et la Philosophie de la prière, Bloud et Gay.

 

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c'est bien plutôt l'oubli du moi et le regard tourné vers Dieu... Je trouve que vous ne mettez pas assez l'accent sur l'opération de la grâce qui produit l'acquiescement à la vérité et à la volonté de Dieu, lequel acquiescement unit l'âme à Dieu par l'amour. Quand l'Esprit-Saint agit ainsi - et c'est une grâce actuelle éminente - sur l'intelligence, lui donnant une idée générale, indistincte de Dieu, et sur la volonté, lui infusant un amour irraisonné, mais pur et très pré-cieux, amour ou de Dieu confusément admiré, ou de sa volonté à laquelle l'âme est portée à adhérer, alors il y a acquiescement par la coopération de l'âme, il y a union; sinon, non.

 

Tout cela est la vérité même, si j'ose parler ainsi. Mais nous ne nous plaçons pas ici, mon cher maître et moi, au même point de vue. Il décrit l'union mystique au sens fort du mot; il laisse de côté les formes inférieures de la prière. Pour moi, je tâche, au contraire, de dégager, more philosophorum, la réalité essentielle par où toute prière est prière; réalité qui, par suite, doit se rencontrer dans la prière des imparfaits aussi bien que dans celle des parfaits. Je ne conteste pas l'immense supériorité de la seconde sur la première, mais je n'ai pas à m'occuper présentement de cette excellence et des grâces spéciales, plus éminentes, qui nous y invitent. Je distingue dans l'acquiescement, ou dans l'union, deux degrés : le degré des commençants, le degré des plus sublimes; l'acquiescement imperceptible, fugitif, toujours plus ou moins partagé de la prière commune; l'acquiescement intense et persévérant des contemplatifs proprement dits. Pour moi, pas de prière qui ne soit ébauche d'union, puisqu'il n'est pas de prière vraie ou chrétienne, où l'Esprit ne prie en nous.

 

Vous savez comment sainte Thérèse (IV Demeure, ch. III) s'indigne contre les personnes qui, ne subissant

 

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pas cette action de Dieu (i. e. n'ayant pas reçu la grâce éminente qui fait les contemplatifs), ne possédant pas l'amour unissant, veulent arrêter l'entendement et rester dans une simple attention à Dieu. Jean de la Croix condamne de même cette oisiveté. Nous autres, directeurs, nous trouvons - rarement mais quelquefois - des personnes qui, se croyant mystiques, alors qu'elles ne le sont pas, veulent se contenter de regarder le bon Dieu, ne se donnent aucune peine, et perdent leur temps. Il faut absolument pour se livrer à l'union amoureuse avoir les signes donnés par les maîtres.

 

Même difficulté que tantôt, et même réponse. Je ne conçois pas une âme en état de grâce qui ne «posséderait » à aucun degré « l'amour unissant », bien que je m'explique sans peine que, chez certains, l'union produite par cet amour, soit beaucoup plus profonde et durable que chez certains autres. Le plus humble chrétien peut et doit exploiter, si j'ose dire, la grâce de son baptême, et cette grâce, ordonnée vers l'union parfaite, est déjà union commencée; il peut et il doit vivre sa vie de « sarment », de « membre », bref « se livrer à l'union amoureuse », ce qu'il fait par l'acquiescement salésien, par I'adhérence bérullienne, ou, comme dit Bossuet, en mettant « Dieu en possession du droit qu'il a sur nous ». En cela, pas un atome de présomption - genus electum - pas le moindre danger d'illusion. Présomption et illusion commencent, lorsque les imparfaits tâchent de mimer toutes les attitudes, toutes les démarches des parfaits, se refusant, par exemple, à tout effort d'ordre ascétique dans leur prière. Mais notre philosophie ne propose rien de semblable. Précisément parce qu'elle veut être philosophie, elle se contente de déterminer l'élément spécifique, commun à toute prière., et elle laisse à d'autres disciplines les analyses plus approfondies et les directions d'ordre pratique. La prière est toujours union, mais chacun doit s'unir selon son degré de grâce, et, d'ailleurs, ne peut s'unir autrement.

 

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Ainsi les commençants ont certes le droit de « se livrer à l'union amoureuse », mais par la voie de la prière discursive et affective. Les parfaits arrivent à une union plus étroite par une voie plus directe, où ils ne se sont pas engagés d'eux-mêmes. Nul besoin de signes pour savoir si l'on est appelé à s'unir à Dieu; mais il en faut pour savoir si l'on est appelé à une prière de « simple attention ».

Remarquons-le toutefois : cette « simple attention » se retrouve, bien qu'à l'état embryonnaire, si l'on peut dire, dans l'oraison discursive et dans la prière vocale. Ce vouloir profond, dont nous avons tant parlé, que le P. Rousselot célébrera bientôt, et qui est, selon nous, la prière même, non seulement il est possible aux commençants comme aux parfaits, mais encore il est foncièrement identique chez les uns et chez les autres; à peine ébauché, et toujours intermittent chez les premiers, épanoui et prolongé chez les seconds : différence qui ne touche pas à la nature même des choses. Chez les imparfaits, ce vouloir est si fugitif qu'on ne saurait l'appeler simple regard, contemplation, au sens ordinaire de ces mots; il renferme néanmoins comme des éclairs, ou des étincelles de contemplation, si j'ose encore m'exprimer ainsi. Telle est bien, me semble-t-il, la doctrine de l'insigne P. Le Gaudier : « Nullus omnino status est in quo libratus in Deum ab ipso amoris affectu intellectus nonnunquam, codent saltem aliquantis per sustinente, SIMPLICI INTUITU FIXUS IN DEO ATQUE SUSPENSUS NON ADHOERESCAT .» Ainsi, dans la méditation, bien qu'elle tende d'elle-même et immédiatement au discours, rien n'empêche quominus SOEPE discursum ipsum excipiat intuitus » (I, p. 365-367. Tout ce chapitre est d'une force incomparable). Il y en a dit-il encore, adeo inquieti... a natura, ut valde parum apti sint ad contemplationem; ea tamen est divinæ bratiæ vis, ut etiam illos, si sibi non desint, suis saltem temporibus ad altissimam contemplationem sustollat (p. 362).

 

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Vous ne niez pas ce (dernier) point de doctrine si important. Ainsi (VII, p. 63), vous citez ce mot de François de Sales : l'âme reconnaît bien que son union « dépend toute de l'opération divine ». De même le passage excellent de Noulleau (VII, p. 249) ; de même les citations du Vigneron (ib., pp. 345-346). Et, au bas de la page 347, vous parlez des « deux activités principales de la prière, la grâce... et la fine pointe. »

 

Oui, mais je crois que, mutatis mutandis, tout cela est vrai de la prière la moins sublime, pourvu qu'elle soit prière. Les contemplatifs proprement dits n'ont le monopole ni de la fine pointe, ni de la grâce sanctifiante.

 

Je suis très frappé de la différence que je constate entre les âmes qui ont reçu des grâces d'impulsion et de lumières passagères et qui, faute d'un renoncement généreux, ne reçoivent pas plus, et restent dans la voie illuminative, et celles qui vivent vraiment dans l'union à Dieu, possédant les grâces mystiques. Plusieurs de ceux que vous citez semblent ne pas comprendre qu'il est nécessaire d'avoir ces grâces pour pouvoir se livrer à l'oraison d'union amoureuse. Par exemple, Camus (VII, pp. 157-159). Le fameux conseil donné par Denis est tout simplement impossible à suivre pour quiconque n'a pas reçu la grâce de l'union amoureuse. Ne donnons pas aux ascéticistes le prétexte de répéter que nous voulons conduire toutes les âmes par les voies contemplatives.

Oh! sans doute, il y a une grande différence entre ces deux groupes d'âmes. Camus ne le conteste pas, ni personne. Mais la question pour nous n'est pas là. Elle est de savoir si oui ou non, il peut y avoir une vraie prière qui ne soit déjà unissante, ou, en d'autres termes,si l'union - aussi frêle et fugitive qu'on le voudra - est impossible à qui n'a pas reçu les grâces particulières que l'on appelle proprement

 

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mystiques, ou à qui, les ayant reçues, n'a pas eu assez de générosité pour répondre à l'ascende superius. Camus nous amuse, et, sans doute, s'amuse, lorsqu'il soutient que la «divine ténèbre » du pseudo-Dieu n'a rien de si rare. Mais il n'est peut-être pas moins profond qu'amusant. Entre l'état des commençants et celui des contemplatifs, il ne voit qu'une différence de degré. Toute vraie prière, dit-il, est «      infuse » : d'un autre côté cette « infusion » ne tombe pas sous l'expérience. D'où il suit que toute activité de prière, se meut dans une sorte de brouillard, est « caligineuse ». Remarquez encore un mot très heureux. Les âmes proprement mystiques, me rappelle-t-on, « vivent dans l'union à Dieu ». C'est bien là, en effet, ce qui les distingue des âmes communes. Mais celles-ci, pour ne pas « vivre » dans ces hauts états, n'en restent pas moins capables de faire des « actes » d'union.

 

Vous avez bien raison de dire que le plaisir n'est pas essentiel à l'amour. Votre longue note des pages 83-84 me parait très juste. Normalement il est doux d'aimer, et saint Jean de la Croix signale le bien-être que l'on trouve à être seul à seul avec Dieu comme une des marques même de la nuit des sens, qui pourtant est une épreuve. Mais l'amour peut être versé dans l'âme sous le mode douloureux; c'est un amour purifiant et très méritoire.

 

Les observations que le même maître veut bien me proposer sur le second volume ne sont pas moins intéressantes.

 

C'est si vrai ce que dit Chardon des avantages des croix, c'est si élevé ce pur amour que Piny explique si bien... C'est très vrai ce que vous dites (p. 99)qu'il y a au fond de toute âme en état de grâce une disposition foncière de pur amour, mêlée à d'autres dispositions surnaturelles moins parfaites - crainte filiale, amour

 

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de la récompense, - mêlée aussi, hélas! à d'autres dispositions naturelles et défectueuses : attaches au bien-être, aux plaisirs des sens et à ceux de l'esprit, à la vanité, à la volonté propre. Ces dispositions ne détruisent pas le pur amour foncier, mais elles le compriment, et quand elles sont, comme chez la plupart, les dispositions qui produisent le plus d'actes, les actes de pur amour ne peuvent guère s'exercer.

 

J'aimerais mieux dire qu'ils ne peuvent s'exercer que par intermittence.

 

Pour ces âmes la prière est possible, elle l'est toujours, mais la prière d'adoration, de louange, d'action de grâces, de demande. Pour la prière (l'adhérence c'est autre chose. Elles n'adhèrent guère à la volonté divine; elles y adhèrent seulement pour les devoirs très graves. Les âmes - et elles sont nombreuses - qui ont tant de vouloirs humains..., peuvent bien faire quelques actes de conformité à la volonté divine, mais peu étendus, avec effort, et elles sont vite reprises par leurs dispositions habituelles. Voilà pourquoi je ne voudrais pas dire ce que vous dites (p. 212) que l'oraison ne durât-elle qu'un quart d'heure, ne peut pas ne pas être un exercice proprement mystique.

 

Il y a une adhérence parfaite, et une imparfaite. Pour moi, je ne puis concevoir une prière de louange, ou de demande, qui n'implique pas un degré quelconque d'adhérence à la volonté divine. Quant au mot « mystique », je ne puis que renvoyer à ce que nous avons dit. Les modernes ont singulièrement restreint le sens de ce mot, et c'est peut-être grand dommage. Quoi de plus mystique, en vérité, que l'état de grâce? Vivo ego, jam non ego?

 

Vous avez raison de dire qu'il faut l'effort du début. En pratique, nous, directeurs, nous devons beaucoup

 

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insister là-dessus. Mais un moment vient où Dieu nous invite, comme vous dites, « à le détendre (cet effort), à y renoncer, ou, pour mieux dire, à le remplacer par cet effort moins agité, beaucoup plus douloureux, méritoire et unissant d'une acceptation éperdue ». On ne peut mieux dire. Dieu donc agit d'une manière différente parce que l'âme est disposée alors à un mode d'opération supérieur. Et l'opération de la grâce est supérieure, et aussi l'opération de l'âme.

 

Supériorité, oui, certes, mais dont le germe, si j'ose encore dire - le principe, le ferment et se trouve déjà et travaille déjà dans la prière de tout chrétien en état de grâce; travail inconscient, il est vrai, au lieu que les grâces plus éminentes des contemplatifs tombent, le plus souvent, du moins et en quelque manière, sous l'expérience. En un mot, nous ne nions pas la différence qu'on vient de nous rappeler, mais nous croyons, avec de nombreux théologiens, qu'elle est de degré et non de nature. In dubiis libertas. Les anciens ont à peine marqué cette différence; quelques modernes tendent peut-être à l'exagérer, en quoi j'ai peur qu'ils ne fournissent des armes redoutables aux adversaires de la mystique. Quoi qu'il en soit nous n'avions pas à insister sur ces précisions dans un livre qui est consacré à la métaphysique de la prière chrétienne, de toute prière chrétienne, et non pas à l'analyse de la haute contemplation. Il était bon toutefois que ces distinctions fussent rappelées plus expressément que je ne l'aurai fait peut-être, et c'est pourquoi j'ai tenu à citer ici largement les observations que l'on vient de lire.

Que si, du reste, je ne suis pas arrivé à délimiter, aussi nettement. que je l'aurais voulu, le point de vue, infra ou supra ou extra-mystique (au sens rigoureux) où je me place, ma bonne étoile me met sous la main, à l'heure même où j'achève ces notes, quelques formules plus heureuses. Je dois ces formules à un article tout frais imprimé du R. P. de

 

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la Taille : Théories mystiques à propos d'un livre récent (la seconde édition du Western Mysticism de Dom Butler), Recherches de Science religieuse, juin-août 1928.

 

Il semble qu'on puisse distinguer deux sortes de passivités, en plus, BIEN ENTENDU, de celle qui échappe à tout discernement, TELLE LA PASSIVITÉ ESSENTIELLE DE TOUS LES DONS INFUS, MÊME LES PLUS COMMUNS, p. 298.

 

C'est là précisément la doctrine de Camus. Je n'avais donc pas été mal inspiré de reconnaître cette doctrine dans un opuscule plus ancien du R. P. de la Taille, l'Oraison contemplative, Paris, 1919. Ensuite, et à propos d'une controverse qui n'est pas de ma compétence

 

Si l'on voulait dire seulement qu'il y a contact de substance à substance entre Dieu et l'âme DÈS LES FORMES INFÉRIEURES DE L'ORAISON, on aurait bien raison, ET PLUS ENCORE QU'ON NE CROIT; Car l'habitation des trois personnes divines dans l'âme en état de grâce est une présence de leur propre essence dans la propre essence de l'âme... C'est bien une union immédiate entre la substance de Dieu et la substance de l'âme..

Et si l'on veut dire encore que tout l'appareil de l'oraison mystique (COMME, D'AILLEURS, DE TOUTE ORAISON INSPIRÉE PAR LA FOI VIVE), EST FONDÉ SUR CETTE SUBSTRUCTION LATENTE, ET QUE TOUTE GRÂCE, MÉME COMMUNE, D'ORAISON A SON PRINCIPE ET SA RACINE DANS CETTE PRÉSENCE DIVINE, ON A MILLE FOIS RAISON (p. 3o4).

 

Ne disons-nous pas, le P. de la Taille et moi, exactement la même chose, lui, le mieux du monde, moi, comme je peux? On semblait tantôt réserver aux seuls contemplatifs le privilège de « l'union ». Non.

 

L'UNION... C'EST LA GRÂCE HABITUELLE. L'habitation de la Trinité, la présence de communication de la

 

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Trinité... SE CONFOND AVEC LA GRACE SANCTIFIANTE, notre

union habituelle à la grâce incréée (pp. 304, 3o5).

 

Enfin cette forte page :

 

On voit comment TOUTE LA MYSTIQUE RECOUVRE LE DÉVELOPPEMENT DE L'ORDRE DE LA. GRACE... Le premier don de Dieu au juste, c'est lui-même. La présence de Dieu dans l'âme, ou LA GRACE SANCTIFIANTE, EST LE SOU-TIEN DE TOUT L'ÉDIFICE SPIRITUEL.

 

Après cela, qui s'étonnera que je fasse du dogme de la grâce sanctifiante le fondement de la philosophie de la prière?

 

Les vertus dans les facultés, avec les dons qui permettent aux facultés de recevoir connaturellement des impressions, des motions, des impulsions, des conduites et des ouvertures, supérieures aux degrés des vertus déjà possédées : cela forme un premier étage. Au-dessus, il n'y a que les actes, avec leur mérite... La théologie mystique part de l'application aux actes, qui sont communs à tous les justes, mais qui (EN TOUS LES JUSTES) s'appuyant à la foi, non seulement actionnée par l'amour, mais par l'amour doué d'une sensibilité intérieure aux attraits de la vérité béatifique, SE TROUVENT PAR LA-MÊME CONTENIR EN GERME TOUS LES DÉVELOPPEMENTS ULTÉRIEURS PROPRES AUX CONTEMPLATIFS. Elle dépasse le niveau commun, et entre dans son propre domaine, lorsqu'elle rencontre une passivité, QUI EXISTE BIEN PARTOUT DANS LA VIE. DE LA. GRACE, mais qui ne se laisse apercevoir que chez certains (pp. 317, 318).

 

Qu'on m'entende bien, cet admirable travail, et qui, j'en suis convaincu, fera date, je n'ai pas ici la prétention de le résumer, encore moins de le discuter. C'est là un chapitre de théologie mystique au sens rigoureux du mot. Les vérités

 

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beaucoup plus générales, beaucoup plus simples qui se trouvent exposées dans notre Métaphysique des Saints, le R. P. de la Taille ne songe aucunement à les développer : il les tient pour des axiomes, et il ne les rappelle qu'en passant, lorsque le progrès de son argumentation rend ce rappel nécessaire. D'où, pour moi, l'extrême intérêt de ces obiter dicta. C'est ainsi encore qu'une brève note de lui, résume et confirme splendidement notre distinction fondamentale - encore un axiome pour lui - entre les activités d'ascèse et les activités de prière. Le Révérend Père n'aime pas que l'on attribue aux contemplatifs une « perception directe » de Dieu. Expression « équivoque », pense-t-il avec raison puisque, en effet, elle semble dire que « la médiation d'un miroir créé » n'est pas nécessaire à la contemplation infuse. Mais, écrit-il, à ce propos,

 

BIEN ENTENDU, si par perception directe on se bornait à marquer une CONNAISSANCE EXEMPTE DE RAISONNEMENT ET DE DISCOURS, par exclusion de tout moyen terme syllogistique,... ALORS LA QUESTION NE SE POSERAIT MÊME PAS. IL EST ÉVIDENT, d'après le témoignage de tous les mystiques, que la contemplation n'est ni déduction ni illation.

 

Mais une perception directe, ainsi définie, n'a rien qui soit propre aux contemplatifs proprement dits. On la retrouve dans tous les actes proprement chrétiens du chrétien.

 

L'ACTE DE FOI LE PLUS ORDINAIRE LUI-MÊME ÉCHAPPE A CES CATÉGORIES (p. 3o6).

 

Autant dire que l'effort ascétique exigé par l'oraison discursive, s'il prépare normalement la prière des commençants, est néanmoins tout autre chose que cette prière.

Et voici qui nous conduirait à décrire l'activité propre de la prière plus profondément que nos maîtres n'ont eu souci de le faire. Du côté de Dieu, cette activité nous est incompréhensible;

 

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du côté de l'homme elle n'échappe pas tout à fait à l'analyse des philosophes : activité unissante, prise de contact, acquiescement, adhésion qui est tout ensemble et tout à la fois connaissance et amour : mais connaissance et amour sui generis. Pour la connaissance, le R. P. de la Taille vient d'en marquer le caractère spécifique : une « perception directe de Dieu » qui n'est aucunement réservée aux grands contemplatifs, et qui se retrouve déjà dans les plus humbles manifestations de l'activité religieuse, par exemple, dans l'acte de foi. Pour l'activité volontaire ou amoureuse, ajoutons aux textes innombrables que nous avons cités, celui-ci, qui n'est pas moins beau et que j'emprunte au regretté P. Rousselot : « Ce qui est étrange et proprement mystérieux, c'est que pour vouloir complètement, IL FAUT QU'UN AUTRE EN MOI VEUILLE; un autre, c'est-à-dire un Dieu... Ma volonté n'est vraiment mienne qu'EN CESSANT D'ÊTRE MIENNE », qu'en voulant cesser d'être mienne : et c'est là le « laisser-faire » de François de Sales et de Piny. « Et non pas simplement en ce sens que je doive vouloir un bien plus haut et plus large que moi » ; principe que l'ascéticisme accepte aussi bien que les mystiques ; « mais en ce sens qu'un autre doit me faire vouloir ; il ne faut pas seulement que le moi cesse d'être l'objet du vouloir; IL FAUT QUE JE ME RÉSIGNE A MON INCAPACITÉ D'EN ÊTRE LE SUFFISANT SUJET (cette résignation n'est pas autre chose que l'acquiescement salésien)... Il faut que je m'y complaise, que j'en exalte, que j'en triomphe de joie. ABNÉGATION LA. PLUS PROFONDE, amour le plus amoureux, car, au delà de la joie ravissante de se donner, il y à CELLE DE S'ABANDONNER PAR L'OPÉRATION DU DON MÊME » (1). Dans ce bel inédit, le P. Rousselot incline fort curieusement, et sous l'influence d'Augustin, vers un certain panhédonisme. De cette « joie ravissante », inconnue au « chantre sourd » de François de Sales, Piny ne parlerait pas, et pour cause, puisqu'elle est souvent refusée aux âmes les plus saintes. Mais,

 

(1) Mélanges Grandmaison, pp. 99-100.

 

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à cela près, on ne saurait mieux parler de cette activité mystérieuse, de ce vouloir profond, unissant, qui ne veut qu'en voulant cesser d'être nôtre. « Abnégation » plus « profonde », active, pratique, parfaite que n'importe quel exercice d'ascèse pure.

 
APPENDICE

 
I. - LA FINE POINTE

 

Bien que les maîtres du présent et du précédent volume fassent constamment appel à la distinction entre la fine pointe et les activités de surface, ils laissent aux théologiens et aux philosophes le soin d'approfondir cette distinction et de l'accorder aux autres vérités premières; travail délicat, et qui n'était pas non plus de ma compétence. Il va, du reste, sans dire que de telles métaphores ne doivent pas être prises trop à la lettre. Ainsi, pour la parabole de Claudel, Animus et Anima. Ni Claudel, ni les mystiques ne veulent rompre tout à fait la continuité entre la fine pointe et tous les états et actes, même les plus inférieurs. A la moindre prière collaborent et Animus et Anima. On touche, si j'ose dire, à la prunelle de l'oeil, la communion des saints, lorsque, d'une manière ou d'une autre, on tend à rabaisser l'excellence de la prière vocale. Et c'est pourquoi j'ai recueilli avec tant de complaisance les nombreux passages de nos maîtres où est exaltée « l'oraison jaculatoire », et développé le sens profond, si peu connu, de cette pratique. On trouvera une critique singulièrement pénétrante de la parabole claudellienne dans l'ouvrage récent de M. Lefèvre : L'itinéraire philosophique de Maurice Blondel, Paris, 1928, pp. 167, seq.

 
II. - CAMUS ET LES A-COTÉ DE LA MYSTIQUE. VISIONS, EXTASES

 

Il est si difficile de se procurer la Théologie mystique de Camus, et ce petit livre est si précieux que plusieurs me sauront gré d'en citer encore quelques pages, Ouvrage de circonstance, il le dit et je le crois ; série de lettres plutôt que traité. Camus répond ici à certaines difficultés qui lui ont été proposées, et nous fait

 

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connaître chose très curieuse, les inquiétudes de ce temps-là en ce qui touche aux phénomènes mystiques ou soi-disant tels.

 
§ A. - Les images de sainte Gertrude.

 

« Pour ce livre des Insinuations, il est rempli d'une si tendre piété que je crois qu'il n'y a coeur si dur qui ne s'amollisse en les lisant : ce qui témoigne bien qu'il y a quelque chose de divin... en cet ouvrage... Ce qui vous ombrage, dites-vous, c'est d'y voir tant de baisers..., d'embrassements..., de caresses, de mignardises, de privautés. Mais tout cela est justifié par soi-même à cause de l'incomparable pureté dont il est écrit, qui ne peut laisser dans les esprits aucune impression sinistre. Et je n'y vois rien qui ne se puisse lire dans les Cantiques de Salomon, en termes aussi chatouilleux. » (pp. 323, 324).

 
§ B. - « Visions et révélations de sainte Thérèse ».

 

« Vous pressez davantage sur le trait des visions et révélations (de Thérèse)... et. vous me demandez si, par sa canonisation, elles sont toutes canonisées... Dans la petite ville où vous faites votre demeure, il y a certaines personnes de grande vertu et de sainteté de vie, qui accusent aussitôt d'hérésie, de libertinage, d'impiété et d'athéisme ceux qui doutent tant soit peu du moindre des miracles, et d'aucune des visions et révélations qui sont couchées dans les vies des saints... Ce zèle est un peu ardent. »

 
§ C. - L'arbitre inconnu.

 

Fort curieusement Camus hésite un peu - ou semble hésiter - sur le degré de créance que méritent les révélations faites à des saints canonisés (1). Il renvoie donc sa correspondante à un personnage dont je voudrais bien connaître le nom.

« Vous allez souvent à X..., cité grande... pleine de gens de lettres et de piété... Possible qu'y sera (un saint personnage qui a) un merveilleux crédit... aux choses spirituelles et de la

 

(1) « Si les Juifs, les Turcs, ou les autres infidèles nous menaçaient du martyre sur le sujet des plaies de Jésus-Christ et de tous les articles de la foi,... il n'y a point de doute qu'il faudrait endurer mille morts plutôt que de branler en un seul point. Mais, pour celles de saint François, je crois qu'il les faut fermement, fortement, hautement et puissamment soutenir et maintenir jusques au feu. Mais, si c'est inclusivement ou exclusivement, je le laisse à décider à ceux qui sont plus entendus que moi en ces matières, m'en rapportant à ce que l'Eglise en croit» (pp. 32o,.321).

 

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théologie mystique. J'ai connu des personnes qui m'ont dit qu'il voit fort souvent (je ne dis pas familièrement) le diable sous diverses formes, qu'il l'entend, qu'il le tente, qu'il le bat assez souvent; que quelquefois aussi, en récompense, mais plus rarement, il voit les anges... » Qu'elle aille donc le consulter. Et Camus, plus loin, revient à la charge : Quand vous verrez cet oracle vivant, n'oubliez pas « de lui demander son avis sur cette... difficulté... Je serai fort consolé d'en être éclairci, et principalement de celle-ci : quelle foi et croyance il faut ajouter aux visions et révélations qui se lisent dans les légendes ou vies des saints, qui ont toutes les qualités (nécessaires) de bonté et de vérité. C'est là le point que je ne puis vous résoudre, et sur lequel je m'en rapporte à l'ordonnance du Saint-Siège et de l'Eglise » (pp. 338-344).

 
§ D. - Le conflit entre Jean de la Croix et Thérèse.

 

« Je ne crois pas qu'il y ait écrivain mystique qui soit un plus grand fléau des visions et révélations que (J. de la Croix) ; car vous diriez qu'il a prix fait de les poursuivre à outrance, comme des obstacles à la vraie et parfaite contemplation... Et quand je dis fléau, ne vous imaginez pas que je parle des fausses et procédantes du mauvais esprit... Je parle des bonnes, célestes, angéliques, divines, desquelles il veut qu'on ne fasse mise ni recette, mais plutôt qu'on les rejette,... que l'on s'en dessaisisse, qu'on les tienne pour suspectes, qu'on prie Dieu qu'il les ôte... comme autant de choses qui retardent et empêchent la contemplation parfaite et l'union de l'âme avec Dieu. »

C'était pourtant un disciple de sainte Thérèse.. Elle n'aura pas manqué de lui communiquer ses visions, vraies et saintes, celles-ci, et il n'aura pas manqué de les approuver. « Cependant tous ses écrits... ne semblent viser qu'à ce seul point de dénuer tous les sens de leurs objets agréables..., et de dépouiller l'esprit des fantômes, espèces, images, idées, formes, tant imaginaires qu'intellectuelles, et le vider - c'est son mot - des impressions, des visions et révélations, tant bonnes que mauvaises, pour arriver à la contemplation ténébreuse... et caligineuse de la Divinité, ce qu'il appelle nuit obscure de l'âme. » Etrange conflit! « Ces deux auteurs d'une même réforme, qui ont tous deux excellemment écrit de la théologie mystique, vont au même  but par deux chemins, non seulement différents, mais comme opposés » (pp. 338-344). Dans sa thèse sur Jean de la Croix, M. Baruzi insistera longuement sur cette divergence ; mais que le vieux

 

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Camus l'ait saisie si nettement, cela, pour l'époque, est à remarquer. On sait, du reste, que François de Sales ne semble pas avoir lu saint Jean de la Croix.

 
§ E. – « Des extases et ravissements ».

 

Ce discours est bien remarquable. D'ailleurs, tout salésien, mais très en avance sur l'esprit du temps, sur Yves de Paris, par exemple. « Parmi les écrits des théologiens mystiques, il n'y a rien de si fréquent que la mention des extases et ravissements. Toutes les vies des saints, principalement les nouvelles, (en) sont remplies... Cela jette dans les esprits... des étonnements merveilleux. Parce que ces accidents sont rares,... aussitôt ils se persuadent qu'ils sont.., tout divins, et tiennent soudain pour saintes les personnes à qui ils arrivent, quoique ce soit une mesure... de sainteté, peu assurée.

« Pour voir lever le soleil, dit le grand Stoïque, nul ne s'en tire plus matin du lit, mais s'il se forme quelque comète, plusieurs passeront les nuits entières, sans crainte du... rhume, pour considérer ce météore... Si quelque personne spirituelle .. tombe quelquefois en suspension des sens extérieurs,.., tous les curieux y courent de fort loin... chacun prend cela pour miracle... », Tant il est vrai que le bon sens ne court pas les rues.

On nous dit que ces ravissements laissent en l'âme trois principaux effets. « Une grande lumière, une véhémente ardeur, une profonde humilité. Mais pressez-les de dire quelles sont ces lumières et ces ardeurs,... ils ne disent autre chose sinon qu'on n'en peut rien dire. Et puis qu'est-il besoin (de ces accidents) pour avancer dans la lumière de la foi ? Comme si la méditation. animée de grâce ou de charité, ne produisait pas cet effet... » Pour l'humilité, « l'expérience fait voir que plusieurs la perdent, pensant être de grands saints pour être tombés en ces syncopes, si difficiles à discerner que, de dix, possible n'y en aura-t-il pas une bonne... »

« Cela fait rouler les yeux dans la tête, tordre les bras, grincer les dents, demeurer froide et immobile... ou tomber par terre.... Grandes douleurs et convulsions... On en sort comme si tous les membres étaient brisés, on est tout en fièvre et en feu.., et ce qui est d'admirable : après tout cela, on ne se souvient de rien, non plus que celui qui sort d'une léthargie. Quelquefois on est comme une masse de plomb contre terre ; d'autres fois, on bondit, on fait des efforts de géant, on se fait tenir à quatre, on

 

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pleure, on chante, on rit, on crie, on gémit, on saute d'aise... Il faudrait ici-dessus consulter les médecins, et ils nous diraient qu'il y a plusieurs maladies qui ont les mêmes effets. »

On nous vante les effets de ces extases, pour moi « je ne vois rien (là) qui ne soit plus hautement dans la charité.., mère, racine, source, âme, forme, vie, roi de toutes les vertus ». Et il revient, après François de Sales, à exalter « l'extase de la vie » et des oeuvres surnaturelles, « ce grand et universel renoncement de nous-mêmes..., acquiescement perpétuel à tout ce qui plaît à Dieu». « Ne faire non plus d'état de nous-mêmes, comme si nous n'étions point ». «Ne rechercher que l'intérêt de Dieu... et nullement son propre avantage ». Bref l'extase du pur amour (pp. 345-452).

 
III. - PAGES CHOISIES DU P. HERCULE

 
§ A. - Fragments d'un sermon sur la visite des prisonniers.

 

Mementote vinctorum, disait saint Paul, tanquam simul vincti, voici le second point. Souvenez-vous de ces prisonniers qui sont abandonnés de tout le monde ; descendez quelquefois dans ces cachots noirs, où vivent ces pauvres malheureux, qui, pour être criminels, ne laissent pas d'être vos frères, tanquam simul vincti. La charité vous doit lier à eux, et vous devez leur aider à porter leurs chaînes; ou bien tanquam simul vincti, étant criminels comme eux, et peut-être plus qu'eux; en eux vous devez voir l'image de ce que vous êtes, criminels, coupables devant Dieu, et prisonniers de sa justice.

Allez, Chrétiens, allez hardiment dans ces prisons, entrez dans ces Conciergeries, dans ces lieux sales et puants, faites ces visites à la veille des bonnes fêtes, pour vous disposer à la communion. Allez sans appréhender que le mauvais air vous infecte, que la puanteur nuise à votre santé, que la pitié vous incommode. Souvenez-vous que les premiers chrétiens étaient tous prisonniers, ou dans les geôles des tyrans, ou dans les Catacombes, dans ces prisons volontaires qu'ils creusaient eux-mêmes autour de Rome. Ne soyez pas plus délicats que ces nobles matrones, ces dévotes veuves, ces saintes vierges qui, en la primitive Eglise, ne faisaient autre métier que d'aller visiter les captifs dans leurs cachots noirs, et de leur aller porter de quoi soulager leur misère. Vous n'êtes pas de meilleure condition que Praxède et que Pudentiane, ces deux soeurs, ces deux filles de la plus pure noblesse de Rome, de la plus illustre famille des anciens sénateurs, et de la

 

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plus heureuse maison qui fut dans cette grande ville ; puisqu'elle eut l'honneur de loger le premier vicaire de Jésus-Christ et d'être le refuge de l'Evangile.

Ces deux jeunes et saintes dames étaient nuit et jour occupées à passer de prison en prison, pour aller pourvoir aux nécessités des Martyrs, pour leur apporter de quoi vivre, pour leur donner de quoi guérir leurs maux, pour nettoyer leurs chaînes, pour faire leurs lits, pour panser leurs blessures, pour recueillir leur sang et pour leur rendre tous les offices de charité dont leur zèle les rendait capables.

Bon Dieu! que ce spectacle m'a toujours plu! Et qu'il est en effet agréable de se représenter ces deux vierges, accompagnées de leur mère Sabinelle, de leur grand'mère Priscille, de leurs frères Timothée et Novat, sortant de leur palais, tantôt pompeusement vêtues comme des princesses, tantôt déguisées comme des servantes; toujours pour les affaires des chrétiens prisonniers, pour aller gagner quelque garde, flatter quelque guichetier, apaiser quelque juge, adoucir quelque bourreau, encourager quelque esprit débile, consoler quelque agonisant ; porter des linges, des rafraîchissements, des remèdes ; ramasser le sang de ceux qu'on exécutait, le recueillir soigneusement avec des éponges, le porter dans la maison dans des réservoirs, et faire ainsi un des plus beaux trésors de reliques qui soit à Rome.

Que cette représentation doit être agréable aux esprits chrétiens, de voir ces belles mains sanglantes et toujours employées à de si bonnes oeuvres ! Ces saintes dames toujours dans des prisons pendant que leur père Pudentius faisait la cour à Néron, et empêchait par son autorité qu'on ne troublât la, dévotion de ces saintes filles !

Que ces filles étaient à mon gré bien disposées pour recevoir la communion, et qu'elles avaient bien droit, quand elles revenaient en leur palais, de demander à saint Pierre ou à saint Paul qui y étaient cachés, de payer leurs travaux par l'Eucharistie 1

Si ce pain eucharistique est le pain des anges, c'est le métier des anges de visiter les prisonniers, de pourvoir à ce qui leur manque et de procurer leur élargissement. C'est le métier de Jésus-Christ, de rompre nos chaînes, d'ouvrir nos prisons, de descendre avec ceux qui y entrent, et d'accompagner ceux qui y souffrent patiemment et pour son amour (1).

 

(1) Ouvrages de Piété, 2e partie, pp 98-102.

 

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§ B. - L'Eucharistie et le pur amour.

 

Je sais bien ce qu'il faut croire de l'attrition, ce qu'en disent les Docteurs de l'Église, ce que le Concile de Trente en a déterminé. (Mais) c'est enfin une condescendance à la faiblesse humaine; et quoiqu'elle soit suffisante avec la confession pour nous justifier, il semble qu'en la communion elle soit en quelque façon injurieuse au mystère, et qu'elle fasse tort à la charité désintéressée que Jésus-Christ nous y fait voir. N'est-ce pas ici un mystère d'amour et de pur amour, un pur amour qui bannit toute crainte servile, qui ne s'allie avec aucune sorte d'intérêt humain, qui n'a rien de charnel ni de terrestre, et où Dieu traite en Dieu, sans prétention, sans espérance, sans paiement; il donne tout en se donnant lui-même, et donne tout à qui n'a rien ?

Au sacrement de la confession, encore que nous espérions d'avoir notre absolution de la main de Dieu, nous avons néanmoins à traiter par son ordre avec un homme ; et c'est pour cela qu'il nous permet quelque chose d'humain en ce tribunal ; on y reçoit, mais on y donne. Il y a de l'amour et de la crainte mêlées ensemble, il y a du doux et de l'amer. La peine qu'on a de dire ses péchés devant un pécheur, et la confusion que l'amour-propre y souffre, ont obligé Notre-Seigneur à la pitié, il nous permet par une pure bonté de condescendance d'y songer à nos intérêts.

Mais, en l'Eucharistie, où nous n'avons affaire qu'à Dieu, où nous ne recevons que des grâces, où nous ne rencontrons qu'amour, que charité, que dilection, qu'excès; ne faut-il pas que la seule contrition nous anime, et que le sacrifice que nous allons faire soit d'un coeur. contrit, qui seul peut plaire à Dieu ? Sacrificium Deo (1) ?

 
§ C. - Petit traité de style épistolaire à l'usage des moniales.

 
A une religieuse de J. (Jouarre, je crois.)

 

Vous croyez, ma chère Fille, savoir toutes les raisons qui m'obligent de ne répondre que rarement et en peu de mots à vos fréquentes et longues lettres. Vous vous imaginez sans doute que je vous tiens cette rigueur, pour ne vous pas accoutumer â des commerces plus inutiles et plus dangereux ; vous pensez que je veux suivre les anciennes coutumes que feue Madame votre Abbesse avait établies ; vous dites en vous-même que je vous veux

 

(1) Ouvrages de Piété, 28 partie, pp. 124, 125.

 

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mortifier, que je veux enfin vous inspirer l'amour du silence, et vous faire comprendre qu'une religieuse, qui doit faire profession de parler à Dieu et de l'écouter dans ses oraisons, ne doit pas tant se mettre en peine de s'entretenir avec les hommes, quand ils auraient la vertu des anges. Je vous avoue que ce sont en effet mes raisons ; mais je vous déclare que j'en ai une autre, et je suis bien certain que vous ne la devinez pas. Je m'en vais vous la dire, écoutez-moi bien, et employez toute votre intelligence pour la bien comprendre. Je ne vous écris point, ou fort peu, parce que vous n'entendez pas mon langage ; et, comme ce serait une espèce de demi-folie de répondre en grec à une personne à qui le grec serait inconnu, aussi ne dois-je pas perdre le temps à parler sans me faire entendre. Je vous ai dit depuis plusieurs années que vous n'écrivez pas assez religieusement pour une Fille de saint Benoît, que les termes dont vous vous servez sont la plupart trop forts ou trop faibles, que votre style est embarrassé, que vous ne dites, ce me semble, que même chose dans vos lettres de trois grandes pages, et que partout vous y faites paraître votre empressement. Je vous dis ces choses depuis longtemps en langue vulgaire et en paroles fort intelligibles, mais, comme si vous n'entendiez pas mon français, ou que je parlasse allemand, vous me faites des réponses toutes contraires, et vous vous contentez de me faire des protestations et des compliments jusqu'au bout de votre papier. Il faut nécessairement que je ne m'explique pas bien, ou que votre intelligence soit éblouie ; car ayant tant d'affection, comme vous dites, pour ceux qui travaillent à votre vrai bien, vous ne voudriez pas les laisser là sans réponse, lorsqu'ils vous parlent avec confiance, ni les traiter par conséquent du dernier mépris. Je veux donc croire, pour votre consolation et pour la mienne, que je suis innocemment le seul coupable de ce malentendu, et que je ne me suis pas bien fait entendre sur cette matière.

 

Afin que vous m'entendiez une bonne fois, je m'en vais vous mettre ici un petit abrégé de la Science de bien écrire, et vous faire voir que les bonnes et belles lettres des religieuses doivent avoir un caractère qui soit conforme à leur condition, et qui les distingue des personnes qui sont de condition et de profession séculière. Les lettres des religieuses, pour être belles et bonnes, doivent avoir sept conditions : elles doivent être rares, courtes, précises, prudentes, sincères, dévotes et tout à fait éloignées de l'esprit, du style et des maximes des mondains.

 

Elles doivent être rares, parce qu'une créature qui a tout

 

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quitté, qui n'a besoin de rien, qui se considère comme une morte et qui, en cet état, s'est retirée en elle-même et cachée dans le sein de Dieu, ne doit pas avoir grand commerce avec le monde, et ne doit écrire que par pure nécessité ; imitant en cela le Sauveur du monde, qui n'a écrit visiblement en toute sa vie qu'une seule fois, et encore ce fut sur la terre et dans la poussière : Digito scribebat in terra. Quand la charité, l'obéissance ou le besoin obligent une religieuse d'écrire une lettre, c'est-à-dire de mettre ses pensées en évidence sur le papier, et de faire le portrait de son coeur avec de l'encre, elle le doit faire en petit et en peu de mots. C'est aux Prophètes, aux Apôtres et aux Docteurs de faire de grandes légendes ; mais une fille se doit contenter par sa profession d'obéir et d'écouter ; et elle, qui doit faire gloire de porter pour devise ces deux mots Audi, filia, ne doit écrire que fort succinctement et fort sobrement, dire ses besoins en peu de paroles et s'expliquer à peu près comme Marthe et Magdeleine s'expliquèrent à Jésus-Christ dans un billet de quatre mots : Ecce quem amas, infirmatur. Celui que vous aimez est malade. Pour faire ces lettres courtes et ces billets succincts, il ne faut dire précisément et qu'une fois ce qu'on a dessein de faire connaître à la personne, à qui ces billets ou ces lettres s'adressent. Après une petite introduction civile et charitable, qu'on peut mettre en deux lignes au commencement, il faut venir au point et l'exprimer en paroles nettes et simples. Car, en effet, que sert-il de dire à un homme qui n'est pas sourd une même chose en douze manières, et d'envelopper une petite vérité, qu'on veut dire à son directeur, d'une longue suite de paroles qui ne veulent rien dire : c'est perdre le temps fort mal à propos et pécher trop visiblement contre les règles de la prudence.

 

Ces règles de la prudence religieuse obligent une fille qui se mêle d'écrire des lettres, à penser à trois choses en les écrivant. Ce que j'écris est-il nécessaire, doit-elle dire ? Est-il profitable ? est-il judicieux ? est-il bienséant? A qui est-ce que je m'adresse ? Est-ce à une personne du siècle? Il la faut bien édifier. Est-ce à une personne de ma condition? Il ne faut pas que j'oublie la mienne. Est-ce un directeur? Il faut ménager son loisir, et tâcher à profiter de sa confiance. De plus, quand une religieuse écrit une lettre, comme si elle avait un miroir devant ses yeux, pour considérer ce qu'elle est, elle ne doit rien mettre sur le papier qui ne soit conforme à son nom, à sa profession, à son voile, à son âge, à ses exercices et, durant tout le temps qu'elle écrit,

 

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elle doit s'imaginer que son bon Ange lui tient la main, et qu'il lui dit sagement à l'oreille : Agissez prudemment; ôtez ce mot, il est trop tendre; effacez cet autre, il est trop séculier ; parlez comme eût parlé une des cinq Vierges sages de l'Évangile, ou comme saint Pierre veut que les enfants de Dieu s'expriment. Quasi sermones Dei.

Quoique cette prudence semble exiger de grandes précautions pour écrire religieusement, elle ne veut pas toujours qu'on s'embarrasse, ni qu'on s'inquiète de la pensée de vouloir trop bien faire. Elle veut qu'on agisse simplement et sincèrement; que chacun, selon la nature de son esprit, exprime ce qu'il pense, après avoir tâché de ne penser que ce qu'il doit ; qu'on évite les équivoques, les redites, les exagérations, les afféteries, les empressements, les entortillements de paroles, les obscurités des sens; et enfin tout ce qui peut choquer la sainte vérité et la sincérité des enfants de Dieu, qui doivent bien être prudents comme le serpent, mais qui doivent être simples comme la colombe. La prudence leur donne ses balances, quand ils prennent la plume, pour peser si tout ce qu'ils vont. écrire est conforme à la vérité, et si la sincérité chrétienne et religieuse n'y est point blessée ; et elle les avertit et leur crie à chaque mot qu'ils vont mettre sur le papier : Simplices sicut columbae, ut sitis sinceri.

On dit communément qu'il y a trois sortes de plumes dont on se sert pour écrire des lettres : la plume de l'aigle, qui n'est que pour les grands Docteurs et pour les personnes sublimes, qui s'élèvent au-dessus d'elles-mêmes, et se savent exprimer au langage du troisième ciel avec saint Paul. Il y a une plume de corbeau, qui sert aux esprits volages et libertins, pour manifester leurs pensées noires et malicieuses, et pour entretenir un commerce de malédiction et d'iniquité. Mais la troisième plume, dont se servent les âmes prudentes et simples, est celle de la colombe, avec laquelle elles expriment leurs gémissements intérieurs, font leurs plaintes sans amertume, disent leurs raisons sans empressement, parlent d'elles-mêmes sans flatterie, montrent leurs grâces sans vanité, content leurs peines sans amour-propre, et n'oublient jamais de parler de dévotion, c'est-à-dire avec un style qui leur est propre ; car une religieuse qui est la Servante, la Fille et l'Epouse du Dieu vivant, ne doit rien avoir de plus propre que l'esprit, la voix et le coeur d'une colombe, pour dire continuellement en toutes les choses qu'elle entreprend : Meditabor ut columba.

Ce dernier mot latin veut dire en langue vulgaire ce que doit dire une fille cloîtrée, quand elle se dispose à écrire le moindre

 

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billet : Je n'ai garde d'imaginer des choses qui soient indignes de ma condition ; mon orgueil ne me fera pas croire que j'ai l'esprit d'un aigle, pour m'obliger d'écrire ce que peut-être je n'entendrais pas, et ce que les autres entendraient aussi peu que moi. L'esprit séculier n'aura pas tant de pouvoir sur moi qu'il me fasse servir de la plume du corbeau, pour écrire des nouvelles du monde, des vanités, des complaisances, des compliments, des flatteries, des vaines douceurs, de fausses amitiés et de ces folles expressions, qu'en langue profane, l'on nomme fleurettes. Non, Seigneur, doit dire une âme religieuse, rien de séculier n'entrera dans mes sentiments ; je méditerai comme la colombe et, vous demandant avec votre Prophète les plumes de cet oiseau: Pennas sicut columba, je me souviendrai des principales règles de ma solitude, et je verrai qu'elles m'obligent principalement à ne penser qu'à vous et à n'avoir point de commerce avec les habitants et les amateurs de ce monde, qui vous méconnaît et qui vous méprise. Je dirai en commençant d'écrire mes lettres, lorsque les pensées ou les paroles du monde se présenteront à moi pour être employées dans mes écrits Je ne sais pas la langue du monde, je ne suis pas du monde et je n'ai rien à faire avec lui. De mundo non sum, in me mundus non habet quidquam. voilà les sept perfections d'une bonne et belle lettre ; voilà sur quoi vous devez régler celles que vous écrirez désormais. Prenez là-dessus vos mesures, et, si vous entendez enfin mon langage, faites-en profit, en ce saint temps du Jubilé, durant lequel vous devez faire des résolutions solennelles et renouveler votre intérieur. Le meilleur conseil que vous pourriez prendre serait de réformer en ces saints jours vos pensées, vos paroles et actions...

Faites donc vos résolutions en ces jours de salut ; et après avoir fait les plus importantes, faites encore celle-ci, de n'écrire plus que sobrement et de garder les petites règles que je vous ai données dans cette prodigieuse lettre. Je la fais longue, parce que vous m'érigez en législateur, et que vous voulez que je vous donne des instructions pour le Jubilé et pour le commencement de l'année. Mais si, par cette longueur, je vais contre le second des sept articles que je vous ai proposés en vous parlant de la science de. bien écrire, je vous promets que je n'irai pas contre le premier, et que je tâcherai, dans les occasions qui se présenteront, de bien observer tous les autres. Au moins, si je ne suis pas prudent, je serai précis; et si je n'ai pas l'esprit de dévotion, j'aurai la sincérité tout entière, et un bon désir de renoncer à

 

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tous les désirs séculiers. Je prie notre commun Maître qu'il vous communique sa sainte lumière et qu'il vous fasse voir clairement ce que je ne vous dis qu'en passant et en confusion. Appliquez-vous, sans profaner le langage du Saint-Esprit, cette parole qui dit que la lettre tue, et que l'esprit vivifie ; et quand vous serez de nouveau tentée de composer de grandes et longues épîtres, qui font perdre beaucoup de temps, dites avec David qui l'employait si bien, que vous voulez retrancher toute l'inutilité de ce commerce peu nécessaire, et que vous espérez, par ce petit retranchement, d'obliger le Seigneur à subvenir à toutes vos véritables nécessités, Quoniam non cognovi literaturam, etc. Parce que j'ai tâché de faire en moi la circoncision de mon coeur, et que j'ai pris soin de retrancher tout le superflu du commerce que j'avais avec les créatures, vous m'avez fait grâce, ô mon Dieu ! Moins j'aurai à traiter avec les hommes et plus facilement j'entrerai dans le pouvoir que vous m'avez donné de traiter familièrement avec vous, et de me souvenir de votre Justice souveraine. Cette justice, dont il faut continuellement se souvenir, c'est la pénitence que vous avez à faire selon ses ordres. Faites-la, ma chère Fille, comme je vous l'ai dit, et prenez tout ce que je vous dis, comme venant d'un coeur qui ne manque pas de solide affection ni de véritable reconnaissance pour les moindres offices de charité que vous m'avez rendus, et qui ne souhaite rien tant que de vous voir parfaite, pour être heureuse.

 

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Croiriez-vous que votre dernière lettre m'a paru trop belle, qu'il m'a semblé qu'elle s'était un peu parée pour se présenter devant moi ? Pour vous bien dire la vérité, ç'a été plutôt un doute qu'une créance; car si je l'eusse cru tout de bon, j'en aurais été mal satisfait, et je me plaindrais à vous aujourd'hui de votre peu de confiance. Les lettres qu'écrit une affection sincère et religieuse sont sans ari, et sans ornement. La main ne fait que copier ce que le coeur dicte, et l'esprit bien éclairé n'y doit rien apporter du sien. Pour moi, je vous donne là-dessus l'exemple que vous pouvez suivre; car, vous écrivant rarement comme je fais, et vous écrivant de Rome, qui est une ville si cérémonieuse et si régulière, je ne vous écris rien d'exact ou de réglé, je répands sur le papier mes pensées comme elles viennent, et je vous entretiens comme si nous étions au parloir ; c'est, si je ne me trompe, comme il faut faire. La charité, comme vous savez, est éloquente

 

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sans affectation, belle sans artifice, aimable sans empressement, prudente sans finesse, ardente sans confusion, et riche sans emprunter de personne. Mais, sans y penser, je détruis ce que je vous dis, et j'écris contre ce que je prêche. J'allais tomber dans ce style figuré, qui n'est pas de la lettre familière et qui ressent un peu le sermon. Parlons donc sans cérémonie, écrivons sans prêcher. Dites moi, etc...

 

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Je ne sais comment vous avez le courage de m'écrire de si grandes lettres à moi qui ne vous réponds ordinairement que par petits billets et même quelquefois avec le silence. Vous connaissez bien que mes réponses viennent du coeur, et que ce coeur n'a pas toujours besoin de beaucoup de paroles pour découvrir ses pensées; il se découvre même sans parler, et présentement il vous dit avec une confiance abrégée que vous n'avez qu'à suivre la lumière dont le Saint-Esprit vous prévient, etc....

 

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Le silence est une bonne réponse.

 

Vous vous imaginez sans doute qu'on vous méprise terriblement, quand on ne répond pas à vos grandes lettres qu'avec un grand silence ; mais ce petit billet a charge de vous dire que vous vous trompez, et que ce bienheureux silence, avec lequel on vous répond plus éloquemment que toutes les plus belles paroles du monde ne sauraient faire. Oui, ma Fille, ce silence, ce je ne sais quoi de lourd, de sombre et de muet, ne laisse pas d'instruire votre âme, et de dire à l'oreille de votre coeur qu'il n'y a rien de si dangereux que le trop parler; que de ne parler point, ou de ne parler que peu, sont deux petits sentiers qui conduisent à l'innocence ; et que de retrancher ses paroles à la créature pour les donner à Dieu, c'est lui offrir un sacrifice qui lui est en odeur de suavité. Que peut-on vous dire de plus salutaire ?

 

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On répond mieux par prière que par lettre.

 

Etes-vous encore si novice et si jeune dans les maximes de la charité, que vous ne sachiez pas que l'on peut vous répondre

 

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sans vous écrire, et que ceux qui ont l'honneur de parler à Dieu, peuvent trouver en lui de quoi satisfaire à leurs obligations. Si j'ai eu l'honneur de m'approcher de son saint Tabernacle, et de lui dire assez confidemment: Seigneur, soyez la lumière et la direction d'une âme qui m'est chère, et que vous seul pouvez éclairer et régir souverainement ; fortifiez son coeur par votre grâce victorieuse; conduisez son esprit par les saintes onctions de votre saint et divin Esprit; rendez-la digne d'être votre Épouse; si j'ai dit ces choses avec quelque ardeur, ne vous ai-je pas mieux répondu que si je vous avais fait la lettre la plus tendre, la plus affective et la plus cordiale qu'on vous pourrait faire ? Que peut-on vous dire de plus cordial, de plus affectif et de plus touchant que de vous assurer qu'on ne cesse de parler pour vous à celui qui peut vous guérir, qui peut vous consoler, qui peut vous conduire, qui peut vous combler de vrais biens, et vous couronner enfin, comme je le souhaite.

 

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*  *

 

Vous n'avez pas sujet de vous plaindre de mon silence et, j'ai bien plus de raison de craindre mon grand caquet même spirituel. Il y a je ne sais combien de temps, je n'ose le dire et ne le puis sans honte ; il y a près de trente ans que nous parlons et que nous écrivons des mystères de notre salut. Je vous ai fait des exhortations que vous ni moi n'avons pas bien exécutées ; je vous ai donné des conseils que je n'ai pas toujours suivis, et je puis bien croire, sans vous offenser, que vous n'avez pas fidèlement accompli tout ce que Dieu m'ordonnait de vous dire. Que faut-il donc faire? se repentir d'avoir trop parlé, nous mettre en état de travailler sur les anciennes résolutions que nous avons faites, etc...

 

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Si les billets pouvaient guérir les gens et les faire saints, j'en ferais volontiers à toute heure, et j'écrirais celui-ci avec grande ardeur ; mais, ma chère Fille, ces pauvres petits billets, quand ils seraient écrits par la main d'un ange et tout remplis de caractères de dévotion, ne sauraient donner que des consolations passagères, et faire ce que font les remèdes qu'on nomme lénitifs. Nous avons besoin de quelque chose de plus solide, et il faut que ce solide nous vienne de la main de Dieu. Si cette belle et divine main voulait graver deux petits mots dans le fond de notre âme,

 

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et imprimer dans le fond de nos coeurs, comme dalla celui de sainte Madeleine, que nos péchés nous sont remis, et que noue vivions en paix, nous aurions sujet d'une grande joie, et nous pourrions bien nous moquer de toutes nos infirmités. Pour mériter cette bénédiction, il faut porter nos infirmités avec patience, faire ce que votre chère Maîtresse fait, faire mieux encore ce que vous faites, pratiquer tous les offices de la charité, et vous rendre digne d'ouïr cette belle parole, Dilexit multum (1).

 
IV. - PAGES CHOISIES DE NOULLEAU

 
§ A. - Des conversations chrétiennes.

 

C'est la plus belle chose du monde que la conversation; le premier effet de la société, qui fait les hommes, et qui les distingue des bêtes. L'Académie de l'Honneur et de toutes les vertus qui rendent les hommes dans leur vie civile considéra hies aux hommes : la Bienveillance, la Modestie, la Civilité, la Patience, l'Humilité. La Bienveillance, pour s'y porter et y avoir entrée. La Modestie pour n'y déplaire pas. La Civilité, pour y gagner les esprits et les coeurs. La Patience, pour y souffrir les défauts de tous les autres, comme il faut, que tous les autres souffrent les nôtres,: L'Humilité, pour s'y tenir toujours en son rang et n'y troubler l'ordre d'aucune bienséance.

La conversation étant une si belle chose., quelle était autrefois la merveille de voir un Dieu en forme humaine la pratiquer sur la terre lui-même, et converser parmi Ies hommes! C'est un des mystères de Jésus-Christ, le plus considérable, que le mystère de ses Conversations divines. Il a plus fait pour la conversion des âmes, et pour les attirer doucement et amoureusement à Dieu son Père, par les conversations que. par ses prédications mêmes. Ses conversations n'ont scandalisé personne, ses prédications l'ont fait. Ses conversations n'ont presque manqué d'aucun de leurs effets, ses prédications fort souvent. Ses conversations ont toujours été de douceur ; ses prédications quelquefois de rigueur et de justice. Enfin, ses plus grandes conquêtes, témoin tous les apôtres, tous les disciples, la Magdeleine, la Samaritaine, la Chananéenne, sont les fruits de ses conversations, non de ses prédications ; de ses entretiens familiers, non de ses leçons publiques ; de ses privautés particulières, non de ses communications plus étendues et plus universelles.

 

(1) Ouvrages de Piété, par le P. Hercule, 2° partie, pp. 543-563.

 

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Si ce n'est que l'on dise, comme on le peut dire certainement, que toutes ses conversations, aussi bien que celles de ses apôtres et de ses disciples, après lui et à son divin exemple, étaient aussi de véritables et de continuelles prédications. Car il sortait effectivement de tels rayons de sa divine face, pendant le temps de sa conversation sur la terre, dit saint Jérôme ; une telle grâce paraissait en toutes ses paroles, dit l'Évangile ; une telle majesté, un tel éclat et une telle gloire en toutes ses actions divinement humaines, et humainement divines, dit le grand saint Denis, que rien (de ce qui) se présentait devant lui capable d'amour ou de crainte, ne se pouvait garder d'en rapporter toujours, par une certaine nécessité très heureuse, quelques grandes impressions ou de l'une ou de l'autre. Ainsi toutes ses conversations avaient la force et la vigueur des prédications plus puissantes. Jusques là qu'il n'y fallait quelquefois qu'une de ses paroles pour convertir une âme, tant il y en avait de certaines, entre toutes les autres, qu'il rendait singulièrement efficaces. Qu'il n'y fallait parfois même qu'une de ces oeillades, pour lui gagner, ou faire revenir le coeur, témoin saint Pierre ; tant il y avait de grâce, de puissance et d'attraits, au simple regard et à la moindre vue de sa divine face !

Or, comme Notre-Seigneur, en qualité de notre chef, n'a jamais eu aucune grâce qu'il n'ait versée dans ses membres, et qu'il n'ait particulièrement communiquée aux âmes plus élues, il a donné très singulièrement cette grâce à la conversation des bonnes âmes, de faire une infinité de biens au monde, par cette conversation même . Il n'est point de chrétiens qui n'aient part au Sacerdoce, dit l'apôtre saint Pierre ; comme il n'est point de chrétiens qui n'aient part au Sacrifice, dit l'Eglise. Il n'y en a point aussi qui ne soient nés prédicateurs en même temps que chrétiens et que prêtres. Et nous avons tous mission pour parler de Dieu sans cesse et de Jésus-Christ, son Fils ; pour porter la Loi de Dieu partout ; pour publier ses grandeurs, et annoncer ses justices devant la face de l'univers, et dans toutes les compagnies et toutes les assemblées...

Non seulement tous les chrétiens ont ainsi obligation de porter la loi de Dieu partout; mais ils ont encore obligation d'être eux-mêmes une vraie loi vivante et animée dans le christianisme, qui instruise partout toutes les âmes qui les regardent. Loi, qui oblige effectivement tout le monde et qui le doit un jour ou justifier ou condamner devant Dieu, mais qui le condamne même dès maintenant, dit saint Paul, puisque c'est la nature de toutes

 

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les actions de lumière de condamner toutes les oeuvres des ténèbres. Ainsi la vue d'une bonne âme dans une compagnie, n'y parlerait-elle jamais, est une prédication déjà bien efficace : son port, son maintien, sa modestie, ses habits, ses gestes, ses regards, toutes ces choses édifient. La seule montre de son visage même est une leçon publique, car Dieu a imprimé sans doute quelques traits particuliers de l'image de sa Beauté et de sa Bonté divine dans le visage des saints, qui ravit d'abord tout le monde, qui saisit tous les esprits, qui gagne tous les coeurs. La face même de leurs corps est comme le frontispice, dit Tertullien, de la beauté de leurs âmes. C'est pourquoi il est à désirer que les bonnes âmes se montrent et se produisent quelquefois. Et elles manquent à leur talent, et ne suivent pas tous les conseils de Dieu sur elles, quand elles ne le font pas. Un homme d'autorité, survenant inopinément dans un lieu où tout est en désordre, empêche d'abord tout le mal, adoucit tous les esprits, calme tous les orages. Or il n'est point d'autorité, sur la terre, égale à celle que donne la sainteté. Les bons et les méchants, lorsqu'elle est bien sincère et reconnue pour telle, ont une vénération pour elle dont ils ne sauraient se déprendre ; et vous diriez qu'elle imprime en eux secrètement le même honneur et le même respect en quelque façon que tout le monde doit à la Divinité, comme si chaque âme qui possède la sainteté était parmi nous et au regard de nous tous une certaine Divinité incarnée...

 

Car ne voyant jamais bien le monde qu'en l'entendant parler, - ce qui fit dire à cet ancien, s'adressant à un jeune homme qu'on lui avait amené pour le connaître et en porter jugement, Parle mon fils, afin que je te voie; et à Notre-Seigneur Jésus-Christ, que la bouche parle de l'abondance du coeur; et que comme s'il n'est pas possible que les mauvais disent de bonnes paroles, il n'est pas possible non plus que les bons en disent de mauvaises, tout arbre portant son fruit selon sa qualité - ne voyant donc bien jamais le monde qu'en l'entendant parler, quelle sera la conversation d'une âme sainte; et quelles impressions fera-t-elle de Dieu dans toutes les compagnies, lorsque non seulement on la verra au dehors par tout son port et maintien extérieur, mais encore on la verra, pour ainsi dire, par toutes ses paroles, jusqu'au plus profond de son âme, où est toujours sa principale beauté, aussi bien que de l'Epouse et de la Sunamite.

C'est cette sainteté de leurs conversations que Dieu demande davantage aux gens de condition. Ce n'est à beaucoup d'autres que le dernier de leurs talents, que cette conversation; à eux, c'est

 

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le premier. Ils sont nés pour l'exemple, et voilà pourquoi ils ne doivent jamais chercher, dans leur conversation ni la pure récréation et divertissement de leur Esprit, ni d'y satisfaire simplement aux lois de la civilité, mais toujours quelque sorte d'occupation. Dieu nous est représenté dans les Saintes Ecritures comme jouant dans le monde, dans lequel cependant il a une occupation perpétuelle, pour nous apprendre que, dans notre jeu même, nous devons nous occuper...

Mais à quoi nous occuper, me direz-vous, dans nos divertissements mêmes ? A y jeter ,toujours quelques paroles pour y profiter à quelque âme ; à n'y en dire jamais aucune, à plus forte raison, qui puisse nuire.

Profitez ainsi de toutes vos paroles, Messieurs de qualité, et n'en dites point, si vous pouvez, par où vous ne gagneriez sur les âmes quelque chose pour Dieu. Composez toujours vos conversations à cette grande fin. Et comme cet ancien empereur, qui, ayant passé un jour sans se faire quelque nouvel ami, disait en le regrettant : J'ai perdu le jour d'un ami, tenez cette conversation-là pour perdue, où vous n'aurez pas fait quelque impression de Dieu dans les âmes, soit leur parlant de lui, pour le faire toujours connaître et aimer de plus en plus, soit défendant sa cause et soutenant son parti et le parti de la piété, toujours en quelque chose. Prudemment mais généreusement ; doucement, mais fortement; délicatement, mais avec poids et véritable effet. (L'Esprit du Christianisme, I, pp. 565-579.)

 
§ B. - L'amour du prochain.

 

Mais il y a quelque autre chose, et bien plus difficile : c'est l'amour du prochain : savoir, d'une créature qui, quelques perfections qu'elle puisse avoir en la terre, a mille imperfections aussi mêlées parmi; d'où vient qu'attirant d'un côté, elle rebute de l'autre. Mais en qui se rencontre même fort souvent, au regard de nous, de notre esprit, de nos inclinations, de tout ce que nous sommes, mille sortes d'antipathies et de contrariétés : fondement de mille contradictions, qui nous rendent souvent d'une alliance et d'une société non guère moins aisée que celle de la lumière et des ténèbres, du jour et de la nuit, des anges et des démons.

Et cependant, il nous faut aimer cette créature, nonobstant ses défauts et avec toutes nos antipathies et les siennes. Et il nous la faut aimer, chose étrange ! dans tout l'univers... N'y ayant

 

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point d'homme sur la terre, tel qu'il puisse être, qui ne soit notre prochain, et qui, en cette qualité, n'ait droit à notre amour et ne soit en quelque façon propriétaire de notre coeur, comme il l'est du sien même.

C'est-à-dire, il nous faut aimer, pour Dieu et parce que Dieu nous l'a commandé, un monde de créatures, si on ne regarde que ce qu'elles sont par elles-mêmes, très indignes de tout amour.

Une infinité de corps mal faits, d'aveugles, d'estropiés, de tordus, de bossus; une infinité d'esprits encore plus mal faits, et plus disgraciés de tous les dons de la nature, mais du Dieu même de la Nature; d'ingrats, de fourbes, de libertins, de cruels, de barbares, d'insupportables; de propres ennemis de nous-mêmes enfin, en la plupart de ces mauvaises qualités, et quelquefois en toutes.

Et il les faut aimer, non du bout des lèvres tant seulement ou de le superficie de l'âme, pour ainsi dire, mais du plus profond de son coeur, et sans aucune feinte. Et leur souhaiter à tous, comme à soi-même, non quelques petits biens, mais le souverain bien; non de longues années, mais l'éternité même; non quelque chétive gloire, mais la gloire de Dieu dans cette Eternité.

C'est trop peu dire qu'il le leur faut souhaiter ; il le leur faut procurer ; et le leur procurer de toute 'sa puissance, comme il le leur faut souhaiter de tout son coeur. Ce n'est pas encore assez, il faut croire très fermement que nous ne vivons sur la terre, dans le dessein de Dieu, en toute la société que nous avons avec les hommes, que pour attirer avec nous dans le ciel, en témoignage de l'amour que nous devons à Dieu; car c'est par là proprement que nous le lui témoignons avec assurance et en vérité : que pour attirer, dis-je, avec nous dans le ciel tous les hommes du monde. Nous liant très fortement pour cette grande fin, avec tous nos semblables sur toute la face de la terre, dans le corps de l'Eglise, et dans l'esprit de la vraie charité, pour n'aller jamais à Dieu qu'avec tout le monde. (L'Esprit du Christianisme, I, pp. 584-589.)

 
§ C. - morale et Religion.

 

Et puis, toute action humaine, à qui il ne manque rien selon les lois de la Morale et de la Philosophie civile et naturelle, n'est pas une action qui vous plaise, ni qui vous touche le coeur, ô mon Dieu ! Elle peut bien nous recommander devant les

nu.

 

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hommes, mais non pas devant vous... Pour être comme vous la demandez, il faut qu'elle soit chrétienne, et selon Jésus-Christ... Il faut qu'elle soit surnaturelle et fondée en la foi, puisqu'il est impossible de vous plaire sans la foi. Il faut qu'elle soit faite pour vous, comme auteur de la grâce et du monde nouveau, de la nouvelle créature, du nouvel homme ; et non pas seulement comme auteur de la nature et du monde visible. Il faut qu'elle tende à vous, comme vous êtes en vous-même, ad Deum ut est in se, et comme vous remplissez de vous-même dans la gloire et dans l'éternité les coeurs de tous vos saints. Il faut qu'elle ne cherche rien de la terre en la terre, ni du ciel même dans le ciel que vous seul... Il faut qu'elle vous envisage, qu'elle vous fasse hommage, qu'elle vous embrasse en la plénitude de votre Divinité ; en la Trinité de vos Personnes, comme Père, comme Fils, et comme Saint-Esprit. Car c'est ainsi que vous êtes et que vous subsistez en vous-même, et on ne vous regarde point selon la foi qu'on ne vous regarde ainsi. Et, partant, qu'elle vous envisage encore, qu'elle vous fasse hommage, et vous embrasse dans la pluralité de vos natures en la seconde de vos Personnes, par le mystère adorable de l'Incarnation, car vous n'êtes pas aussi désormais seulement Dieu ; vous êtes homme de plus, Homme et Dieu, Dieu et Homme tout ensemble, en la Personne de Jésus-Christ. Enfin il faut qu'elle soit... en nous une oeuvre du Saint-Esprit, qu'elle en ait tout l'impression, toutes les marques, et tout le caractère devant vos yeux, afin d'être faite entièrement selon... votre bon plaisir,... afin qu'étant pleine, et que n'y trouvant rien à redire, elle ne ressemble pas à celles de cet évêque de l'Apocalypse, à qui vous dites : Non invenio opera tua plena, ou de ce roi profane, en Daniel, à qui vous faites écrire par une main invisible : Appensus es in statera, inventus es minus habens. (L'Esprit, IV, p. 409-418.)

 
§ D. - Les Bénédictions des Etats.

 

Bénédiction aux Ministres d'Etat, qui ont toujours, non seulement auprès d'eux, mais encore par toutes les provinces, de perpétuels surveillants et pensionnaires du Prince, pour être incessamment. informés du véritable état de toutes choses partout. De tout le mérite des plus grands hommes en toutes conditions : de tout le démérite des méchants et les plus déréglés. Afin que, tenant un fidèle registre de toutes les choses et de toutes les personnes, ils les puissent mettre parfaitement en temps et lieu dans

 

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le rang et dans l'ordre où elles doivent être toutes perpétuellement mises devant les yeux et à la face du Prince.

 

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Bénédiction aux Confesseurs qui, aimant mieux gagner leurs pénitents pour Jésus-Christ que pour eux-mêmes et qui, surmontant en cela au regard des personnes de condition, mais particulièrement au regard des grandes dames, la plus grande de toutes les tentations, et qui est celle de retenir sur elles à quelque prix et danger que ce soit, le plus grand, le plus délicat et le plus délicieux de tous les empires, qui est celui qu'on possède sur les âmes, sur les esprits et sur les consciences, comme il n'y a guère de personne qui ne soit bien aise d'être flattée au plus fort même de la pénitence, ne les favorisent point dans leurs inclinations et les désirs de leur coeur, dans les passions de leurs âmes, dans les affections et les délices de leur chair, et qui ensuite pour ne leur mettre pas plus de doux coussins et accoudoirs sous la tête, toutes les fois qu'ils offensent, ne cherchent jamais à forcer et à contraindre malgré elle la loi de Dieu à s'accommoder à tout ce qu'ils veulent : mais les contraignent toujours plutôt eux-mêmes, de quelque condition qu'ils soient, de s'accorder avec la loi de Dieu, et de ployer humblement sous elle; à moins de quoi, ils les abandonnent, leur déclarant civilement et humblement, mais pourtant fortement et généreusement, qu'ils aiment mieux les quitter, que de les perdre en les flattant et en les abusant, et que de se perdre avec eux ; qu'ils en pourront trouver peut-être de plus habiles qu'eux et de plus résolutifs de toutes sortes de doutes, mais qu'ils craignent d'en trouver de plus présomptueux ; qu'il y a eu de tout temps de faux prophètes, et que les grands sont toujours le plus en danger de n'en avoir point d'autres, pour les conduire et pour leur promettre une paix qu'ils ne leur garantissent jamais, parce que Dieu n'est point de la partie, et qu'il ne la leur donne point avec eux. Mais qu'ils ne veulent pas être du nombre de ces faux prophètes, parce qu'ils ne savent que c'est que de tromper ni d'affronter personne, combien moins les plus grands et les plus grandes du monde.

 

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Bénédiction aux Prédicateurs qui, tout occupés à publier dans les chaires de vérité les seules louanges de Dieu et de ses Saints,

 

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ne s'amusent jamais à y publier les louanges des grands, de qui ils ont reçu ou attendent quelques faveurs ; comme le font quelques-uns qui, par le plus grand de tous les sacrilèges et de tous les adultères, faisant trafic de la plus sainte et de la plus sacrée chose du monde, qui est la parole de Dieu, pour s'acquérir par elle la bienveillance et la grâce, non de Dieu, mais des hommes, et singulièrement des grands, adulterantes verbum Dei, ne la débitent ordinairement devant eux qu'avec tous les artifices dont ils se peuvent aviser, pour les flatter par elle, et pour en attirer, comme avec des filets de tissure imperceptible tant elle est délicate, tout ce qu'ils en espèrent : ne cherchant ainsi jamais à les gagner que pour eux-mêmes, jamais pour Dieu.

Bénédiction aux Prédicateurs, qui prêchent toujours également aux grands comme aux petits, la pure vérité de l'Evangile. Et qui ne la déguisent jamais selon les affections des coeurs et l'inclination de la chair et du sang. Qui prêchent toujours tout l'Evangile, soit promettant ou menaçant, soit consolant ou foudroyant; soit éclairant agréablement de ses divines lumières, ou reprenant et tançant aigrement de ses plus sévères censures. Qui le prêchent toujours tout entier pour tous ou contre tous, en toute vérité, sans aucune insolence.

Bénédiction aux Prédicateurs, qui ont trouvé le secret, avec le Roi Prophète, d'annoncer même à la face de tous les grands, de la manière la plus délicate du monde, mais la plus efficace en même temps, toutes les paroles de la bouche de Dieu. Qui ont trouvé comme lui le secret de tout dire, de dire tout sans flatter, de dire tout sans choquer. Qui, nouveaux artisans de mille artifices et secrets d'éloquence, pareils à l'éloquence du prophète Nathan, ont trouvé l'industrie de ne jamais choquer, quoique pourtant ni ils ne cachent jamais rien, ni ne flattent jamais. Car voilà les trois choses à quoi tous les prédicateurs des grands doivent perpétuellement s'étudier. La première, à ne les choquer pas, car il les faut attirer, et non pas les rebuter. La seconde, à ne les flatter pas ; car ce n'est pas la flatterie qui les sait le mieux gagner : c'est la sincérité, c'est la charité, c'est le vrai zèle, quand ils ne peuvent pas douter que l'on en ait pour eux. Le troisième, c'est de ne leur rien cacher de toute la loi de Dieu, afin que, la connaissant toute, ils la puissent accomplir et qu'ils ne soient pas de ceux qui, ne la gardant qu'en quelques-uns de ses articles, sont autant sujets à la damnation éternelle que s'ils ne l'avaient gardée en aucun de ses points.

 

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Bénédiction aux Religieux qui, véritablement épris d'un très sincère amour de la pauvreté, pour imiter cordialement en cela la divine pauvreté de Jésus-Christ, se dépouillent pour jamais de toute propriété de biens en particulier et même de toute affection d'abondance et de surabondance de biens en commun. Car qu'est-ce de ne rien posséder sous le titre de propriété, si rien ne manque jamais sous le titre d'usage? Et de ne rien toucher à rien par ses propres mains, si par les mains d'une riche communauté et à qui rien ne manque du tout, on touche tous les jours avec abondance, non seulement le nécessaire, l'utile et l'agréable, mais encore fort souvent le superflu même de tout cela.

Bénédiction aux Religieux qui ne se désapproprient pas moins de toute la gloire du monde par la véritable humilité qu'ils le font de tous ses biens par la pauvreté. Car, - comme les biens de la gloire sont les biens de l'esprit et qu'il ne faut pas moins à un religieux être pauvre de ses biens, pour n'avoir pas moins la pauvreté d'esprit que la réelle pauvreté des biens du corps - il doit se désapproprier de toute la gloire du monde, soit dans son particulier, soit dans le corps de sa communauté (si ce n'est qu'il la veuille très purement en l'une et l'autre manière pour la seule gloire de Dieu).

Bénédiction aux Religieux qui ne se laissent jamais tenter de la plus furieuse de toutes les jalousies, qui est la jalousie de la gloire de leur communauté, qui, leur faisant mépriser tout autre communauté, les font s'élever par ce mépris non seulement dans toute la gloire de leur propre communauté, mais encore, par elle-même, au-dessus de la gloire de toutes les autres de l'Église. En sorte que, par tous ces degrés d'élévation où est facilement toute âme qui n'a point d'humilité, le plus indigne d'un corps se trouvera bientôt lui seul, devant ses propres yeux, plus grand et plus glorieux. que tous les Ordres ensemble. L'humilité veut que l'on se désapproprie même de ses propres bonnes œuvres, qui ne sont point, en somme, comme de nous, et que nous en cédions toute la gloire à Dieu, qui, par après, nous en donnera telle part qu'il lui plaira. Combien plus demande-t-elle que l'on se désapproprie de toutes les oeuvres d'autrui et de toute la gloire qui les suit et qui les accompagne?

 

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Bénédiction aux Financiers du Roi, qui, d'abord qu'ils entrent dans les finances, posent des bornes à leur ambition, à leur avarice, à leur prodigalité, à toutes folles et insensées, à toutes iniques et insolentes dépenses.

Bénédiction aux Financiers du Roi, qui, ne se voyant pas assez forts pour résister eux-mêmes à la tentation générale, qui a corrompu jusqu'ici tous les financiers de l'Etat, qui est de ne poser aucune borne à leur ambition et à leur avarice, seraient ravis qu'il y eût une bonne règle établie pour tous ceux qui manieraient les finances du Prince, afin qu'ils ne profitassent pas à l'infini sur les peuples, sur lesquels ce ne peut jamais être l'intention du Roi qu'ils gagnent à l'infini ; et que tous rendissent compte fidèlement de ce qu'ils auraient profité de leur administration, afin que le Roi, leur en laissant un gain raisonnable, il en retirât le reste pour le soulagement des peuples et pour en diminuer d'autant à l'avenir les tailles et les subsides.

Bénédiction aux Financiers du Roi qui supposent, comme une maxime indubitable, que l'intention du Roi n'est jamais qu'ils ruinent les peuples ou qu'ils les réduisent à une si grande extrémité qu'ils soient fort proches de la ruine totale. Car c'est un crime que de mal interpréter l'intention du Roi, qui ne peut jamais être - étant toujours très raisonnable et très sainte, comme il la faut toujours supposer - telle qu'on ruine ses sujets; la ruine de ceux-ci étant sa propre ruine à lui-même. Or personne agissant de bon sens ne se veut ruiner et, partant, ce serait un blasphème de croire que le Roi le voulût.

Bénédiction aux Financiers qui croient fermement que, quand le Roi accorde un parti sur son peuple, qui doit extrêmement affaiblir et ruiner une infinité de pauvres gens, sur la ruine desquels s'élève en un instant une prodigieuse fortune de partisan, pas une de ces deux choses n'a été l'intention du Roi, comme pas une des deux n'est réglée, et qu'il n'en peut avoir que de réglée, quand il n'est pas surpris et qu'on ne lui déguise pas les choses, les lui faisant entendre de toute une autre manière qu'elles ne sont. Comme il est assuré qu'on les lui a déguisées, quand elles en viennent à ces deux extrémités de la ruine du pauvre peuple et de la prodigieuse fortune du partisan et, partant, que celui-ci ne peut jouir en conscience du droit qu'il semble avoir du Prince, parce que, ne l'ayant que par surprise et par mauvaise foi, il ne l'a pas en vérité, quoiqu'il semble l'avoir.

Bénédiction aux Financiers et partisans qui ne ressemblent pas à ceux qui sont pires que les plus grands usuriers, et qui prêtent à de plus grosses et plus exorbitantes usures aux particuliers d'un Etat, lorsqu'ils les voient fort incommodés dans leurs affaires;

 

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prêtent même à leur Roi dans les plus grands besoins de l'État, à des usures si immenses et si prodigieuses que, ne le pouvant pas ruiner Iui-même ils en ruinent totalement, à chacune de leurs grandes usures, une infinité de ses sujets. Car est-il permis d'être usuriers envers le Prince, non plus qu'envers ses sujets? et ne doit-on pas, traitant avec lui, y traiter de bonne foi et se contenter, sur lui et sur son peuple, de profits raisonnables, vu que sans doute, étant extrêmement excessifs, ils sont excessivement usuraires, et partant, en cela même confiscables par toutes sortes de saintes lois, sur ceux qui les ont mal acquis.

Bénédiction aux Intendants des Finances qui, établis par le Prince pour surveiller et donner ordre à ce qu'elles ne soient jamais maniées que par des mains toutes pures et innocentes, et qu'elles soient toutes traitées et employées comme choses sacrées ainsi qu'elles le sont en effet, puisqu'elles sont les travaux et les sueurs des peuples, puisqu'elles en sont le meilleur sang, et la plus pure substance, s'y comportent toujours très saintement et religieusement...

Bénédiction aux Intendants des Finances, qui, au lieu de régler les Finances, ne sont pas les premiers à les dérégler et à les tirer tant qu'ils peuvent à leur propre usage, à les enfermer dans leurs coffres, au lieu de ne les employer jamais que saintement aux usages publics et à ne les enfermer que dans les coffres du Roi... (L'Esprit, I, 6o6-7oo.)

 
V. - Le P. DE CLUGNY ET LA CONFESSION BRUSQUÉE (cf. t. VII, pp. 292, 293).

 

Voici, à ce sujet, un passage de Duguet, dans ses Avis propres à conserver une piété fervente. (Lettres sur divers sujets de morale et de piété, I, pp. 86, 87.)

 

« Allez (au Confesseur) tous les huit jours. S'il arrive que vous tombiez dans quelques fautes un peu plus importantes, ou par elles-mêmes, ou par les circonstances - (vénielles, néanmoins, semble-t-il) ; portez-en la confession devant Dieu pendant quelques jours ; ne vous hâtez pas d'en décharger votre conscience par une prompte confession, qui la séduirait plutôt par un faux calme, quelle ne la guérirait; et tâchez d'expier par vos gémissements et par des actions contraires, ce qu'on ne se hâte d'ordinaire de confesser que pour l'oublier. »

 

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VI. - LOUIS BAIL, LE PUR AMOUR ET LES « SUPPOSITIONS IMPOSSIBLES »

 

Les mille et mille formules de l'acte du pur amour que l'on rencontre chez nos spirituels français du XVIIe siècle les moins suspects de quiétisme, rempliraient un in-folio. Elles se ressemblent, d'ailleurs, toutes; niais en voici une qui me paraît assez originale.

« O ! s'il était possible de vous faire accroître en quelque bien, de toute là force de mon être, je voudrais vous le procurer ; je voudrais être tout désir pour vous le souhaiter.

« Si je l'avais en moi, j' y voudrais renoncer, pour vous le faire posséder... Et, si, par impossible, vous n'étiez pas ce que vous êtes, si heureux et parfait, si, aux dépens de tout mon être, vous le pouviez être, je voudrais plutôt ne pas être du tout, afin que vous fussiez ce que vous êtes, infiniment beau, infiniment parfait.

« Mais qu'est-ce de cela? Mon être est tout chétif et misérable... Mais, s'il m'était loisible d'en souhaiter un autre plus... éminent, je ne voudrais pas que ce fût pour une autre raison, sinon qu'ayant seulement l'être que vous m'avez donné, j'ai trop peu de chose à perdre pour votre amour...

« Que j'aimerais mieux n'être pas du tout, plutôt que vous cessassiez d'être... Et, quand j'aurais perdu mon être... et que remis dans l'abîme de mon néant, je ne serais plus du tout, ce ne serait qu'une créature anéantie, dont le monde s'est toujours bien passé... Mais vous, mon Dieu,... O ! tout seul. 0 ! unique vraiment nécessaire, vivez plus que l'éternité.

« O Dieu de toutes mes affections, je vous désire pour toute l'éternité vos perfections infinies; et, quand il ne s'agirait que d'une seule, si, pour wons conserver le moindre degré d'icelle, quand ce ne serait que pour un seul moment, il était nécessaire que j'endurasse des peines éternelles, quand même elles seraient pareilles ou bien plus grandes que celles des damnés, je désirerais plutôt de les souffrir que non pas de voir la perte d'une seule de vos perfections, ou d'un seul de leurs degrés...

« Quand vous me haïriez, je voudrais vous chérir ; quand vous m'étoufferiez, je voudrais respirer après vous; et quand vous me damneriez, je voudrais toujours vous aimer, à cause que vous êtes, en vous-même, infiniment beau et digne d'un amour infini. » (Les actes intérieurs d'amour de Dieu, par Louis Bail, Docteur en théologie et Sous-pénitencier de Paris. Paris, 1634, pp. 4o-51.)

 

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VII. - PAGES CHOISIES DU FAISCEAU DE MYRRHE (cf. t. VII, 2° partie, ch. V).

 
§ A. - Les activités de piété.

 

Il faut remarquer que ce dernier état porte le nom de passif, pour le distinguer des deux premiers ; ce qui ne fait pas que l'âme, quelque perfection qu'elle puisse avoir, soit entièrement passive et sans action. Car il faut nécessairement qu'elle agisse et qu'elle opère en tous les trois états. La différence qu'il y a, c'est que, dans les deux premiers, l'âme se sert de tout, tant du dehors que du dedans, pour chercher Dieu, pour le trouver et s'encourager à l'aimer; et pour ce sujet, elle met toutes ses troupes en campagne, pour venir à bout de son dessein. Il n'y a rien en sa puissance dont elle ne se serve, pour remporter la victoire et pour tâcher de s'unir encore de plus en plus à son Bien-aimé. L'imagination travaille par toutes sortes de représentations ; la mémoire rappelle tout le temps passé ; l'entendement rôde par mer et par terre, par un flux et reflux de raisonnements et de discours produisant continuellement de nouvelles pensées; et la volonté, éclairée par l'entendement, se multiplie sans cesse et sans relâche, par des actes de foi, d'espérance, de confiance et d'amour, afin de trouver place dans le sein de son Père, de son Maître et de son Seigneur.

 
§ B. - Dernier état.

 

Dans ce dernier état, l'âme opère agréablement, suavement, sans peine et sans aucun travail ; et pour faire voir qu'il est d'une nécessité absolue que l'âme agisse en cet état si parfait, il faut, premier que de recevoir toutes ces richesses et tous ces

trésors, qu'elle s'ouvre et qu'elle leur donne une libre entrée, par un véritable consentement : or elle ne peut pas consentir, étant aveugle, qu'elle ne soit illuminée et éclairée par l'entendement. Il faut donc conclure absolument que, même dans ce troisième état, l'entendement et la volonté opèrent infailliblement, mais très parfaitement, très noblement, et, pour ainsi parler, imperceptiblement.

 
§ C. - De l'opération de l'entendement.

 

Quoique l'entendement élevé par la foi illumine la volonté, il ne sait pas toutefois comment cela se fait; ce n'est plus par un raisonnement, n'en étant plus capable dans le temps de l'union

 

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de l'âme avec Dieu, mais bien par une pure notion, et une simple intelligence qu'il communique à la volonté, sans le connaître ni savoir, ne sachant pas qu'il connaisse et qu'il entende ; et si, par hasard, il connaît qu'il entend, il ne saurait dire ce que c'est qu'il entend, et comme il entend; il n'y a que ceux qui ont passé par là qui sachent ce que je veux dire.

 
§ D. - De l'opération de la volonté.

 

La volonté ainsi éclairée n'opère plus en produisant à son ordinaire plusieurs actes, en les multipliant, en les répétant, et en les renouvelant. Mais, tout au contraire, elle opère par un acte très pur, très simple et continu ; sans discontinuation, ni interruption ; ou, pour mieux dire, la volonté trouve cet acte comme tout formé en elle-même , par lequel acte elle ne respire plus que d'être toute à Dieu; et, pour jouir de son divin Amant, elle renonce à soi-même ; elle renonce à toutes les créatures ; elle renonce à la terre, au Ciel et à tout le monde ; elle n'a aucune attache, et même ne prend aucun plaisir aux dons de Dieu, pour grands qu'ils soient, elle n'a plus qu'un Dieu en but et en vue; et il n'y a que la divine essence qui la puisse contenter. (Bien entendu il ne s'agit pas ici de l'acte unique et continu que rêvent les quiétistes.)

 
§ E. - Ce simple regard de l'âme s'augmente et se fortifie.

 

Plus l'âme avance et se perfectionne dans ce dernier état et dans ce dernier degré, ce regard intérieur, ou cette vue intérieure devient plus simple, plus pure, plus claire, plus forte, plus vive, plus grande, plus excellente, plus parfaite et plus unissante l'âme avec Dieu. Il y a quelque chose dans cette belle âme que Dieu seul connaît et que l'homme ne saurait comprendre, par laquelle l'âme est imbue et pleinement informée de tout ce qu'il faut qu'elle fasse, et de tout ce qu'il faut qu'elle évite, pour être agréable à Dieu, et pour accomplir entièrement et parfaitement sa volonté en toutes choses.

Cela se forme, ou plutôt se trouve formé dans le centre et dans l'essence de l'âme, dans un instant, dans un moment et dans un clin d'oeil, sans aucun raisonnement, ni application d'esprit, qui nous soit connue. Cela pénètre l'âme, cela demeure gravé et imprimé dans sa substance, quelque dissipation qu'elle puisse avoir pour le dehors ; et cela s'augmente et se fortifie toujours en elle. La volonté y acquiesce, s'y soumet et s'y abandonne,

 

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avec une joie que nous ne saurions concevoir, ni dire, ni exprimer ; et, par ce consentement doux, suave et imperceptible de la volonté, l'âme se trouve toute transformée en Dieu, sans pourtant rien perdre de son être, de sa substance et de son essence; elle devient déiforme et semblable à Dieu : c'est-à-dire, ce n'est plus l'âme qui agit, mais c'est Dieu qui opère, qui agit et qui travaille en elle et pour elle ; cette bonté divine la réduit au néant par toutes ces faveurs, et plus elle se trouve anéantie, plus elle se trouve remplie de la divine essence, qui la relève d'autant plus qu'elle s'estime indigne de paraître devant les yeux de sa divine Majesté.

L'âme, en cet état, est toujours écrasée, elle n'en peut plus, les forces lui manquent, elle croit qu'elle va, ce coup ici, se séparer de son corps, elle ne saurait plus que faire ni que dire, elle ne sait plus ce qu'elle doit demander, elle est obligée de garder le silence extérieurement; elle demeure là comme une pauvre folle et comme tout hébétée, quoique cela ne soit pas ; sinon qu'elle sent, sans sentir ; ou plutôt qu'elle trouve en soi quelque chose, qui dit, sans pourtant rien dire : Me voilà, faites en moi, de moi et pour moi, tout ce qu'il vous plaira ; puisque je ne suis plus à moi, et que j'y ai renoncé de bon coeur, pour être toute à vous et sans aucune réserve, comme une cire molle entre les mains du cirier.

 
§ F. - « J'ai connu ».

 

J'ai connu plusieurs bonnes âmes, hommes et femmes, qui respiraient en toutes sortes de temps (et principalement après avoir communié) une odeur si suave, si odoriférante, si charmante et si agréable qu'ils en étaient surpris et tout étonnés et qui m'assuraient qu'il n'y a point d'odeur sur la terre, qui approche et qui puisse être comparée à celle qu'ils respiraient et qu'ils ressentaient dans ces temps-là.

Je me suis entretenu plusieurs fois avec certaines âmes qui, s'approchant de nos autels pour communier, trouvaient tout en repos et en paix chez elles. Et comme des soldats, qui sont en garde, se rangent à leur devoir et se mettent en haie, pour recevoir quelque grand seigneur qui fait son entrée dans la ville, l'âme, qui veut s'asseoir et participer à la table de son Maître, imite et se comporte comme ces soldats rangés en haie et à leur devoir; elle trouve par expérience en soi-même, quelque chose qui l'assure et la rend très certaine qu'elle va recevoir ce grand Dieu des armées ; et, dans le même moment, tous les sens extérieurs et intérieurs, toutes les passions et toutes les puissances

 

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se rangent en haie, je veux dire, gardent le silence, et sont dans le respect ; rien ne branle, et on ne fait point de bruit au logis, pendant tout ce temps-là, ni extérieurement, ni intérieurement.

Il y a des âmes si pleines de Dieu et de ses grâces qu'elles ne savent point là où elles sont, ni ce qu'elles font ; et bien souvent, dans ce temps-là, elles ne connaissent personne. Si elles pouvaient parler dans certaines rencontres, elles diraient des choses admirables, quoique très souvent sans suite, mais toujours bonnes et saintes. Quand on les voit en train de parler, il ne les faut pas laisser sortir, d'autant que le monde n'est pas capable de concevoir ces choses-là.

Ce ne serait jamais fait, si on voulait et si on osait rapporter seulement une partie des choses que le torrent de la grâce opère dans ces âmes élevées et choisies, pour être les épouses de l'Agneau sans tache et sans macule. Il les faut passer sous silence, pour la plus grande gloire de Dieu, qui les fera connaître par quelque autre voie, quand il le voudra ; et afin de rendre témoignage à la vérité, je proteste que c'est dans mon prochain que toutes ces choses se sont passées et se passent encore assez sou-vent, et non pas en moi.

 
§ G. - Les épreuves.

 

Outre tout cela, son entendement, ce lui semble, est dans les ténèbres et dans la dernière obscurité; sa volonté est dans un grand aveuglement et toute pervertie ; à ce qu'elle pense, elle croit ne connaître plus Dieu, et se trouve dans une grande, ou plutôt, à ce qu'elle conçoit, dans une totale impuissance de rien penser ni dire ni faire pour Dieu. Elle croit, pour ainsi dire, qu'elle est réprouvée, que Dieu l'a entièrement abandonnée et qu'il ne se souvient non plus d'elle que si elle n'avait jamais été au monde. Elle est aussi fort tentée de croire qu'il n'y a ni Dieu ni Paradis ni Purgatoire, -ni Enfer. Tout cela lui est comme insensible et ne la touche en aucune manière, à ce qu'elle dit ; elle n'est pas capable d'y penser, d'y faire la moindre réflexion et d'en avoir le moindre souvenir. Elle en demeure là, sans se hausser ni baisser, quoi qu'on lui puisse dire. Elle ne quitte pourtant pas ses exercices, quant à l'extérieur, quoiqu'elle soit persuadée qu'elle est là (j'entends dans le temps de ses oraisons) comme une bûche et comme un morceau de bois, qui n'est propre à rien. Quoiqu'elle ne sente point en soi d'aversion du péché, elle ne le commet pourtant pas, quand l'occasion s'en présente ; et, encore bien que Dieu la laisse quelquefois longues

 

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années dans tous ces états, de soi si fâcheux et si pitoyables, elle n'en fait ni plus ni moins; elle n'en dit mot, elle ne s'en plaint point, elle ne demande point d'en être délivrée ; disons plus, que la pensée ne lui vient pas d'en demander la délivrance ; demeurant immobile (comme si elle était insensible comme une pauvre stupide, comme une pauvre hébétée, et comme une pauvre folle).

Je pourrais répondre fort facilement et avec vérité que la sagesse humaine n'a jamais compris et ne comprendra jamais les desseins et les secrets de Dieu sur cette pauvre âme (en apparence), mais très riche dans son fond, quoiqu'elle ne le sache et qu'elle ne le connaisse pas; et que le coeur humain ne peut être connu et pénétré que de Dieu seul.

Je dis donc maintenant (pour satisfaire le plus simplement qu'il me sera possible à la demande qu'on m'a faite, touchant cette bonne âme qui nous parait si faible, si faillie et si dénuée, tant pour le dedans, que pour le dehors; tant pour la partie inférieure, que pour la partie supérieure; tant pour le temporel, que pour le spirituel ; et de la part des hommes et même de la part de Dieu) qu'elle n'a jamais été si agréable, qu'elle n'a jamais été si heureuse, ni si intimement unie à son Epoux, etc., et qu'elle n'a jamais tant agi, ni opéré si continuellement (mais imperceptiblement), si noblement, ni si avantageusement, comme elle fait maintenant; quoiqu'il lui semble qu'elle a tout perdu, et qu'il n'y a plus rien à espérer pour elle.

La raison, c'est que l'entretien de l'âme avec Dieu, au dedans de nous, est d'autant plus noble et plus parfait qu'il est plus dégagé de la matière, des sens et des puissances, tant inférieures, que supérieures, que moins elles y contribuent, que moins elles y participent et qu'elles y ont moins de part.

Dans le cas proposé, tous les sens et toutes les puissances y contribuent moins, et y ont moins de part que jamais. Et par conséquent, cette pauvre idiote, en apparence, ne s'est jamais entretenue avec son Epoux, si noblement et si parfaitement, au dedans de soi, comme elle fait maintenant, quoi qu'elle ne soit pas capable de le croire et qu'il soit impossible à qui que ce soit de lui persuader; (non pas par opiniâtreté, ni pour être aheurtée à son propre jugement) mais elle s'accuse soi-même, confessant ingénuement et avec une grande simplicité, que toutes ses infidélités méritent bien tout ces châtiments et infiniment au delà.

Ce qui surprend ceux qui conduisent cette pauvre abandonnée de Dieu (en apparence), quoiqu'elle lui soit plus chère que jamais;

 

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et ce qui les étonne extraordinairement, par faute d'expérience et pour n'avoir jamais rien vu ni entendu parler de chose semblable, c'est de la voir maintenant, dans un état si déplorable et si digne de compassion, à ce qu'ils croient (quoique, dans la vérité, elle n'ait jamais été mieux avec Dieu), après l'avoir vue autrefois si forte, si courageuse et si généreuse que ni le monde, ni l'Enfer, ne l'eussent pas fait trembler ; et il n'y avait rien dans ces temps-là, qu'elle n'eût entrepris et qu'elle n'eût surmonté, à la pointe de l'épée et au péril de sa vie, pour l'amour de son Dieu.

Messieurs les directeurs sont d'autant plus surpris de la voir en cet état, duquel ils ne la tireront jamais, quoi qu'ils fassent pour cela, qu'ils l'ont vue autrefois tout autrement. Ils se disent les uns aux autres, en particulier et avec grande compassion : d'où vient qu'elle raisonnait si bien autrefois, qu'elle avait de si bons sentiments, tant de courage, tant de lumières, si sensible et si zélée pour tout ce qui regarde l'honneur de Dieu, qu'elle faisait tant de bonnes résolutions, et qu'elle les exécutait encore mieux, etc., et aujourd'hui, nous n'y trouvons plus rien de tout cela.

Je dis en répondant et je réponds en disant : tant mieux, pour les raisons que j'ai alléguées ci-devant; laissons son Époux seul avec elle, il ménagera ses forces ; elle se reposera, en quelque façon, quant à la partie inférieure ; mais elle n'aura jamais de repos quant à la partie supérieure, qui travaillera plus que jamais.

 
VIII. - PAGES CHOISIES DE BILLECOCQ

 

Faute de place, j'ai dû renoncer au chapitre que je m'étais d'abord promis de consacrer au P. Billecocq et à son excellent livre : Les voies de Dieu. Toutes les voies de Dieu sont miséricorde et vérité envers ceux qui cherchent son alliance et ses lois. Paris, 1693. Du moins en trouvera-t-on ici quelques extraits qui me paraissent d'un vif intérêt. Billecocq n'est en somme qu'un autre Piny, mais moins tendu que le grand.

 
§ A. - Critique de l'action.

 

On loue les hautes vertus des âmes ferventes qui sont jour et nuit dans l'action, toujours portées au plus grand bien, et qui courent avec joie dans la voie des bonnes oeuvres ; mais le sage trouve encore de plus hautes vertus dans les âmes qui souffrent leurs maux avec l'esprit de Dieu.

 

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L'homme patient, dit Salomon, vaut mieux que le courageux. Vaincre la volonté, assujettir ses sentiments et soumettre son esprit, par une foi humble et par une souffrance paisible des injures et des maux, c'est un courage, non des hommes ni des anges, mais de l'esprit de Dieu et de la grâce toute-puissante de Jésus-Christ. C'est là le courage véritablement héroïque. Ce sont là les victoires que les martyrs et les saints ont remportées. C'est là la gloire que le monde ignore, que les superbes méprisent et que Dieu couronne.

Le patient vaut mieux que le courageux. Il y a quelque chose de plus grand, et de plus saint dans la souffrance que dans l'action. Il faut plus de vertu pour souffrir que pour agir. On se prépare à l'action, mais on souffre assez souvent des maux qui surprennent et qu'on n'attendait pas. Il y a toujours quelque chose de nous dans nos oeuvres les plus saintes. Elles ne se font point sans le choix de notre volonté qui s'y porte, et qui ne les fait que parce qu'elle les veut faire avec moins de peine, quoiqu'on ne les fasse pas toujours sans répugnance ? Mais il n'y a rien des justes dans leurs afflictions. Elles sont toutes de Dieu qui les leur envoie. Aussi ne les souffrent-ils qu'avec une patience toute divine.

Le patient vaut mieux que le courageux. L'âme qui agit toujours par l'esprit de Dieu, acquiert, à la vérité, un grand nombre d'excellentes vertus, étant dans un exercice presque continuel de piété. Mais le juste qui souffre ses maux avec confiance possède en un moment ce que l'autre n'a qu'en bien du temps. L'âme la plus courageuse ne pratique pour l'ordinaire les vertus que successivement, tantôt l'une, tantôt l'autre, selon l'occasion qu'elle en a. Mais ne se trouvent-elles pas toutes comme ramassées dans les afflictions des saints, où l'on voit toujours paraître avec éclat, en même temps la foi, l'espérance, l'amour de Dieu, la charité du prochain, l'humilité, la patience, la douceur, le renoncement de soi-même, la mortification et toutes les vertus, qui font les grands justes ? Ce que le Sage nous a voulu marquer

par ces paroles : Leur affliction est légère, mais elle les dispose à de grandes choses c'est-à-dire à tous les dons de Dieu.

 
§ B. - Connaissance expérimentale de la grâce.

 

Il est vrai aussi que nul ne sait s'il  a la grâce de Dieu, selon le saint concile de Trente et, par conséquent, si les oeuvres de piété qu'il fait tous les jours sont agréables à Jésus-Christ : ce qui n'afflige pas peu quelquefois les âmes les plus justes, parce qu'elles craignent, tout ensemble, et de n'avoir point l'amour de

 

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Dieu, qu'elles désirent néanmoins d'aimer de tout leur coeur, et de ne rien faire qui lui plaise.

Mais pourquoi nous troublons-nous de ce que nous ne savons point ce que Dieu ne veut pas que nous sachions? Est-on moins saint devant Dieu, pour ne savoir pas qu'on est saint ? Aurait-on plus de grâce et plus de vertu, quand on saurait que l'on en a? Faut-il le connaître, pour en avoir? Et combien serait-il dangereux qu'on se laissât aller dans l'orgueil, si l'on savait qu'on a les dons des justes ? C'est une ignorance heureuse, que d'ignorer le bien qu'on fait. Plusieurs se sont perdus, parce qu'ils ont cru le savoir.

Les oeuvres des saints plaisent-elles moins à Dieu, quoiqu'ils ignorent qu'elles lui agréent ? Est-il nécessaire que Dieu nous dise qu'il nous aime, pour en être aimé ? Notre avantage est que cela soit, et non pas que nous le connaissions. Dieu nous cache ce que nous lui sommes, ne désirons pas savoir ce qu'il nous est, jusqu'à ce qu'il se montre à nous dans le ciel.

Ils ont quelques mouvements intérieurs de piété, qui les font espérer qu'il est en eux ; mais il ne les en assure pas. Ils voient quelques traits de Dieu dans leurs vertus ; mais ils ne présument pas que Dieu y soit lui-même.

Ils verront là-haut face à face ce qu'ils n'ont eu ici-bas que caché. Les plus saints ne connaissent maintenant qu'imparfaitement qu'ils sont à Dieu : mais, lorsqu'ils seront devant lui, ils connaîtront clairement qu'ils l'auront adoré en ce monde, en esprit et en vérité, et avec un coeur plein d'un amour sincère, comme Dieu connaît qu'ils l'adorent et qu'ils l'aiment en effet.

Et cependant, quoiqu'ils ne sachent, ni s'ils croient et espèrent en Dieu, comme les grands justes ont toujours cru et espéré en lui, ni s'ils ont son amour, il n'est pas moins vrai pour cela, que la foi, l'espérance, la charité, ces trois excellentes vertus demeurent en eux. Et si elles y demeurent, n'est-ce pas assez? Dieu les y a mises, Il sait qu'elles y sont, cela suffit. Nous les y trouverons à la mort, si nous sommes assez heureux pour n'avoir point, en ce dernier moment, de péché qui les ait détruites. Il n'y a nul besoin que le juste connaisse ses bonnes oeuvres. Cette connaissance n'en augmenterait ni le nombre, ni le mérite. Elles font en lui le trésor dont il est parlé dans l'Evangile, qui doit être caché, pour n'être point dérobé : car ce qui est surprenant, c'est que celui qui possède les dons de Dieu se les ôterait peut-être lui-même par sa présomption, s'il savait qu'il les a.

Et on peut très bien appliquer ici cette parole du Sage : Il y a des justes, leurs oeuvres sont dans la main du Seigneur. Elles

 

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sont dans la main de Dieu, parce que c'est par lui qu'ils les font; mais elles sont encore dans la main de Dieu, et non dans 1a main des justes, qui les ont faites, parce que, selon quelque sens, Dieu les leur ôte en les leur cachant, pour les leur conserver. Elles sont dans leur coeur, mais non pas dans leurs mains, parce qu'ils ne les voient pas. Et Dieu ne veut pas qu'elles soient dans leurs mains où on les verrait, mais dans leur coeur où elles sont cachées, afin que nulle créature ne les leur ravisse. Elles sortent du coeur de Dieu, et retournent en ses mains, parce que le même amour, qui l'a porté à leur donner la grâce de les faire, le porte à empêcher qu'ils ne les perdent.

Si les justes connaissaient leurs oeuvres, elles seraient comme entre leurs mains, pour en disposer, et plusieurs peut-être en disposeraient très mal ; mais, ne les connaissant pas, ils les ont, comme s'ils ne les avaient point; ce qui empêche qu'après avoir fait le bien, ils ne le détruisent par l'orgueil qui, selon saint Augustin, est le poison de toutes les bonnes oeuvres. Et les actions des justes étant au contraire dans la main du Seigneur, où peuvent-elles être mieux conservées ? La même main invisible, par laquelle ils les ont formées, les fait croître, les nourrit et les conserve dans leur coeur, où elle les a cachées.

N'ayez point d'inquiétude de ce que vous ne savez pas, ni si vous êtes dans la grâce de Dieu, ni par conséquent si vos oeuvres de dévotion lui sont agréables. Laissez-les entre les mains de Dieu après que vous les avez faites. Elles sont bien là. Elles ne seraient pas si bien entre vos mains, c'est-à-dire si vous. les connaissiez. Dieu garde lui-même votre trésor. Peut-il être plus fidèlement et plus sûrement gardé? Il vous le découvrira au moment de la mort; et alors vous verrez avec joie tout le bien que vous aurez fait durant la vie.

 
§ C. - De l'incertitude du salut.

 

On confesse enfin que l'incertitude du salut, cette ignorance dans laquelle nous sommes de notre prédestination ou de notre réprobation, jette quelquefois les âmes les plus saintes dans des appréhensions et des peines horribles. Mais Dieu nous a-t-il créés pour l'enfer? A-t-il donné la vie pour nous donner la mort? Il nous a donné l'être pour nous donner le ciel ; et il est mort pour nous faire vivre. Nous sommes les ouvrages de ses mains, et l'image de ses grandeurs : détruira-t-il ce qu'il a fait? Fera-t-il périr l'homme dans lequel il s'est gravé lui-même ? Nous sommes le prix de son sang : perdra-t-il lui-même ce qui

 

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lui a coûté si cher? Se serait-il fait notre souverain bien, s'il voulait nous jeter dans le plus grand mal, en nous privant de Dieu? Il est tout ensemble notre Dieu, notre Sauveur, notre Père, comme il s'appelle lui-même dans les saintes Ecritures ; et toutes ces qualités si tendres et si aimables ne le portent-elles point à nous attirer. à lui, pour nous rendre heureux du bonheur dont il est heureux lui-même ?

Et si nous disons que nous sommes pécheurs et que nous ne méritons point d'être appelés enfants de Dieu et de participer à son héritage : ne nous répond-il pas lui-même que le Fils de l'homme est venu, pour sauver ce qui était perdit; qu'il est venu, non pour les justes, mais pour les pécheurs ? Peut-il vouloir nous damner après être venu, pour nous sauver?

Notre salut est entre ses mains, à la vérité, mais peut-il être en plus grande sûreté, lui qui est toute bonté et toute puissance? Qui sait mieux que Dieu nous conduire par la voie, par laquelle nous devons marcher, pour arriver au Ciel, lui qui voit nos dispositions? Qui connaît mieux que lui les grâces particulières dont nous avons besoin, pour mériter la gloire des saints, lui qui peut seul nous donner les dons sans lesquels nul n'est sauvé?

Notre salut est sans doute bien plus entre les mains de Dieu, qui peut empêcher tout ce qui nous peut perdre, qu'entre les nôtres à nous, qui sommes si portés au mal, et si faibles pour résister, et qui avons si peu de courage, pour faire le bien. Si Dieu donc abandonnait les hommes tout à fait à eux-mêmes, nul ne serait sauvé. Car quiconque se sauve ne le fait que parce que Dieu empêche par la grâce qu'il ne se damne. Et, au contraire, l'âme qui se perd, ne tombe en ce dernier malheur que par elle-même, selon cette parole de Dieu dans son Prophète : Votre perte, ô Israël, ne vient que de vous, tout votre secours vient de moi seul.

Rien ne nous peut damner que le péché, et le péché vient de nous, sans que Dieu y ait aucune part. Mais tout le secours que nous recevons, pour nous retirer du péché, ou pour nous empêcher d'y tomber, vient de Dieu seul, qui est l'unique source de notre salut.

Ainsi, bannissons de notre pensée toutes les inquiétudes qui nous accablent, par la crainte de n'être pas sauvés : ce qui ne vient assez souvent que de l'amour-propre. Plusieurs craignent de perdre Dieu, non qu'ils l'aiment, mais parce qu'ils s'aiment eux-mêmes. Ils craignent, non d'être privés du ciel, mais de

 

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tomber dans l'enfer. Et si Dieu n'avait pas fait d'enfer, peu se mettraient en peine d'aller au ciel.

Mais, soit que ce soit par motif de crainte, soit que ce soit par principe d'amour que l'incertitude du salut nous jette dans le troublé, cessons de nous troubler. Abandonnons notre salut à Dieu. Il y pense, et il l'aime plus que nous. Car pourquoi, s'étant fait homme, a-t-il pris le nom de Sauveur? Est-ce en vain qu'il porte ce nom? N'est-ce pas parce qu'il s'est chargé de notre salut.

 
§ D. - L'acceptation hypothétique de l'enfer.

 

Peut-être veut-on bien que l'on rapporte ici ce que l'on a su d'une âme, à laquelle la crainte d'être réprouvée a fait souffrir d'horribles peines. C'était une âme très vertueuse, fidèle à Dieu en toutes choses, et toute remplie de son amour, qu'elle ne s'imaginait pas néanmoins avoir, parce que Jésus-Christ lui cachait, par ses peines mêmes, les grands dons dont il l'enrichissait tous les jours.

Mais, quoiqu'elle fût si digne de Dieu, elle se figurait sans cesse qu'elle ne le verrait jamais, croyant être du nombre de ceux que Dieu a réprouvés, non qu'elle s'abandonnât dans un vrai désespoir, parce que c'était un péché qu'elle ne voulait pas faire. Mais l'espérance en Dieu, qu'elle avait cependant dans le fond de son âme, agissait apparemment si peu en elle que, bien loin de sentir le moindre mouvement qui la portât à espérer en Jésus-Christ, elle n'avait au contraire que des pensées et que des sentiments d'un continuel désespoir, qui la faisait gémir nuit et jour, Elle se regardait déjà comme dans l'enfer, et on ne pense qu'avec frayeur à ce qu'elle souffrait dans cet état si affligeant.

Elle tremblait, elle frémissait, on la voyait pâlir d'horreur, à la vue des tourments de l'enfer, qu'elle croyait être préparé pour elle. Et, lorsqu'elle pensait à la haine que les damnés portent à Dieu, et qu'elle se représentait les blasphèmes exécrables qu'ils vomissent contre lui, cette pensée seule était déjà pour elle un enfer très cruel.

Eh quoi! disait-elle, nuit et jour, à Dieu même, toute pénétrée de sa douleur, O Dieu de toute bonté, de tout amour, vous haïrai-je, et vous blasphémerai-je éternellement ? Vous, ô grand Dieu, qui êtes digne de toute gloire, de tout honneur, de toute bénédiction, de toute louange ! Moi, ô Dieu de miséricorde, qui ai été si souvent comblée de vos dons, quoique j'en use si mal! O Dieu, qui m'avez créée pour vous, serai-je pour toujours séparée

 

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de vous? N'aimer et ne bénir jamais Dieu, le haïr et le blasphémer toujours, ne voir jamais ce Dieu si grand, si parfait, dans lequel seul est tout mon bien, ô enfer! ô enfer ! ô enfer, s'écriait-elle ! Elle ne pouvait se résoudre à des choses, qui lui paraissaient si impies et si criminelles, et qu'elle savait n'être propres qu'aux démons, et sachant néanmoins aussi qu'on n'aime et qu'on ne bénit pas Dieu dans l'enfer, où au contraire on le blasphème et le haït toujours et où on ne le voit jamais, elle tombait dans une tristesse affreuse qui l'accablait. Et la mort lui aurait été moins amère et moins sensible que la douleur qu'elle portait partout, comme un enfer, qui la suivait en quelque lieu qu'elle allât, Ceux qui la conduisaient n'épargnaient ni temps, ni soins, ni charité, pour la consoler dans cette affliction si extrême. On tâchait de réveiller souvent par tous les motifs de la miséricorde infinie de Dieu, et par les grands mérites de Jésus-Christ, son espérance qui paraissait tout assoupie, et même comme morte en elle. On lui mettait souvent devant les yeux les grâces particulières qu'elle avait reçues tant de fois du Sauveur. Et on s'efforçait de lui faire comprendre que Dieu ne les lui aurait pas faites, s'il la voulait damner.

Mais toutes les raisons les plus touchantes ne la touchaient nullement. Et elle demeurait toujours dans la pensée de sa réprobation. Et cette pensée si cruelle lui servait déjà comme d'un démon, pour la tourmenter.

Les moyens ordinaires dont on se sert pour retirer les âmes de semblables peines, étant donc inutiles pour celle-ci, son confesseur en conçut un tout extraordinaire. Je ne crois pas, lui dit-il, que vous soyez damnée ; mais, si Dieu veut que vous le soyez, il faut faire maintenant ce que vous ne ferez point alors : il faut vous y soumettre de bon coeur, et bénir et aimer de toutes vos forces en cette vie celui que vous haïrez et que vous blasphémerez dans l'éternité.

Elle ne reçut ce conseil, si surprenant et si affreux, qu'en tremblant et qu'en soupirant. Et on connut, par l'abondance des larmes qui tombèrent de ses yeux, combien était grande la répugnance de son coeur à suivre un conseil si nouveau et si rude, qui la portait à consentir à sa perte éternelle : ce que nul, qui a la foi et l'amour de Dieu, ne peut faire sans une peine horrible. Elle promit néanmoins de le suivre. Et, pour l'exécuter, elle se retira dans une église, où était exposé le Sacrement adorable de nos autels.

On lui conseillait de consentir à ne voir jamais Dieu dans le

 

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ciel, et elle le cherchait dans son Sacrement, pour avoir au moins le bonheur de posséder pour un peu de temps, par la foi, dans ce mystère, celui qu'elle croyait qu'elle ne verrait point éternellement dans le Paradis.

Mais, grand Dieu, vous savez seul ce qui se (passa) en son coeur, en votre divine présence, lorsqu'elle voulut former l'acte de cette soumission si effroyable qu'on lui avait conseillé. Ses peines se redoublèrent, et elles devinrent incomparablement plus grandes qu'elles n'étaient auparavant. Elle se sentit saisie d'une tristesse qui l'aurait fait mourir, si Dieu ne l'avait soutenue, pour en tirer la gloire qu'il en tira ensuite. La crainte, la frayeur, le désespoir s'emparèrent également de son coeur et de son esprit ; et elle entra dans une sorte d'agonie, qui réduisit son corps dans une langueur véritable. Le feu éternel de l'enfer qu'elle craignait ; la privation de Dieu qu'elle aimait uniquement; la rage, la haine, les blasphèmes, les malédictions des damnés, dont elle avait sans comparaison plus d'horreur que de l'enfer même ;. tout cela se présentait en même temps à son imagination déjà troublée, pour la troubler davantage, et l'accablait d'affliction.

A peine pouvait-elle se posséder, lorsqu'elle sentait qu'étant damnée, elle brûlerait toujours dans les flammes dévorantes, comme les appelle l'Ecriture, sans toutefois en être jamais dévorée; et que, non seulement elle ne verrait jamais Dieu, mais qu'elle le maudirait toujours. Il faut avoir autant d'amour pour Dieu qu'en avait cette âme si sainte, pour comprendre combien une pensée si noire et si sacrilège l'affligeait au dedans encore plus qu'il paraissait au dehors.

Mais nonobstant son extrême douleur et l'effroyable répugnance qu'elle avait à se soumettre à une chose qui l'aurait rendue malheureuse pour toujours, si elle lui était arrivée, après avoir longtemps combattu, elle fit enfin, en cette manière si humble et si touchante, cet acte de soumission à la volonté de Dieu, qu'on lui avait conseillé de faire. Et elle le fit en ce peu de paroles, parce que son abattement et ses soupirs ne lui permettaient point d'en dire davantage : Je me soumets, mon Dieu, à être damnée, si vous le voulez, pour votre gloire. Et, en prononçant ces paroles qui font frémir, lorsqu'on y pense seulement, elle se fit un si grand effort, que s'étant rompue une veine,. elle jeta du sang par la bouche.

Mais, comme si ce sang eût éteint pour elle tout le feu de l'enfer; et comme si cet acte de soumission d'être privée de Dieu, qu'elle venait de faire, l'eût déjà mise au contraire en

 

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possession de Dieu, bien loin d'avoir encore la moindre crainte d'être réprouvée, elle conçut dès lors une si ferme espérance en Dieu qu'elle se tint comme assurée de son salut.

Toutes ses peines se dissipèrent. Sa tristesse fut changée en joie, son désespoir en confiance, ses troubles en paix, et ses craintes en amour d'enfant, qui est toujours comme assuré de posséder l'héritage de son père. Et elle demeura, le reste de sa vie, dans un calme le plus tranquille du monde. Elle attendit ensuite tous les jours en repos l'heure heureuse de voir Dieu. Et Dieu n'avait attendu d'elle que cet abandonnement à ses ordres, pour la délivrer de sa tentation.

On laisse aux plus spirituels à juger si ce conseil est à donner à tout le monde, en de semblables peines. On voudra bien qu'on dise ici ce qu'on en pense. C'est que, si cela jetait une âme dans le découragement et l'empêchait de travailler de toutes ses forces à la vertu, se persuadant, par là, qu'il ne servira de rien qu'elle le fasse, puisque aussi bien elle se soumet à ne jouir jamais de la récompense que Dieu donne à ceux qui ont travaillé pour sa gloire, on ne croit pas pour lors qu'il faille se servir de ce moyen si extraordinaire, pour la retirer de ses peines. Et il est aisé de voir qu'il lui est plus avantageux de souffrir que d'abandonner la vertu.

Mais si, en lui conseillant ce qu'on a dit de l'âme dont on vient de parler, elle n'a ni moins d'amour pour Dieu, ni moins de zèle pour la piété, on ne voit pas d'inconvénient qu'on le fasse. Car, si saint Paul disait qu'il eût désiré de devenir anathème, d'être séparé de Jésus-Christ pour ses frères, pourquoi ne pourrait-on pas, par la dernière mort de soi-même, se soumettre à être privé de Dieu, s'il le fallait pour sa gloire ?

On ne voudrait pas néanmoins non plus donner ce conseil, lorsque les peines qu'on peut avoir par la crainte d'être réprouvé ne sont qu'ordinaires, c'est-à-dire telles que sont celles que souffrent ordinairement presque toutes les âmes qui ont quelque vue de l'éternité.

On ne conseillerait d'user de ce remède extraordinaire, que lorsque le mal est extraordinaire aussi, c'est-à-dire quand les peines sont si violentes, que nul des motifs communs qu'on donne aux âmes, pour les en retirer, ne font aucun effet sur elles. Dans ces sortes d'occasions, qui sont rares, les directeurs en oseront selon leur prudence, et selon la connaissance particulière qu'ils ont des âmes qu'ils conduisent.

Mais, quoiqu'il en soit, on voit, par là, que rien n'est plus capable

 

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de faire cesser nos peines que de nous soumettre à la volonté de Dieu, dans tous nos maux, soit du corps, soit de l'âme, laissant à la divine Providence à nous en délivrer, quand il lui plaira de le faire.

Peut-être n'avons-nous point assez de vertu pour nous abandonner à ses ordres, s'il nous voulait priver du ciel. Mais au moins, disons-lui, de coeur et de bouche, ce que lui ont dit tant de saints dans leurs afflictions : Seigneur, brûlez-moi en ce monde, mettez-moi en pièces durant cette vie, ne m'épargnez pas maintenant, afin que vous me pardonniez dans l'éternité. Et ne serons-nous pas encore trop heureux, si les maux que nous souffrons ici-bas nous délivrent de ceux que nous méritons de souffrir après la mort?

 
IX. - LES THOMASSIN ET LA PROVENCE

 

Je n'ai pu faire état, dans le tome VII, des précieux renseignements qu'a bien voulu me communiquer sur les Thomassin, le savant conservateur de la bibliothèque Méjanes, mon cher ami Edouard Aude. Non, paraît-il, les Thomassin ne nous viennent pas de Bourgogne., « Jean-André Thomassin, marchand d'Aix, fut anobli par Lettres patentes du roi René », en 1478. L'arrière-petit-fils de celui-ci, « Jean-André Thomassin... acquit la terre d'Ainac et un office de Conseiller au Parlement d'Aix, l'an 1569. Cet André Thomassin mourut l'an 1592. On lui fit de magnifiques funérailles : plusieurs flambeaux furent portés par des pauvres avec l'écusson de ses armes, d'or au sautoir d'argent ou croix de saint André, qui sont les armes parlantes d'André, nom patronymique des Thomassin. Ils ont ensuite quitté le nom d'André et les armes. » Ainsi, Barcilon de Mauvans, dans sa « Critique (manuscrite) du nobiliaire de Provence » Le même Barcilon veut aussi qu « Honoré-André Thomassin, fils de Jean, Jean l'anobli », ait été « taxé comme nouveau chrétien de race judaïque au rôle d'Aix, en exécution de la déclaration du roi Louis XII de l'an 1512, à la poursuite du Premier Président Gervais de Baumond ». Néanmoins, m'écrit E. Aude « au cours de ses fouilles dans les archives notariales aixoises, M. J. de La Calade a retrouvé ce personnage (Jean André, l'annobli) ; marchand (de draps probablement). Mais, nulle part dans les actes, il n'est qualifié de juif, ce qui tendrait à infirmer l'opinion de Barcilon, que les Thomassin étaient des juifs qui furent convertis sous Louis XII. »

 

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« Louis de Thomassin (le nôtre) est né le 28 août 1619 dans la maison qu'habite actuellement l'archevêque d'Aix ; maison qui fait le coin à gauche en sortant de la rue Loubet pour aller dans la rue du Séminaire. Son père, Joseph de Thomassin était seigneur de Taillas et du Loubet. »

 
X. - LA VIE MYSTIQUE ET LE DOYEN DE SAINT-PAUL

 

Voici quelques textes que j'emprunte à un ouvrage récent de M. W. R. Inge, Doyen of Saint Paul - Personal religion and the life of devotion, Longmans, 1924 - et qui m'ont vivement intéressé. Comme l'on sait, M. Inge est une des autorités les plus considérables d'aujourd'hui en matière de mysticisme. (Ses Bampton Lectures, ses deux volumes sur Plotin, etc.). On n'ignore pas non plus qu'il pousse l'antiromanisme jusqu'à la frénésie. On n'est pas, d'ailleurs, moins attique, plus réfractaire à l'exquise tradition des scholars anglais. Je doute fort qu'il ait en belle place, dans sa deanery, le portrait de son prédécesseur, Dean Church, ce modèle incomparable de l'humaniste chrétien. Profondément religieux néanmoins, humain jusqu'à la tendresse, et qui n'a pas craint de nous révéler- comme dit ici l'évêque de Londres - a le secret de sa propre vie intérieure », dans ce petit livre écrit « in memoriam filiolæ dilectissimæ ». A qui veut scruter les profondeurs déconcertantes de l'âme anglaise, je conseillerais de lire parallèlement les Outspoken essays du sombre Dean, et ce petit livre dévot, sans omettre dans celui-ci, le poème latin du début :

 

Filia, non ullos obliviscenda per annos...

Illa meum complexa caput, a Pater optime, dixit

« Scisne, pater, quantum te tua filia amet ».

 
§ A. - Panmysticisme.

 

The mystical sense is so far from being a rare endowment, or an abnormality, which we may hesitate whether we should class as pathological, that it is, in one or other of its forma, almost universal. Philosophera and contemplatives alike start with the state of consciousness which arises in prayer, in communion with nature, and in love. This state of consciousness is given tous ; it is a fact of experience. It h a sacred and mysterious faculty of our nature, which does not carry with it an explanation of itself, and which

 

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is evidently capable of being strengthened by cultivation, like any other faculty. To this quest some of the acutest minds and some of the noblest characters have devoted themselves.

 
§ B. - La surface et la cime de l'âme : « Animus et Anima ».

 

The mystic quest begins in every case with an inward call felt in a moment of vision (1). It produces a sense of dissatisfaction with ordinary experience, with these superficial aspects of life with which we are usually content (2). It awakens a great desire and longing to get nearer to the heart of things, and a hope that in doing so we may be rid of some of the discord and limitation and evil with which we are surrounded in this world, and which not only surround us, but infect us, clogging and hampering our freedom and blinding the eyes of the soul. The discord within is even more painful than the discord without ; and we remember that, at the moment of vision, we seemed to have somehow escaped from it. We escaped from it - so it seems to us when we reflect upon what we then felt by escaping from ourselves. We did not feel as if our ordinary self was in communication with the Divine Spirit, but rather as if the Divine Spirit had for the time transformed our personality, raising it to a higher state in which it could breathe a purer air than that of earth, and see something of the invisible (3). All forms of the mystical experience give the same impression of self transcendance : whether we pray, or yield ourselves to the « something more deeply interfused», in the life of nature, or enter into that perfect sympathy with another person, when the two are « no more twain but one », there is the same assurance that the partition-walls of individuality have broken clown, and yet that at such moments we are more truly alive and more fully ourselves than ever be fore.

 

 

(1) Bien que manifestement M. Inge prenne ici « vision » au sens large, je crois qu'en parlant ainsi, il tend, plus ou moins à faire l'expérience mystique beaucoup plus extraordinaire qu'elle ne l'est en effet.

(2) Ici encore, pour ma part, je m'exprimerais autrement. Cette « dissatisfaction » n'est pas le résultat de l'expérience mystique, elle est cette expérience elle-même, ou, mieux encore, l'envers négatif de cette expérience.

(3) Distinction capitale, et qui prouverait, à elle seule, que la philosophie du mysticisme n'a rien de commun avec le panthéisme ; mais, distinction, que le dogme de la grâce sanctifiante rend tout ensemble plus solide et plus limpide. C'est pour n'avoir pas fait état de ce dogme que M. Inge tend à donner à la vie mystique un caractère d'expérience sensible qu'elle n'a pas nécessairement.

 

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Thus the subject of this experience, when he reflects on what he has seen and felt on the holy mount, is driven TO DISTINGUISH A LOWER FROM A HIGHER SELF, and to connect the disquietude of his inner life with the lower self... Hence the severity of the purgative stage of the mystic's discipline : the wishes to break the bonds which confine him to the lower life (1).

 
§ C. - L'extase et les à-côté sensationnels de la vie mystique.

 

In the best mystical writers, (the mystical trance) occupies less space than is usually supposed. In Neoplatonism it is, as it were, superimposed on a system which in the main is logical and rationalistic (2). It was, for thinkers of this school, an exceedingly rare experience... In the mysticism of the cloister, it fills a larger space and is regarded rather differently. « Mystical theology » came to be closely connected with strange stories of supernatural visitations... The official mystical literature of the Roman Catholic Church is net very edifying reading. It is true that the best guides instruct their consultants not to overvalue these experiences, and even tell them that they are frequently sent to encourage a beginner in the spiritual ascent (3).

 
§ D. - Sur le « mysticisme passionnel ».

 

The mystical temperament has a strong tendency to organic enjoyment (4). So, quite unconsciously, the mystical experience has in

 

(1) Ainsi toute vie mystique exige de soi l'effort ascétique. Inge montre fort bien que la vie mystique exige l'ascèse.

(2) C'est précisément par ce rationalisme foncier que Plotin se distingue des mystiques chrétiens.

(3) Ce que dit ici M. Inge de la place excessive faite chez nous à ces phénomènes extraordinaires est vrai, mais il aurait dû remarquer aussi que notre théologie mystique plus elle progresse, plus elle incline à réduire le prix de ces phénomènes, et surtout à ne pas les faire entrer dans la définition de la mystique. Tout le présent volume, à lui seul, montrerait assez que cette évolution ne date pas d'hier, et qu'elle ne nous pas été imposée par les psychologues contemporains.

(4) Malgré quelques concessions que je ne ferais pas, on voit que M. Inge n'a pas été converti par M. le baron Seillière à la philosophie qui identifie mysticisme et luxure. Nos maîtres nous permettent d'être beaucoup plus affirmatifs. J'ai dit et redit à quel point ils se défient tous des « consolations sensibles ». C'est qu'aussi bien leur philosophie dissipe d'elle-même toute confusion sur ce point. La cime de l'âme est hermétiquement fermée à tout le sensible. La remarque de M. Inge sur cet élément de « awe », qui atténue dans l'expérience religieuse ce que l'élément de tendresse pourrait avoir de trop vif, est déjà très importante; mais il faut aller plus loin, l'âme profonde n'étant pas susceptible de « awe », au sens propre de ce mot.

 

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some cases been perverted into an obscure foret of erotomania... Christian mysticim, however, has been almost wolly free from the really impure perversions wich are frequent in the mystical literature of Asia. The typical mystical emotion is a compound of awe and tenderness, and the element of awe has protected the Christian visionaries, whose eroticism when present, has been unconscious, and though doubtless unwholesome, has been restrained and subordinate.

 
§ E. - L'ignoratio elenchi de la prétendue « Psychologie religieuse » (1).

 

Though the psychological study of mystical phenomena has thrown much light on the physical and psychical concomitants of mystical states, I do not think that it has been altogether an advantage for the understanding of mysticism. The numerous books, chiefly French and American, which have investigated mysticim from this side, have failed completely to enter into the mind of the mystic himself. For psychology is the science which studies states of consciousness as such. But the mystic tares nothing about his states of consciousness (2)... It is impossible to enter into his state of mind by compiling statistics and issuing questionnaires. The psychologist also tends to give too much attention to the abnormal and unhealthy; he often treats mysticism as a type of mental aberration, instead of, as it is, an outgrowth, sometimes an overgrowth, of a faculty which is extremely common and perfectly wholesome (3).

 

(1) Ceci encore me paraît capital, et je l'ai répété mille fois, à ma manière, tout le long du présent volume.

(2) Ceci n'est vrai que des très hauts mystiques. Les chétifs, au contraire, ne sont que trop portés à étudier, à grossir et dramatiser leurs états de conscience ; il est plus simple et plus décisif de dire, comme nous l'avons fait, que la grâce sanctifiante, fondement de toute vie mystique, échappe d'elle-même à la conscience.

(3) Personal religion and the life of devotion, London, 1924,  I. The Hill of the Lord. Comme nous, M. Inge regrette que le mot « expérience religieuse » soit aujourd'hui à la mode. « It is quite possible, dit-il, that the decay of authority in religion has driven most people to vay more regard to the testimony of the inner light, and that, in consequence, the proportion of those whose faith rests on what it has become the fashion to call religious experience is greater now than at other times » (p. 26).

 fin tome 8.
 
 

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